« Regrets du passé » (《伤逝》) :
la nouvelle de Lu Xun (魯迅)
et le film de Shui Hua (水华)
Par
Brigitte Duzan, 06 février 2012
« Regrets du passé »
(《伤逝》)
est une nouvelle assez courte, essentiellement introspective,
qui décrit de l’intérieur l’évolution des sentiments d’un
personnage sans guère de détails sur l’environnement, social ou
politique, et sans beaucoup de digressions descriptives. C’est,
avant la lettre, un « flux de conscience », une « tempête dans
un crâne ».
Dans leur ensemble, les
nouvelles de
Lu Xun ne sont pas faciles à
adapter au cinéma. « Regrets du passé »
(《伤逝》)
est peut-être l’une des plus difficiles. Dans le contexte du
renouveau du cinéma chinois à la fin de la Révolution
culturelle, Shui Hua a sans doute été attiré par le défi
que représentait cette adaptation, et la recherche stylistique
qu’elle demandait.
I. La nouvelle de Lu Xun
« Regrets du passé »
(《伤逝》)
a été achevée le
21 octobre 1925, mais n’a pas fait l’objet d’une publication
avant sa parution dans le recueil « Errances » (《彷徨》),
l’année suivante.
Cette nouvelle apparaît
presque comme un développement du thème abordé dans la
troisième, très brève, nouvelle du recueil, datée de février
1924 : « Un ménage heureux » (《幸福的家庭》),
mais la mort de Zijun renvoie aussi à celle de la belle-sœur
Xianglin dans « Le sacrifice du Nouvel An » (《祝福》).
C’est une évocation
amère et une critique teintée d’ironie des idéaux irréalistes,
des « errances », des jeunes intellectuels chinois des années
1920 et de leurs conséquences dramatiques, à travers un épisode
douloureux de la vie de deux d’entre eux.
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Le recueil Errances |
Le récit
1. C’est un récit à la
première personne, présenté comme un extrait du journal intime
du narrateur. Il porte en effet en exergue la mention textuelle
‘Carnet de Juansheng’ (涓生的手记)
et commence par une sorte de confession :
如果我能够,我要写下我的悔恨和悲哀,为子君,为自己。
Si je le
peux, je voudrais dire ici mon profond regret et ma grande
tristesse, pour Zijun et pour moi.
2. L’alinéa introductif
qui suit dessine un aller retour, en l’espace d’une année : le
narrateur se retrouve dans la même chambre délabrée d’auberge
qu’il habitait un an plus tôt, après une expérience de vie
commune avec une jeune femme, expérience qu’il décrit comme un
échec malheureux – le temps est passé, mais rien n’a changé, en
apparence, sauf le souvenir qui maintenant le taraude :
会馆里的被遗忘在偏僻里的破屋是这样地寂静和空虚。时光过得真快,我爱子君,
仗着她逃出这寂静和空虚,已经满一年了。事情又这么不凑巧,我重来时,偏偏空
着的又只有这一间屋。依然是这样的破窗,这样的窗外的半枯的槐树和老紫藤,这
样的窗前的方桌,这样的败壁,这样的靠壁的板床。深夜中独自躺在床上,就如我
未曾和子君同居以前一般,过去一年中的时光全被消灭,全未有过,我并没有曾经
从这破屋子搬出,在吉兆胡同创立了满怀希望的小小的家庭。
Cette chambre
délabrée, au fin fond d’un coin perdu de l’auberge, est
tellement vide et silencieuse. Le temps est passé si vite, cela
fait déjà un an que, amoureux de Zijun, j’ai tenté, avec elle,
de sortir de ce silence et de ce vide. A mon retour, par un
funeste coup du sort, la seule chambre disponible est encore
celle-ci. Je retrouve la même fenêtre délabrée avec, à
l’extérieur, le même sophora à moitié desséché et la même
vieille glycine ; à l’intérieur, il y a toujours la table carrée
devant la fenêtre, les murs lépreux et le lit de planches adossé
à l’un
d’eux. Etendu seul sur le lit au plus profond de la nuit,
j’ai l’impression de revenir à l’époque où je ne vivais pas
encore avec Zijun, l’année écoulée est totalement annihilée,
comme si elle n’avait jamais eu lieu, comme si je n’avais jamais
déménagé de cette chambre délabrée, pour aller fonder, dans la
ruelle du Bon Augure (1), un minuscule ménage plein
d’espérances.
………..
然而现在呢,只有寂静和空虚依旧,子君却决不再来了,而且永远,永远地!……
Mais maintenant, il
n’y a plus, comme auparavant, que vide et silence ; Zijun, c’est
sûr, ne reviendra plus, ne reviendra même jamais plus !
3. Juansheng commence
par évoquer les jours heureux des débuts de sa relation avec
Zijun quand, profondément amoureux, il attendait sa visite, le
cœur battant, dans la chambre de l’auberge. C’est
l’occasion
pour Lu Xun d’évoquer les thèmes favoris de discussion des
jeunes intellectuels de l’époque :
l’égalité entre les sexes,
Ibsen, Tagore et Shelley…
Ils se voient en
catimini, surveillés par le gardien de l’auberge et un collègue
de bureau de Juansheng, et quand ils sortent, c’est à dix pas de
distance. Zijun vit chez un frère de son père.
Au bout de six mois,
ils décident cependant de faire fi des conventions et de vivre
ensemble ; Juansheng est enthousiasmé par le cran, l’attitude
radicale qu’affiche Zijun, visiblement influencée par le
discours des intellectuels de gauche :
“我是我自己的,他们谁也没有干涉我的权利!”
Je suis
maîtresse de moi-même, personne n’a le droit de se mêler de mes
affaires.
4. Trouver un logement
n’est pas facile. Ils n’en trouvent un, finalement, deux petites
pièces dans l’aile sud d’une maison traditionnelle, que parce
que le propriétaire est un petit fonctionnaire, mais
compréhensif, aux idées larges (主人是一个小官,然而倒是明白人).
Victimes de l’opprobre
sociale, tous deux sont obligés de rompre avec leur entourage :
Zijun avec son oncle, qui, furieux, ne veut plus la voir, et
Juansheng avec ses amis. Ils coulent cependant des jours
heureux. Ils adoptent quatre poussins, achètent un petit
pékinois noir et blanc, A Sui (阿随),
passent leurs soirées à discuter : leur vie s’organise peu à
peu.
5. Cette vie,
cependant, consiste surtout pour Zijun en tâches ménagères qui
l’absorbent complètement, pendant que Juansheng travaille comme
copiste au ministère : Lu Xun égratigne au passage la condition
des intellectuels, relégués à des postes subalternes dans
l’administration, déchus de leur position privilégiée en tant
qu’élite lettrée, mais se moque aussi de leurs grands élans
idéalistes d’émancipation des femmes, celles-ci finissant à la
cuisine comme toujours. Zijun perd peu à peu son enthousiasme.
Un soir arrive le
billet fatidique qui n’étonne guère Juansheng – un billet
ronéotypé sur lequel est écrit :
奉局长谕史涓生着毋庸到局办事,秘书处启十月九号。
Monsieur le
chef du service notifie à Shi Juansheng qu’il est inutile qu’il
se représente au bureau.
Le secrétariat, le 9 octobre
Juansheng tente de
trouver des travaux de copiste, et surtout des traductions
auprès d’un journal intitulé, ironiquement, « Les amis de la
liberté » (《自由之友》).
Et tout de suite, l’idéalisme reprend le dessus :
外来的打击其实倒是振作了我们的新精神。局里的生活,原如鸟贩子手里的禽鸟一
般,仅有一点小米维系残生,决不会肥胖;日子一久,只落得麻痹了翅子,即使放
出笼外,早已不能奋飞。现在总算脱出这牢笼了,我从此要在新的开阔的天空中翱
翔,趁我还未忘却了我的翅子的扇动。
Ce coup venu de
l’extérieur nous insuffla en fait un nouvel élan. Ma vie au
bureau était un peu comme celle d’un oiseau dans la main d’un
oiseleur, un petit oiseau qui n’a qu’un peu de riz pour
survivre, mais pas suffisamment pour engraisser ; il finit par
avoir les ailes qui s’engourdissent, et même si on le sort de sa
cage, il ne peut plus s’envoler. Je m’étais finalement libéré de
mes entraves, et, dès lors, voulais m’élancer dans l’immensité
d’un nouvel espace, en profitant du fait que je n’avais pas
encore oublié comment battre des ailes.
6. Juansheng se lance
alors à corps perdu dans les traductions, allant jusqu’à refuser
les contraintes des repas à heures fixes – que Lu Xun appelle
ironiquement « le flot ininterrompu des repas » (“川流不息”的吃饭)
– tout cela au grand dam de Zijun qui n’en laisse cependant rien
paraître. Leur relation se détériore de jour en jour, avec
l’augmentation des problèmes matériels, aggravés par les animaux
à nourrir ; A Sao est même nourri en priorité, question de face,
les voisins se moquant d’un chien aussi maigre :
于是吃我残饭的便只有油鸡们。这是我积久才看出来的,但同时也如赫胥黎
的论定“人类在宇宙间的位置”一般,自觉了我在这里的位置:不过是叭儿狗
和油鸡之间。
Il n’y eut plus que
les poulets à manger mes restes. J’ai mis un certain temps à
m’en apercevoir, mais alors, un peu comme Huxley discutant de
« la place de l’homme dans
l’univers » (2), je me suis dit que
ma propre place ici-bas se situait quelque part entre les
poulets et le pékinois.
La situation se
détériore cependant chaque jour un peu plus, l’hiver amenant en
outre la nécessité de se chauffer. Finalement A Sui est une
charge de trop, Juansheng l’emmène loin dans les faubourgs et
l’abandonne en le poussant dans un fossé avant de revenir.
7. L’abandon du chien
abat le moral de Zijun. Le temps étant devenu glacial et leur
charbon ne suffisant pas, Juansheng va se réfugier tous les
jours à la bibliothèque pour se réchauffer et éviter le regard
de Zijun. Quand il rentre, il tente d’avoir l’air joyeux, mais
cela sonne faux, il se sent hypocrite.
Il réalise alors qu’il
lui faut se séparer de Zijun :
…她所磨练的思想和豁达无畏的言论,到底也还是一个空虚,而对于这空虚却并未自觉。她早已什么书也不看,已不知道人的生活的第一着是求生,向着这求生的道路,是必须携手同行,或奋身孤往的了,倘使只知道捶着一个人的衣角,那便是虽战士也难于战斗,只得一同灭亡。
…les idées qu’elle
avait conçues, ses propos optimistes et courageux, tout cela, au
fond, n’était que du vide, mais elle n’en était même pas
consciente. Elle ne lisait plus depuis longtemps et
n’avait pas
réalisé que le plus important, dans l’existence, c’est d’arriver
à survivre, et que, dans cette voie, il faut avancer ensemble en
se donnant la main, ou se dégager pour avancer seul ; si l’on ne
sait que s’agripper au pan de vêtement de quelqu’un, même si ce
quelqu’un est un combattant, il ne pourra plus se battre, alors
tous deux sont condamnés.
我觉得新的希望就只在我们的分离;
Je pensai
alors qu’il ne pouvait y avoir de nouvel espoir que dans notre
séparation.
Puis vient le coup
final ; un jour qu’elle lui avait dit qu’il avait beaucoup
changé, il se résout à lui avouer :
“……你要我老实说;是的,人是不该虚伪的。我老实说罢:因为,因为我已经不爱你了!但这于你倒好得多,因为你更可以毫无挂念地做事……。”
Tu veux que je te
parle franchement ; tu as raison, il ne faut pas être hypocrite.
Alors je te le dis franchement : c’est parce que, parce que je
ne t’aime plus ! Mais c’est beaucoup mieux pour toi, tu pourras
travailler libre de tout tracas.
Ces propos sont
accueillis par un grand silence. Il court à la bibliothèque, il
voit publiés dans le journal les essais qu’il avait envoyés, il
sent un nouvel an, l’espoir d’un nouveau départ.
8. Cet espoir initial
est cependant bientôt déçu : en dépit de ses lettres de relance,
il ne reçoit du journal, pour tout paiement de ses trois
articles, que trois coupons pour acheter des livres.
La ferveur initiale
retombe, l’hiver est très rude :
我们总算度过了极难忍受的冬天,这北京的冬天;就如蜻蜓落在恶作剧的坏孩子的手里一般,被系着细线,尽情玩弄,虐待,虽然幸而没有送掉性命,结果也还是躺在地上,只争着一个迟早之间。
Nous avons au total
passé un hiver des plus difficiles, typique des hivers
pékinois ; comme des libellules tombées entre les mains de
méchants garnements, attachées par de minces ficelles,
maltraitées et tourmentées à plaisir, nous étions encore heureux
de ne pas y avoir laissé la vie, mais gisions à terre, luttant
dans un dernier sursaut.
Alors que le froid
commence à s’atténuer, annonçant le printemps, il trouve un
soir, en rentrant, leur chambre déserte : silence et vide
étranges. La femme du propriétaire vient alors lui annoncer que
le père de Zijun est venu la chercher et l’a emmenée.
Au lieu de se sentir
libéré, il éprouve un sentiment de culpabilité et de remords :
我不应该将真实说给子君,我们相爱过,我应该永久奉献她我的说谎。如果真实可以宝贵,这在子君就不该是一个沉重的空虚。谎语当然也是一个空虚,然而临末,至多也不过这样地沉重。
Je n’aurais pas dû
dire la vérité à Zijun, nous nous étions aimés, j’aurais dû
éternellement lui faire don de mes mensonges. Si la vérité est
précieuse, elle n’aurait certainement pas été un vide oppressant
pour Zijun. Bien sûr, le mensonge aussi est un vide, mais il
n’aurait pas été un tel poids pour elle.
Et il réalise que son
courage, son intrépidité étaient dus à son amour.
9. Il quitte la maison
de la rue du Bon Augure, pour échapper au silence, à l’ombre de
Zijun. Dans l’espoir de trouver un nouvel emploi, toutes les
portes lui étant fermées, il se résout à rendre visite à un
vieil ami de sa famille. Celui-ci le reçoit avec mépris et
froideur, et lui annonce que Zijun est morte, il l’a appris par
un serviteur qui vient du même village :
“但是,——不知道是怎么死的?”
“谁知道呢。总之是死了就是了。”
Mais
——
vous ne savez pas
comment elle est morte ?
Allez
savoir. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle est morte, c’est
tout. (3)
Au vide s’ajoute le
silence de la mort.
死的寂静有时也自己战栗,自己退藏,于是在这绝续之交,便闪出无名的,意外的,新的期待。
Ce silence même de
la mort se mettait parfois à trembler, semblait reculer et se
rompre, et dans la fracture apparaissait alors l’étincelle d’un
nouvel espoir, inattendu et anonyme.
Puis un jour, dans le
silence, se fait entendre un bruit de pas, une respiration
haletante ; Juansheng aperçoit à ses pieds :
一匹小小的动物,瘦弱的,半死的,满身灰土的……。
un petit
animal tout faible, plus mort que vif, couvert de poussière….
C’est A Sui qui est
revenu.
10. Pour fuir le chien
autant que le regard des propriétaires et de leur servante,
Juansheng quitte la maison de la rue du Bon Augure. Ne sachant
où aller, il revient à l’auberge, et la boucle est bouclée : il
retrouve la chambre délabrée, le lit de planches, le sophora
desséché et la glycine. Mais l’espoir a fait place au vide :
现在所有的只是初春的夜,竟还是那么长。我活着,我总得向着新的生路跨出去,那第一步,——却不过是写下我的悔恨和悲哀,为子君,为自己。
Il n’y a plus
maintenant que la nuit du début du printemps, et elle est si
longue. Etant vivant, je dois tenter un nouveau départ dans la
vie, et le premier pas,
——
c’est tout
simplement,
d’abord, de dire ici mon profond regret et ma grande
tristesse, pour Zijun et pour moi.
我仍然只有唱歌一般的哭声,给子君送葬,葬在遗忘中。
我要遗忘;我为自己,并且要不再想到这用了遗忘给子君送葬。
我要向着新的生路跨进第一步去,我要将真实深深地藏在心的创伤中,默默地前行,用遗忘和说谎做我的前导……。
Je continue à
n’entendre que des pleurs qui sont comme des chants, ceux qui
accompagnent les funérailles de Zijun et l’ensevelissent dans
l’oubli.
Je veux oublier,
pour moi-même, et pour ne plus penser à cet oubli dans lequel
j’ai enseveli Zijun.
Je veux faire le
premier pas vers une vie nouvelle, cacher la vérité au plus
profond des plaies de mon âme, et avancer en silence, avec pour
guides l’oubli et le mensonge…
Analyse et
réflexions
Dans cette nouvelle, à
travers le récit d’un amour sans lendemain,
Lu Xun
offre une métaphore des désillusions et errements des
intellectuels chinois de la deuxième moitié des années 1920,
désillusions à la mesure des espérances et illusions initiales,
nées du mouvement du 4 mai.
Juansheng est dépeint
comme l’intellectuel type : un songe-creux faible, incapable de
réaliser des ambitions qui restent de grandes idées floues,
nourries de littérature occidentale mal digérée.
Lu Xun
se montre ici aussi critique des intellectuels modernistes que
des conservateurs arc-boutés sur les traditions.
Avec « Le sacrifice du
Nouvel An » (《祝福》),
il a commencé le recueil, justement, par un réquisitoire contre
les traditions qui brident la société autant que les individus,
et en particulier les femmes. Dans « Regrets du passé » (《伤逝》),
il montre que, s’il est bon de s’en libérer, il ne faut pas
tomber dans le travers inverse, et vouloir les renverser sans
savoir par quoi les remplacer.
Le résultat d’une
attitude trop radicale est symbolisé dans la nouvelle par
l’échec de Juansheng, et matérialisé par la mort de Zijun.
Partis tous deux vivre ensemble dans un grand élan passionné et
irraisonné, ravis de braver les interdits et de montrer leur
détermination à vivre selon leurs propres lois, ils sont vite
rattrapés par le quotidien, la lutte pour la survie, comme dit
ironiquement
Lu Xun, lutte là encore
emblématique de celle de la société entière.
En dépit des pointes
d’ironie passagère, le ton de la nouvelle est amer.
Lu Xun
dresse un constat sombre, et ne semble pas indiquer d’issue au
malaise, aux « errances » qu’il décrit. Zijun apparaît comme une
autre « sacrifiée », sacrifiée sur l’autel d’une modernité
illusoire comme la belle-sœur Xianglin était sacrifiée sur celui
des traditions. Pas d’issue pour les femmes chez
Lu Xun.
Mais pas d’issue non
plus pour l’intellectuel moderne. Juansheng se retrouve dans
« le silence et le vide », avec en outre le remords d’avoir
causé la mort de Zijun pour avoir voulu faire prévaloir une
vérité tout aussi mortifère que le mensonge. Il ne peut, en
dernier ressort, que retourner dans son auberge vétuste, aussi
symbolique que tout le reste, et avancer en silence, avec
pour guides l’oubli et le mensonge…
C’est une triste
conclusion, qui rappelle ce que Lu Xun a dit dans un autre
texte, commentant la Nora
d’Ibsen, « Que se passe-t-il après que
Nora soit partie ? » (《娜拉走后怎样》) :
“人生最苦痛的是梦醒后无路可走。”
Le plus
pénible, c’est se réveiller d’un rêve et ne pas savoir où
aller.
Notes
(1) Il est intéressant
ici de traduire le nom de la ruelle :
吉兆胡同
jízhào hútong.
D’une part,
c’est d’une ironie amère ; d’autre part, c’est un indice qui
permet de penser que la nouvelle se passe à Pékin bien que ce ne
soit pas précisé.
(2) Ici encore, le ton
est ironique. Lu Xun évoque le traité de 1863 « Evidence as to
Man ‘s Place in Nature » de Thomas Huxley, biologiste anglais
mort en 1895, avocat des théories darwiniennes de
l’évolution ;
Huxley y soutient la thèse d’une évolution de l’homme et du
singe à partir d’un ancêtre commun.
(3) On retrouve ici le
même euphémisme que dans « Le sacrifice du Nouvel An » (《祝福》),
où la mort de la belle-sœur Xianglin est annoncée en termes tout
aussi ambigus (voir :
Lu Xun, les nouvelles)
II. Le film de Shui Hua
La nouvelle « Regrets
du passé » (《伤逝》)
fut rééditée en 1979, et le film tourné pour commémorer le
centième anniversaire de la naissance de
Lu Xun ; il est sorti
en 1981.
Il conserve, dans ses
grandes lignes, la même trame narrative que la nouvelle, mais on
peut reprocher à Shui Hua d’être resté trop fidèle au texte et
de ne pas avoir su renouveler son style.
Du réalisme à
l’expression des sentiments intérieurs
Shui Hua avait
jusqu’ici réalisé des films dans un style réaliste, le plus
réussi étant sans doute, en 1959,
« La
boutique de la famille Lin » (《林家铺子》),
devenu un grand classique du cinéma chinois des années
1950.
|
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Regrets du passé |
Avec
« Regrets du passé » (《伤逝》,
il tente de trouver un
style différent qui
permette de traduire en langage cinématographique une nouvelle
construite comme un monologue intérieur, ce qui n’a encore pas
été tenté en Chine.
Un long monologue
intérieur
Sa solution est des
plus simples : il fait réciter le texte en voix off à son acteur
principal, en le filmant dans la situation où il se trouve dans
la nouvelle quand il le dit, ce qui donne le plus souvent des
scènes d’intérieur sans guère de mouvement.
Shui Hua |
|
Le ton est donné dès
la séquence introductive : Juansheng est assis à la table de la
chambre de l’auberge, déclamant plus que disant les lignes
introductives de la nouvelle, avec une dramatisation croissante
quand on en arrive à
l’évocation de l’enfer, son visage
apparaissant alors au milieu d’un vaste brasier. C’est
extrêmement théâtral, et
d’un cliché digne des films dits de
propagande du début des années 1950.
Le ton général,
cependant, se veut poétique et impressionniste. Mais, là encore,
l’intention est
essentiellement
traduite en clichés : des images statiques d’arbres en fleurs,
de vols d’oiseaux ou de ciels divers servant de liens entre les
séquences – comme un rouleau de poésie illustré de peintures,
selon un procédé de montage tellement courant dans le cinéma
chinois qu’on
l’appelle souvent,
justement, « montage chinois ». |
Là où l’on retrouve
Shui Hua, et où le film prend de l’intérêt, c’est dans les
séquences où il réussit à
s’évader du texte, à s’en distancier
en imaginant ce que le texte ne fait qu’évoquer.
De très belles
séquences réalistes
Les plus belles
séquences du film sont celles où la caméra s’évade du huit clos
de plus en plus oppressif de la petite maison de la ruelle du
Bon Augure pour filmer la foule dans la rue, les voisines dans
la cour, les bateleurs à la foire du temple où Juansheng et
Zijun vont acheter le chien.
Shui Hua a même
imaginé des scènes symboliques sorties de l’univers de
Lu Xun :
c’est le cas de ce prisonnier enchaîné qui va être exécuté et
passe au milieu de la foule amassée pour le regarder – thème
récurrent dans l’œuvre de Lu Xun depuis
la préface de « L’appel aux armes », que l’on retrouve à
la fin de
« La véritable histoire d’AQ » (《阿Q正传》)
et dans une autre nouvelle d’ « Errances », « L’exposition à la
foule » (《示众》).
D’autres images, dans
ces scènes, illustrent des thèmes de la nouvelle elle-même,
comme ces oiseaux en cage rappelant ce que dit Juansheng au
début : qu’il se sent comme un oiseau en cage au bureau, et dans
la vie en général, et qu’il a peur de finir par avoir les ailes
tellement engourdies qu’il ne pourra plus voler.
Shui Hua est à son
meilleur dans les brèves séquences où la caméra semble capter
sur le vif les voisines dans la cour, en particulier celle où la
propriétaire annonce à Juansheng que Zijun est partie avec son
père : elle le fait sans y accorder grande importance, plus
occupée à jouer avec le bébé qu’elle tient dans les bras.
Mais la plus belle
séquence, dans un style réaliste teinté de poésie, est celle de
l’abandon du chien. Il est évoqué comme en passant dans la
nouvelle : Juansheng est parti avec le chien dans les bras et
l’a poussé dans un fossé pour qu’il ne le suive pas. Shui Hua
fait de cette séquence un des sommets du film : dans un décor de
lande désolée, et un bosquet d’arbres dénudés où volent quelques
corbeaux, Juansheng doit s’y reprendre à deux fois, le chien
réussissant à sortir de son fossé une première fois. La caméra
suit à la fin sa silhouette noire qui disparaît au
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|
Zijun avec son chien |
loin, dans les croassements
des corbeaux ; c’est lugubre à souhait, mais d’une touche
subtile.
Ces séquences restent
conformes à l’esprit de la nouvelle. Shui Hua a en revanche
inventé deux séquences qui ne sont pas dans la nouvelle ; tout
en ne trahissant pas le texte, elles lui apportent une
connotation légèrement différente ou un peu trop appuyée.
Deux séquences
ajoutées
1. La première
invention de Shui Hua est celle de la mise en scène de la pièce
d’Ibsen « La maison de poupée » à laquelle assiste Zijun au
début du film. Dans la nouvelle, c’est tout au plus un sujet de
discussion, avec d’autres modèles occidentaux. Dans le film, on
la voit fascinée, au bord des larmes, et c’est comme hypnotisée,
s’assimilant à la Nora de la pièce, qu’elle prononce ensuite la
déclaration exaltée reprise de la nouvelle :
“我是我自己的,他们谁也没有干涉我的权利!”
Je suis
maîtresse de moi-même, personne n’a le droit de se mêler de mes
affaires.
Juansheng et Zijun dans la rue |
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C’est dénaturer quelque
peu le personnage de Nora, mais c’est en ligne avec la
perception d’un personnage qui était devenu, pour les
intellectuels chinois des années 1920, le symbole de
l’émancipation féminine. En revanche, cela donne un côté
superficiel au caractère de Zijun, en fait une jeune femme
« sous influence » occidentale, et tend à justifier qu’elle
retombe ensuite de son élan initial une fois confrontée aux
problèmes du quotidien. C’est en filigrane dans la nouvelle, où
Zijun n’est pas décrite sous un jour très positif : elle
n’apparaît que comme une intellectuelle de
|
surface, et finit même
« par ne plus lire »,
absorbée dans les
tâches ménagères, ce qui contribue au changement de Juansheng à
son égard.
C’est d’ailleurs l’un
des points contestables de la nouvelle, qui ne tient que parce
que Zijun est dépeinte comme une gentille enfant, superficielle
et irréaliste, sans grandes capacités ; on est loin d’une
Xiao Hong (萧红)
ou d’une
Ding Ling (丁玲)
défendant
farouchement leur indépendance et leurs idées au fil de leur
plume.
Dans le film,
cependant, le trait est encore plus forcé. Zijun est une victime
désignée.
2. Quant à la seconde
invention de Shui Hua, elle tourne carrément à la caricature :
quand il revient de la lande où il a abandonné le chien,
Juansheng se retrouve au milieu d’une foule massée sur les bords
d’une rue et contrôlée par des forces de police à cheval pour
protéger le passage de deux Occidentaux en ballade. On voit bien
le message : celui de
Lu Xun mettant en garde contre une
occidentalisation à outrance. S’y ajoute la xénophobie de la
foule chinoise, et surtout la réaction de Juansheng courant chez
lui, ensuite, écrire un pamphlet intitulé … les pauvres. Non
seulement le trait est caricatural, mais, en outre, la séquence
est très longue.
Déception...
Les trois quarts du
film sont constitués des bribes du monologue de Juansheng,
entrecoupées de ces bouffées d’air que sont les séquences
évoquées ci-dessus.
Shui Hua fut un
réalisateur pour lequel Tian Zhuangzhuang (田壮壮)
avait pourtant le plus grand respect (1), englobant « Regrets du
passé » aux côtés de « La boutique de la famille Lin » dans ses
éloges. Mais « Regrets du passé » a néanmoins été une déception
dès sa sortie. Lors d’une conférence à l’université de
Californie à Los Angeles en avril 1982 (2), le critique Lee
Ou-Fan Lee s’en est dit extrêmement déçu (it proves to be an
utter disappointment), déplorant surtout, cependant, les zooms
ultra rapides, utilisés mal à propos : « Cette technique
"moderne" (choix a priori conscient par un réalisateur chevronné
qui souhaitait rompre avec son style passé) devient un gadget
incongru s’agissant d’une nouvelle "classique" du 4 mai. »
Il ajoute à la ligne
suivante : « Au contraire, un autre film adapté d’une nouvelle
de Lu Xun,
« La
véritable histoire
d’AQ » (《阿Q正传》)
(3) est beaucoup plus réussi, en raison d’une brillante
interprétation et du scénario, signé
|
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Wang Xingang dans Regrets du passé |
Chen
Baichen, l’auteur aussi de celui de « Corbeaux et Moineaux ».
A la critique du
scénario vient donc s’ajouter, à mots couverts, celui de
l’interprétation.
Le scénario
Une partie de la
responsabilité de l’échec du film vient du scénario. Alors que
celui « La boutique de la famille Lin » était signé Xia Yan (夏衍),
celui-ci est l’œuvre de la collaboration de deux quasi
inconnus : Zhang Lei (张磊)
et Zhang Yaojun (张遥均).
Le premier n’a qu’un autre scénario à son actif, un film sur Sun
Yatsen en 1986 ; c’est le seul scénario que l’on connaisse du
second. Ils n’ont pas su s’affranchir du texte.
L’interprétation
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Wang Xingang dans Le détachement féminin
rouge |
La réussite d’un tel
film repose en grande partie sur les deux acteurs principaux, en
l’occurrence Wang Xingang (王心刚)
et Lin Ying (林盈).
La seconde se sort relativement bien d’un rôle difficile où elle
n’a pratiquement rien à dire.
On a en revanche
reproché à Shui Hua son choix, pour le rôle de Juansheng, d’un
acteur qui avait commencé sa carrière en 1957 et était déjà
d’âge mûr, plus âgé que le jeune intellectuel de la nouvelle.
Mais c’était un acteur éminemment populaire, dont la célébrité
datait de son rôle dans « Le détachement féminin rouge » (《红色娘子军》)
de Xie Jin (谢晋),
en 1961. Il n’y avait pas beaucoup d’acteurs à pouvoir rivaliser
avec lui au lendemain de la Révolution culturelle.
En outre, le fait qu’il
soit plus âgé que le Juansheng de la nouvelle ne fait que
renforcer la satire de Lu Xun contre les intellectuels
irresponsables de l’après 4 mai.
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Lin Ying |
Le style
Le facteur
rédhibitoire, cependant, tient au style. Shui Hua n’a pas su
inventer un langage adapté à la nouvelle.
Lin Ying dans Regrets du passé |
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Or, au lendemain de la
Révolution culturelle, les réalisateurs ont réalisé le retard
pris par le cinéma chinois par rapport au cinéma occidental, et
se sont alors efforcés de dépasser le réalisme qui leur avait
été imposé et de diversifier leur style, en un mouvement qui
trouve alors des parallèles en littérature, et dans le domaine
artistique en général. La
toute fin des années 1970 et le début des années 1980 est en
Chine une période de bouillonnement créatif. On
l’appelle parfois la
« seconde période des Cent Fleurs », en référence à celle de
1956. |
1979 est l’année de la
publication d’un article déterminant dans ce contexte : « De la
modernisation du langage cinématographique » (《谈电影语言的现代化》)
par Zhang
Nuanxin (张暖忻) et Li Tuo (李陀) (4).
Et 1981 est aussi l’année de la sortie du premier film de la
réalisatrice, qui en est l’une des premières applications : « La
mouette » (《沙鸥》),
sur un scénario de Li Tuo. « Regrets du passé » fait pâle figure
dans cette perspective.
Il reste à souligner la
perspective historique : au début du processus d’ouverture et
libéralisation lancé par Deng Xiaoping revenait sur le devant de
la scène le débat sur l’étendue de l’occidentalisation
souhaitable et le rôle des intellectuels dans la modernisation
du pays.
Le film
Notes
(1) Selon le témoignage
du professeur Ni Zhen : Memoirs from the Beijing Academy, trad.
Chris Berry, Duke University Press, 2002, p. 124/5.
(2) Conférence
reprise dans « Perspectives on Chinese Cinema », edited by Chris
Berry, Cornell University East Asia Papers, 1985, p.16 : « Its
"modern" technique (a conscious choice supposedly by a veteran
director who wished to go against his own past style) becomes an
incongruous ploy for a "classic" May 4th story. »
(3) Film de Cen Fan (岑范) sorti l’année suivante, en 1982.
(4) Sur Zhang Nuanxin
et Li Tuo, voir : (à venir)
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