Cet article apporte un
éclairage intéressant sur l’univers de
Lu Xun.
On sait qu’il était un fin connaisseur de littérature étrangère,
dont il a réalisé beaucoup de traductions, et que cela a
énormément influé sur son œuvre. Il était également un passionné
de cinéma et, là aussi, sa culture s’étendait au cinéma
étranger, comme l’explique l’auteur, professeur à Hong Kong.
Il faut noter cependant que ce
n’est là qu’une vision partielle, un point de vue parmi
d’autres. Lu Xun a lui-même écrit sur le cinéma, et sur ses
rapports avec le cinéma. Cet article est le début d’un dossier
qui sera peu à peu complété par des extraits de textes de Lu Xun
et des analyses complémentaires.
Lu Xun avait une très
grande affinité avec le cinéma. Non seulement le cinéma
a eu une importante influence sur son existence, mais il
a représenté pour lui une part indispensable des
plaisirs de la vie. Pendant la majeure partie de son
existence, il est très souvent allé au cinéma. Il
regardait les films comme il feuilletait les livres, il
lui fallait une grande diversité de genres, mais il
était aussi très difficile sur la qualité ; il accordait
de la valeur avant
Chapaev
tout aux films à thèmes patriotiques ou
révolutionnaires, dont on peut tirer savoir et sagesse, et
unplaisir tant physique que moral.
Dubrovsky
Lu Xun était un grand
amateur de films progressistes étrangers. Il appréciait
particulièrement les premiers films de l’ex-Union
soviétique sur la Révolution, comme
« Chapaev »
(1), ou le film adapté du roman de Pouchkine
« Dubrovsky » (2), [en chinois] « Amour et vengeance ».
Xu Guangping (3) a déclaré dans ses souvenirs : « En ce
qui concerne les films soviétiques,
Lu Xun n’en aurait pour
rien au monde raté un ; quel que soit le cinéma où ils
passaient, où qu’il soit, près ou loin, il fallait y
aller, et il s’absorbait dans le film. » Bien qu’il fût
à l’époque très difficile de trouver ces films,
Lu Xun a réussi à en
voir une dizaine. C’est dix
jours avant sa mort qu’il a vu le « Dubrovsky » adapté
du roman de Pouchkine, et il a dit que ce film était
celui qu’il avait le plus profondément aimé, qu’il était
ce qui lui avait apporté « le plus grand réconfort et le
plaisir le plus mémorable au seuil de la mort » ; il le
recommanda à ses amis comme un film « à voir sans
faute ».
Pour ce qui
est des films américains, il les appréciait, mais sans les accepter
aveuglément. Dans les années 1920-1930, les films américains
avaient déferlé dans les cinémas du monde entier, les
submergeant d’une vague d’éléments aussi variés que bigarrés de
culture américaine. Devant la diffusion des films américains en
Chine, il est arrivé à
Lu Xun de manifester son
mécontentement et son indignation, mais, analysant la culture
américaine, il y a vu, bien plus, un mode important d’une
culture du divertissement. Si l’on en croit les statistiques,
pendant les dix années de 1927 à 1936,
Lu Xun
a vu 142 films, dont 121 films américains. Il a écrit des
critiques très justes de films d’aventure,
de comédies,
de films policiers et de comédies musicales, et a même publié un éloge
particulièrement chaleureux du premier film parlant de
Chaplin, « Les lumières de la ville ». Mais ce qu’il
préférait avant tout, c’étaient les films d’exploration
américains tournés in situ par des réalisateurs de
documentaires, il en a vu plus de trente sept, comme,
par exemple, « L’exploration du pôle Sud » (4) ou
« Merveilles du monde humain et animal ». Quant aux
films réactionnaires et décadents, en revanche,
Lu Xun les a dénoncés
et attaqués.
The Great White Silence
Lu Xun
soutenait chaleureusement le cinéma “de gauche” ; dans la
postface à ses « Propos sur le vent et la lune » ou dans « Les
esprits maléfiques des cercles littéraires chinois », il a même
courageusement dénoncé les méthodes fascistes des "chemises
bleues", agents [du Guomingdang] qui avaient détruit le studio
Yihua (5) et interdit de poursuivre leurs ‘activités
criminelles’ aux scénaristes du cinéma progressiste à ses débuts
qu’étaient Tian Han, Xia Yan et autres personnalités dustudio. Quand
le cinéma de Shanghai se diversifia en films « romantiques,
érotiques, sexuels, comiques, films d’amour, de passion,
d’aventure, d’héroïsme, de wuxia, de fantômes…. »,
Lu Xun
trouva les films chinois ennuyeux à mourir. Il lança un
avertissement à l’égard de ce genre de films [pour lui] sans
intérêt : « A l’heure actuelle, les films chinois sont
influencés par un nouveau style, celui des "lettrés doublés de
voyous" (6)… Quand on voit cela, on se dit que, si l’on veut
aujourd’hui représenter des héros, des hommes de bien, il faut
aussi qu’ils soient des voyous. »
Notes
(1) Film des frères
Vasiliev sorti le 6 novembre 1934. C’est un des films les plus
populaires de l’histoire du cinéma russe. Chapaev fut un
commandant de l’Armée rouge, et héros de la guerre civile.
(2) Film d’Alexandre
Ivanovsky sorti en 1936. Vladimir Dubrovsky est une sorte
d’Arsène Lupin russe. C’était un jeune noble qui avait été
dépossédé de ses terres par un aristocrate puissant, Troekurov.
Pour se faire justice, Dubrovsky rassemble une bande de serfs et
s’en va piller les riches pour donner aux pauvres ; mais il
tombe amoureux de Macha, la fille de Troekurov, ce qui entraîne
sa perte. Lu Xun est mort le 19 octobre 1936, il a vu le film
très peu de temps avant son décès, comme il l’explique.
(3) Xu Guangping est
la seconde compagne de Lu Xun ; il l’a connue en 1924 quand il
enseignait à l’école normale de jeunes filles de Pékin où elle
était étudiante.
(4) L’exploration du
pôle Sud a été le sujet de plusieurs films américains dans les
années 1920 et 1930, mais il est probablement question ici de
« The Great White Silence » (1924), film muet de Herbert Ponting
et Frank Hurley sur l’expédition de 1910 du capitaine Scott, qui
fut plus tard sonorisé et rebaptisé « 90° South » (1933).
Ponting et Hurley étaient tous deux photographes, et ils ont
réussi à capter des images qui sont considérées encore
aujourd’hui parmi les meilleures prises de l’Antarctique.
Bande annonce
(5) Le studio Yihua
était un studio de réalisateurs de gauche, dirigé par le grand
dramaturge Tian Han, mais financé par un trafiquant de drogues
qui l’avait racheté. Le 12 novembre 1933 il fut l’objet d’une
descente de sept ou huit "chemises bleues" (hommes de main du
Guomingdang) qui détruisirent du matériel de développement et
deux voitures, laissant des tracts anticommunistes.
(6) 才子/流氓
cáizǐ/ liúmáng - variation ironique sur
le couple habituel du roman classique chinois : 才子佳人cáizǐjiārén,
le jeune
lettré plein de talent et la jeune beauté.