Lu Xun 魯迅
II. Les nouvelles 作品介绍
par
Brigitte Duzan, 31 janvier 2012
Les nouvelles occupent une place privilégiées dans l’œuvre de Lu
Xun, il est donc juste de leur consacrer aussi une page à part
dans la présentation de cet auteur et de son œuvre.
Il en a publié
deux recueils, parus en 1923 et 1926 - « L’appel aux armes »
(《呐喊》) et
« Errances »
(《彷徨》) – auxquels il faut ajouter le recueil
« Contes anciens à notre manière »
(《故事新编》), publié en 1935.
1.
« L’appel aux armes » (《呐喊》)
Parmi les
quatorze nouvelles de ce premier recueil figurent les
plus connues, les plus traduites et les plus commentées
de Lu Xun, surtout les deux premières, datées de 1918 et
1919, qui marquent les débuts de la littérature en
baihua - « Le journal d’un fou » (《狂人日记》)
et
« Kong
Yiji » (《孔乙己》)
– mais aussi « La véritable histoire d’AQ » (《阿Q正传》),
datée de 1921, qui a en outre donné lieu à une
remarquable
adaptation cinématographique
en 1982.
Ce recueil est
précédé d’une préface célèbre, généralement connue comme
‘la
préface de « L’appel aux armes »’
(《呐喊》自序),
où Lu
Xun expose les raisons qui l’ont poussé à écrire, et son
choix de la littérature comme arme de combat, d’où le
titre. |
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L’appel aux armes (Nahan) |
1918 Le journal d’un fou (《狂人日记》)
1919 Kong Yiji (《孔乙己》)
1919
Le remède (《药》)
1920 Demain (《明天》)
1920 Un
incident (《一件小事》)
1920 Histoire
de cheveux (《头发的
故事》)
1920 Tempête
dans un tasse de
thé (《风波》)
1921 Mon
village (《故乡》)
1921 La
véritable histoire d’AQ
(《阿Q正传》)
1922 Le fête du
solstice d’été
(《端午节》)
1922 La lumière
blanche (《白光》)
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Le remède |
1922 Lapins et chats (《兔和猫》)
1922 La comédie des canards (《鸭的喜剧》)
1922 L’opéra de village (《社戏》)
2.
« Errances » (《彷徨》)
Ce second
recueil comporte onze nouvelles qui
couvrent la période allant de
février 1924 à novembre 1925. Elles ont pour thème
les 'errances’, intellectuelles et politiques des
intellectuels chinois des années 1920, une fois retombés
l’enthousiasme et l’élan de 1919. Anciens lettrés dont
la suppression des examens impériaux a faits des petits
fonctionnaires, déçus dans leurs rêves de révolution aux
lendemains du 4 mai, ils vivent tiraillés entre leurs
souvenirs d'un passé rural familier mais qui n’offrait
guère d’avenir, et une modernité urbaine, incertaine et
illusoire, qui ne semble pas plus leur offrir de place.
Le titre,
彷徨
pánghuáng,
signifie errer en hésitant entre plusieurs voies,
plusieurs directions possibles. De même que celui du
précédent recueil était expliqué par la préface, ce
titre-ci est éclairé par le poème qui figure en
exergue : un épigraphe du grand poète Qu Yuan (屈原),
loyal serviteur du roi de Chu, mais banni du royaume
après avoir été calomnié, mort en 278 avant JC en se
|
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Errances (Panghuang) |
jetant dans la rivière
Miluo par désespoir, en laissant toute une collection de poèmes
où il chante son inquiétude quant au sort de sa patrie menacée
par les menées hégémoniques de l’Etat de Qin.
Qu Yuan |
|
Il s’agit d’un
extrait du poème le plus célèbre de Qu Yuan, le Lisao
(《离骚》),
dont les traductions varient, de « A la rencontre du
chagrin » selon Sima Qian, à « S’éloigner de la
tristesse » selon des commentateurs plus récents. Il est
question d’un poète-magicien qui voyage triomphalement
sur un char à travers les airs, dans une quête quasi
mystique ; mais, « le soleil amorce déjà son déclin »,
et le poète finit dans le désespoir dans l’univers des
humains, loin du monde magique où il a volé un instant,
mais qui n’a finalement été qu’une illusion.
Lu Xun place
donc son recueil sous le signe de la |
désillusion, celle du poète de Chu et de sa quête inaboutie d’un
bon souverain, posée en regard de la quête tout aussi illusoire
des poètes de la Chine des années 1920. En même temps, Lu Xun se
compare implicitement au poète de Chu qui a su transformer son
désespoir en œuvre poétique laissée à la postérité.
Les onze
nouvelles :
1924 Vœux de bonheur, ou Le sacrifice du Nouvel
An (《祝福》)
1924
Dans une taverne (《在酒楼上》)
1924
Un
ménage heureux (《幸福的家庭》)
1924 Le savon (《肥皂》)
1925 La lampe éternelle (《长明灯》)
1925 L’exposition à la foule (《示众》)
1925 Maître Gao (《高老夫子》)
1925 Le solitaire (《孤独者》)
1925 Regrets (《伤逝》)
1925 Les deux frères (《弟兄》)
1925 Le divorce (《离婚》).
La nouvelle qui ouvre le recueil,
« Le sacrifice du Nouvel An » (《祝福》),
ou « Vœux
de bonheur » selon la traduction de Sebastian Veg,
est le complément
explicatif du titre et du poème. De même que, dans le recueil
précédent, Lu Xun a expliqué dans une préface ses motivations et
ses objectifs, il suggère dans cette première nouvelle la teneur
de son propos et annonce les thèmes qui vont être ceux des
nouvelles qui suivent. Il est donc intéressant d’analyser
celle-ci pour mieux les comprendre.
A/ « Le
sacrifice du Nouvel An » (《祝福》) :
analyse
La
nouvelle a été achevée le 7 février 1924, et publiée
pour la première fois le 25 mars 1924 à Shanghai dans la
revue Orient (东方杂志).
Elle est
constituée de trois séquences relatant trois épisodes de
la vie d’une femme au sort tragique, la belle-sœur
Xianglin (祥林嫂)
:
mariée toute jeune à un garçon de dix ans son cadet,
elle tente d’échapper aux griffes de sa belle-mère après
la mort de celui-ci en se faisant embaucher chez les
Lu ; mais elle est enlevée par des sbires de la
belle-mère et vendue pour un deuxième mariage ; ce sont
de brefs moments de bonheur, bientôt interrompus par la
mort de ce second mari, puis celle du fils qu’elle en a
eu ; chassée par son beau-frère, elle tente de revenir
chez les Lu, mais, rejetée par la famille et l’ensemble
du village, exclue des cérémonies du Nouvel |
|
Zhufu, la nouvelle |
An, elle se
suicide
– ou du moins elle ‘meurt’, selon le terme ambigu utilisé par Lu
Xun, ce qui laisse entendre de manière implicite qu’elle s’est
peut-être donné la mort, mais que c’est la société qui, en lui
enlevant tout espoir de vie décente, l’a poussée à ce geste.
On
a fait de cette nouvelle « un texte canonique de l’engagement
social de Lu Xun », selon les termes de Sebastian Veg, en en
retenant uniquement la dénonciation des tares de "l’ancienne
société". Mais cet aspect de critique sociale ne correspond qu’à
l’une des significations du texte. Egalement importante à
analyser est sa structure narrative qui apporte un complément
critique.
Critique sociale
Les éléments de critique sociale recouvrent trois thèmes
essentiels.
1. Critique du
confucianisme
Le confucianisme est dénoncé dans ses travers les plus
conservateurs et hypocrites à travers le personnage du Quatrième
oncle Lu (鲁四老爷),
présenté dès les premières lignes de la nouvelle. Il est décrit
d’entrée comme un lettré de la vieille école (讲理学的老监生) :
lettré du Collège impérial (国子监
guózǐjiàn)
et adepte du néo-confucianisme (理学
lǐxué),
doctrine développée par Zhu Xi sous les Song du Sud, et devenue
doctrine officielle de la Chine impériale jusqu’en 1905.
Il est évidemment hostile à toutes les réformes, et en
particulier à celles de Kang Youwei (康有为),
détail ironique : initiateur du programme de réforme dite « des
Cent jours » (戊戌变法)
en
juin/septembre 1898,
Kang Youwei fut
en effet, pendant un temps, un symbole de la volonté de réformer
le confucianisme de l’intérieur, et donc la bête noire des
lettrés conservateurs comme l’oncle Lu ; mais Lu Xun se moque,
l’oncle Lu, dit-il, « en était encore à injurier Kang Youwei » -
les idées de celui-ci étaient en effet dépassées au moment où il
écrit : on n’en était plus à vouloir réformer un pays où toutes
les réformes avaient échoué.
Le Quatrième oncle Lu n’est cependant qu’un disciple de façade
de Zhu Xi ; loin de lui l’idéal humaniste du confucianisme, il
est en fait un défenseur des superstitions, en particulier
celles qui concernent les veuves : il ne veut pas embaucher la
belle-sœur Xianglin car elle pourrait porter malheur à la
famille. Par la suite, il est largement responsable de sa mort,
mais n’en ressent aucune compassion ni émotion : la seule chose
qui l’inquiète est que cette mort puisse venir troubler la fête
du Nouvel An, et surtout perturber les sacrifices rituels qu’il
faut offrir à cette occasion.
2. Place des femmes
dans la société rurale
Cette nouvelle est en particulier une dénonciation du statut des
femmes pauvres dans la société chinoise traditionnelle, et
surtout à la campagne. Dans un essai
sur les
subtilités du langage, Lu Xun a montré que la signification des
noms propres féminins en chinois révèle combien la femme
chinoise reste de son temps encore, même dans les esprits les
plus progressistes, liée à tout un imaginaire culturel l’associant
à la neige, à la soie et autres images poétiques la ravalant à
un statut de soumission.
La
belle-sœur Xianglin de la nouvelle en est un excellent exemple :
elle continue de porter le nom de « belle-sœur » (嫂
sǎo)
précédé non de son
prénom mais du nom de son défunt mari (祥林
xiánglín).
Cette appellation qui lui colle à la peau témoigne de la tutelle
à laquelle elle continue d’être soumise : mariée une première
fois à un jeune garçon plus jeune qu’elle de dix ans, elle reste
après sa mort sous la tutelle de sa belle-mère. Alors qu’elle
s’est enfuie et a réussi à se faire embaucher dans la famille
Lu, elle est enlevée par des hommes de main de sa belle-mère qui
empoche au passage les gages qu’elle a gagnés chez les Lu.
Elle est ensuite revendue un bon prix à un second mari, second
mariage totalement contraire aux règles qui sème l’effarement
aussi bien chez les confucéens que chez les bouddhistes. Mais ce
nouveau mari
avait perdu sa
mère, lui évitant une autre tutelle ; elle peut couler quelques
jours heureux. Lorsqu’il meurt, elle est d’abord protégée par
son statut de mère, mais, quand son fils meurt à son tour, elle
tombe sous la tutelle du frère de son second mari qui vient
récupérer la maison pour la famille et la chasse. Elle est
désormais un véritable paria.
Elle est en outre toute sa vie victime d’un véritable ostracisme
fondé sur les superstitions liées aux veuves, et pire, aux
veuves remariées. Veuve, elle porte malheur, remariée, elle est
impure, et risque de porter malheur lors des cérémonies
d’offrandes du Nouvel An. La compassion initiale suscitée par
son histoire lamentable cède vite le pas à la suspicion, à la
peur et au rejet.
Au-delà de cette dénonciation d’une mentalité rétrograde
inhumaine, Lu Xun égratigne au passage les pratiques mercantiles
qui y sont liées, la femme étant dépeinte comme source de
revenus appréciables : la « vente » de la belle-sœur Xianglin
permet à sa belle-mère de payer le mariage de son autre fils.
Ayant une valeur marchande, il n’est pas question que la femme
revendique son indépendance.
3. Dénonciation de la
société traditionnelle
a) Dénonciation des
superstitions liées au taoïsme populaire
A
travers les festivités du Nouvel An, Lu Xun évoque tout un
folklore très coloré qui est plus particulièrement celui des
villages de la bande côtière au sud du Yangzi. Ces fêtes
débutaient par le départ du dieu du foyer qui allait faire au
Ciel son rapport de fin d’année ; pour éviter qu’il raconte des
horreurs, on collait des sucreries sur la bouche de la statue.
Quant au titre,
《祝福》zhùfú,
il renvoie
en fait à une expression dialectale, transcrite en mandarin, de
la région de Shaoxing, région natale de Lu Xun, qui désigne les
« sacrifices du Nouvel An ». Mais il signifie littéralement
« souhaiter bonne chance », d’où la traduction de Sebastian
Veg (Vœux de bonheur) qui renvoie au paragraphe ironique de Lu
Xun à la fin de la nouvelle : étourdis par les pétards de la
fête, les dieux s’apprêtent à exaucer les vœux des villageois et
leur apporter le bonheur.
La
belle-sœur Xianglin apparaît bien comme la victime expiatoire
offerte en sacrifice à cette occasion. Bien qu’elle ait dépensé
toutes ses économies pour acheter un seuil tout neuf au temple
du village afin de racheter ses péchés, elle reste interdite de
rituel et exclue des « vœux de bonheur ». Il ne lui reste plus
qu’à se donner la mort puisqu’elle n’a plus sa place dans le
village, ni dans la société rurale au sens large, puisque
celle-ci ne s’entend pas hors des rituels qui scandent l’année.
b) Satire des
mentalités
Les déboires de la belle-sœur Xianglin sont un objet de
curiosité et de commérages. Les femmes du village se relaient
pour lui faire raconter et répéter sans fin les circonstances de
la mort de son fils ; fascinées par sa souffrance, elles en
pleurent, avec une sorte de délectation. Il s’agit là d’un thème
récurrent chez Lu Xun : le plaisir ressenti par une foule
assemblée, contemplant les souffrances d’un personnage soumis à
des sévices dont il ne comprend rien. Mais cette curiosité
initiale cède vite la place à l’ennui et au rejet.
Lorsqu’elle tente de se fracasser la tête sur le coin de la
table pour échapper à son second mariage, celui-ci apparaît
ainsi comme un véritable viol, sanglant comme il se doit ; mais
elle s’en sort juste avec une cicatrice sur le front : celle-ci
devient aussitôt l’objet d’une nouvelle curiosité malsaine et de
nouveaux cancans, comme marque tangible de ce viol symbolique et
de l’acte sexuel implicite dans son mariage.
Même la mère Liu (柳妈),
bouddhiste dévote, fait preuve à son égard d’une compassion très
limitée. Lu Xun la décrit en une phrase ironique : « La mère Liu
était la piété incarnée, elle ne mangeait pas de viande et ne
tuait pas d’êtres vivants » (“柳妈是个善女人,吃素,不杀生的”),
c’est-à-dire qu’elle respectait les prescriptions à la lettre,
mais, suggère l’auteur, superficiellement.
Elle apporte, il est vrai, un certain réconfort moral à la
belle-sœur Xianglin, et c’est la seule. Mais elle est aussi
adepte de ragots salaces, et ne manque pas de multiplier les
commentaires allusifs aux plaisirs que la belle-sœur a
certainement trouvés dans son second mariage, plaisirs qui ne
peuvent qu’aggraver le péché commis en se remariant. C’est elle
aussi qui explique à la malheureuse belle-sœur qui va en rester
traumatisée que, comme elle a deux maris, au jour du jugement
dernier, elle va devoir être coupée en deux pour donner une
moitié à chacun.
Critique du
non-engagement
Par le biais d’une structure narrative originale, Lu Xun a en
outre introduit dans sa nouvelle un narrateur qui apparaît comme
son alter ego et son porte parole, et qui introduit un autre
élément de critique.
Lu
Xun a en effet encadré les trois séquences narratives concernant
les malheurs de la belle-sœur Xianglin dans un récit à la
première personne qui introduit la nouvelle et la conclut. Il
s’agit d’une construction typique de récit dans le récit qui
apporte une valeur d’authenticité à l’histoire contée, par le
biais d’un témoignage donné comme personnel. Mais cette
structure classique est ici biaisée par le rôle donné au
narrateur lui-même dans l’histoire.
Introduction à la 1ère
personne
Après trois lignes introductives décrivant l’atmosphère festive
d’une veille de Nouvel An, Lu Xun passe tout de suite à la
première personne : « C’est justement le soir de cette fête que
je suis retourné dans mon village natal de Lu. » (我是正在这一夜回到我的故乡鲁镇的。).
Le
narrateur est d’autant mieux assimilé à l’auteur que le
caractère Lu du village est celui du pseudonyme que Lu Xun
s’était choisi parce qu’il était le nom de famille de sa mère.
Lu Xun donne donc dès l’abord un fort caractère autobiographique
à sa nouvelle. La satire qu’elle comporte est donc aussi
annoncée implicitement comme venant de lui.
Rôle du narrateur
Qui plus est, ce n’est pas un narrateur passif, il a eu sa part
dans l’histoire, qu’il raconte avec un certain sentiment de
culpabilité en évoquant sa rencontre avec la belle-sœur
Xianglin, alors que celle-ci, revenue chez les Lu après avoir
perdu son fils, est exclue de la préparation des festivités. En
le voyant, elle lui avait demandé : « une fois que quelqu’un est
mort, reste-t-il encore vraiment une âme ? » (“一个人死了之后,究竟有没有魂灵的?”).
Question embarrassante, à laquelle le narrateur répond alors en
bafouillant, en lui donnant la réponse qu’il pense qu’elle
attend : « Oui, sans doute, -- je pense… » (“也许有罢,——我想。”).
Mais elle continue : « Alors, il y a aussi un enfer ? », et, sur
une réponse tout aussi évasive, mais toujours positive :
« Alors, les défunts d’une même famille peuvent se revoir après
la mort ? » (“那么,死掉的一家的人,都能见面的?”).
A
ce point, le narrateur, affolé, fait marche arrière et revient
sur ce qu’il a dit : « Eh bien, … en fait, je ne suis pas sûr… .
à dire vrai, je ne sais pas non plus précisément s’il y a une
âme ou non. »
(“那是,……实在,我说不清……。其实,究竟有没有魂灵,我也说不清。”).
Sur quoi il s’esquive en se félicitant d’avoir éludé la
question. Mais, le soir, en apprenant le décès de la femme, il a
un sursaut et réalise qu’il a peut-être une part de
responsabilité dans cette mort.
Conclusion
Après le récit des événements ayant conduit à la mort de la
belle-sœur Xianglin, le narrateur reprend la parole pour
quelques mots conclusifs : toute son anxiété est finalement
balayée, les pétards de la fête lui ont vite fait oublier tout
sentiment de culpabilité, et la fête efface le souvenir même de
la morte.
Mais il reste l’accusation implicite contre les intellectuels
qui refusent de s’engager, accusation qui renvoie à la célèbre
question posée sous forme de parabole dans la
préface de « L’appel aux armes » (《呐喊》自序) :
faut-il réveiller les souffrances des esprits endormis par la
tradition ?
« Imaginons une
maison en fer, sans fenêtre et quasiment indestructible ; à
l’intérieur, il y a un grand nombre de gens profondément
endormis qui vont mourir asphyxiés dans peu de temps, mais ils
vont mourir dans leur sommeil, donc sans ressentir aucune
douleur. Maintenant si tu lances un grand cri et réveilles en
sursaut quelques uns d’entre eux, ceux qui ont le sommeil le
plus léger, les précipitant ainsi dans les souffrances de
l’agonie sans pouvoir les sauver d’une mort inéluctable, tu
penses vraiment que tu leur auras rendu service ? »
A
l’époque, l’auteur avait répondu :
« S’il y en a quelques
uns de réveillés, on ne pourra pas dire qu’il n’y a aucun espoir
de détruire la maison de fer. »
Dans « Le sacrifice du Nouvel An », le narrateur refuse de
pousser le cri, mais, en croyant ménager la belle-sœur Xianglin,
il l’a au contraire achevée. Il n’est donc finalement pas mieux
que le Quatrième oncle qui, par son attitude superstitieuse et
impitoyable, a directement entraîné sa mort. Il y a là une mise
en garde contre le confort intellectuel du non-engagement.
« Le sacrifice du Nouvel An » va bien au-delà de la seule
critique sociale. Le propos de Lu Xun est plus subtil, il faut
se le rappeler en lisant la suite des nouvelles du recueil.
B/ Les autres nouvelles : thèmes croisés
L’ensemble des
nouvelles forme ensuite une structure complexe de thèmes qui se
répondent, thèmes négatifs qui semblent s’additionner pour
conclure sur un constat amer de voie sans issue. La nécessité
du « cri » pour éveiller la conscience nationale se fait
questionnement, et la possibilité d’un changement social semble
reculer au fur et à mesure que l’on progresse dans le recueil.
Les deux premières
nouvelles sont racontées par un narrateur, alter ego de Lu
Xun, qui, revenu dans son village, y observe le poids sclérosant
des traditions. Le thème est cependant repris sur un mode
élégiaque dans la seconde, « Dans une taverne » (《在酒楼上》),
construite sur l’opposition Nord/Sud, comme opposition
modernité/retour à l’enfance. En ce sens, cette nouvelle renvoie
aussi aux souvenirs nostalgiques évoqués dans
la nouvelle du
précédent recueil « Mon village » (《故乡》).
Mais elle souligne ici
la position ambiguë du narrateur vis-à-vis de ce passé embaumé
dans le souvenir : il revient en fait pour changer de place la
tombe de son frère, pour rassurer sa mère et respecter la
tradition, mais il est devenu un étranger en ces lieux, condamné
à « l’errance » puisqu’il n’est pas plus chez lui dans ce Sud
dans le Nord. Le symbolisme de la situation affleure : il est
comme ces intellectuels qui veulent vendre ‘les meubles’ de la
tradition, mais ne savent pas par quoi la remplacer.
Finalement, rien n’a
changé, son ami Lü Wenfu, de son côté, a abandonné
l’enseignement moderne pour revenir à celui des classiques, et,
quand le narrateur repart, sa mission accomplie, c’est en
laissant derrière lui le village enseveli sous la neige.
La quatrième
nouvelle, « Le savon » (《肥皂》),
est un questionnement sur l’apport de la modernité importée de
l’étranger, thème repris dans la septième, « Maître Gao »
(《高老夫子》).
Comme Lü Wenfu, Ming le quatrième, dans « Le savon », en est
revenu à la tradition, fustigeant la « nouvelle culture » et la
réforme de l’enseignement, mais victime, en fait, d’une époque
qu’il ne comprend pas. « Maître Gao », lui, est un poseur
hypocrite qui se promène vêtu à l’occidentale, mais n’est en
réalité qu’un opportuniste prêt à retourner sa veste à la
première difficulté. La modernité ne semble plus être l’apanage
que de ces marionnettes sans principes ; elle est dans une
impasse.
Ce qui amène Lu Xun a
poser le problème fondamental, celui des intellectuels sur
lesquels repose l’espoir du changement. Il le fait dans deux
nouvelles qui se répondent également : la troisième, « Un
ménage heureux » (《幸福的家庭》),
et la neuvième, « Regrets
du passé » (《伤逝》).
« Un ménage heureux » est une satire sur le mode ironique des
intellectuels de salon et des écrivains cultivant l’art pour
l’art, en l’occurrence un jeune poseur qui n’arrive pas à
écrire, ce qui souligne l’inanité du personnage.
La nouvelle est traitée
comme un monologue intérieur, ce qui la rapproche, sur le plan
stylistique aussi, de « Regrets du passé », qui est cependant
beaucoup plus dévastatrice : elle dépeint un intellectuel dont
la faiblesse n’a d’égal que sa prétention et son égoïsme et
s’avère un danger aussi bien pour lui que pour les autres.
Ce thème de
l’intellectuel traître à la cause de la modernisation ou
incapable d’y faire face se retrouve développé dans la
nouvelle centrale du recueil, « Le solitaire » (《孤独者》),
le thème de la solitude étant commun à pratiquement toutes ces
nouvelles. C’est le récit d’une vie, celui d’un intellectuel
moderne qui a fini par se mettre au service d’un seigneur de
guerre. Mais ce n’est pas une dénonciation : la solitude du
personnage est un repliement individualiste pour tenter
d’échapper à
l’hypocrisie et au
conformisme. Les intellectuels des années 1920 en retournent
ainsi, selon Lu Xun, à la position de repli des lettrés
d’antan : non point une position de combat, contre les
traditions ou pour
l’avenir, mais la
recherche d’une attitude de repli éthique comme mode de survie.
Les autres nouvelles
développent ces mêmes thèmes avec des variations. Dans la courte
dernière nouvelle, enfin, le recueil se clôt en un retour comme
cyclique au thème rural des deux premiers textes, mais, cette
fois, toute modernité est exclue, de même qu’il n’y a rien à
attendre des intellectuels modernes, le village continue
arc-bouté sur ses traditions, que tout le monde s’emploie à
perpétuer car c’est le seul élément sûr dans un monde incertain.
On a l’impression de
voir, de 1924 à 1926, Lu Xun évoluer vers une désillusion de
plus en plus grande. Nul étonnement qu’il se soit ensuite plongé
dans l’étude des contes anciens, comme une sorte
d’échappatoire au
désespoir.
Traductions en
français :
Premier recueil :
Cris, traduction
et postface de Sebastian Veg, éditions Rue d’Ulm, mai 2010.
Deuxième recueil :
Errances, suivi de « Les chemins divergents de la littérature
et du pouvoir politique » (conférence prononcée à l’université
Jin’an de Shanghai, le 21 décembre 1927). traduction, annotation
et postface (« Errance et chemins de
traverse ») de Sebastian Veg, éditions Rue d’Ulm, 2004
Traduction de
référence en anglais :
Selected Stories of Lu Hsun, The True Story of AQ and other
stories (written 1918-1926),
traduction de Yang Xianyi et Gladys Yang, Foreign Languages
Press, Pékin, 1960/1970.
Version numérisée en ligne :
www.coldbacon.com/writing/luxun-calltoarms.html
A lire en complément :
Lu Xun 魯迅
I. Présentation générale
简历
III. Les « Contes anciens sur
un mode nouveau »
« La véritable histoire d’AQ »
(《阿Q正传》):
la nouvelle de Lu Xun (鲁迅) et le film de Cen
Fan (岑范)
《呐喊》自序
Préface de « L’appel aux armes »
《药》 « Le remède »
« Le sacrifice du Nouvel An » : superbe portrait
de femme sacrifiée
www.chinesemovies.com.fr/films_Sang_Hu_sacrifice_du_Nouvel_An.htm
《鲁迅与电影》 Lu
Xun et le cinéma
Lu Xun et le lianhuanhua
(dont une analyse de la nouvelle La Lumière blanche et de son
illustration en lianhuanhua)
« Regrets du passé » (《伤逝》) :
la nouvelle de Lu Xun (魯迅)
et le film de Shui Hua (水华)
《立论》
« Argumentation »
Actualités complémentaires :
« Ah Q » supprimé des manuels scolaires
chinois
« Cris » : nouvelles de Lu Xun traduites
par Sebastian Veg
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