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« Cris » : nouvelles de Lu Xun traduites par Sebastian Veg

par Brigitte Duzan, 03 juin 2010

 

Vient de sortir, aux éditions Rue d’Ulm (collection « Versions françaises »), le premier recueil de nouvelles de Lu Xun, dans une traduction de Sebastian Veg. Cela fait trois raisons de se précipiter sur cet ouvrage.

 

Les éditions Rue d’Ulm sont en effet, en soi, une garantie de qualité : ce sont les Presses de l’École normale supérieure, créées en 1975, et devenues éditions rue d’Ulm après avoir fusionné avec les Publications de l’Ecole normale de Sèvres.

 

Sebastian Veg

 

« Cris » 《呐喊》

 

L’ouvrage qu’elles nous proposent aujourd’hui, sous le titre de « Cris », rassemble les nouvelles de Lu Xun écrites au cours de la période dite du 4 mai 1919, ce moment décisif de l’histoire de la littérature chinoise qui voit s'épanouir le mouvement pour la Nouvelle culture, sur fond de critique de la mentalité confucéenne et des traditions sclérosantes de la Chine impériale. On reconnaît dans le titre chinois en filigrane sur la couverture, 《呐喊》, ce « cri » que fut ce que l’on traduit généralement par « L’appel aux armes », dont on connaît surtout la préface (1)

 

Certaines nouvelles du recueil sont considérées comme un tournant dans l’histoire de la littérature chinoise, ne serait-ce que par l’utilisation généralisée de la langue vernaculaire : ce sont « Le journal d’un fou » (《狂人日记》), « La véritable histoire d'A.Q » (ou ‘édifiante’ dans la traduction de Veg) (《阿Q正传》) ou encore

« Kong Yiji » (《孔乙己》). Elles sont parmi les plus célèbres de l’auteur.

 

D’autres, en revanche, sont à découvrir, « Terre natale » (《故乡》), par exemple, ou « L'opéra de village » (《社戏》), qui représentent une autre facette de l’œuvre de Lu Xun : l’évocation nostalgique, sur le mode élégiaque, de sa ‘terre natale’, la campagne du bas Yangtse. Les textes iconoclastes connus, ceux par lesquels on définit généralement Lu Xun, apparaissent ainsi, en regard, comme le cri dénonciateur d’un homme qui sait voué à la disparition le monde de son enfance, celui de ses racines, et en garde au plus profond du cœur le regret éternel. Lu Xun rejoint ainsi les auteurs contemporains les plus virulents, comme Yan Lianke et Mo Yan, dont l’œuvre n’est en fait que

l’expression de l’amour profond de leur coin de terre natal.

 

Une traduction de Sebastian Veg

 

Sebastian Veg est chercheur au centre d’études français sur la Chine contemporaine (CEFC), à

 

« Kong Yiji » (《孔乙己》)

Hong Kong, et rédacteur en chef adjoint de la revue ‘Perspectives chinoises’. L’un de ses axes de recherche est justement la réévaluation de Lu Xun et de la littérature chinoise républicaine. Pour ce qui concerne Lu Xun, son principal objectif est d’en réviser la vision trop courante qui l’a enfermé sous le label, facile et superficiel comme tous les labels, de « Gorki chinois ». 

 

« Errances »

 

Il nous livre aujourd’hui une édition critique « limpide et érudite » (2) de nouvelles de Lu Xun qui viennent compléter celles publiées en 2004, aux mêmes éditions, sous le titre « Errances » (3). Il avait enrichi ce recueil de textes, notes et commentaires extrêmement intéressants, et en particulier le texte d’une conférence, prononcée par Lu Xun à l’université Jin’an de Shanghai en 1927 : « Les chemins divergents de la littérature et du pouvoir politique ». L’extrait ci-dessous, où Lu Xun définit la littérature comme grain de sable dans les rouages politiques et moteur du progrès social, montre à quel point Lu Xun est toujours actuel :

 

"Je ne sors pas souvent faire des conférences […]. La raison pour laquelle je ne [le] fais pas souvent, c'est d'abord que je n'ai pas d'opinion à exposer ; ensuite, […] c'est parce que, dans

l'assistance, beaucoup de personnes ont lu mes livres, j'ai donc encore moins de choses à leur dire. […] Je n'ai ni grandes théories bien ordonnées, ni opinions remarquables, je ne puis que raconter un peu ce à quoi j'ai réfléchi récemment. J'ai souvent eu l'impression que la littérature et le pouvoir politique se trouvent constamment en conflit. A l'origine, littérature et révolution ne sont pas en conflit, elles s'accordent au contraire pour ne pas se satisfaire de l'état actuel des choses. C'est seulement le pouvoir politique qui cherche à préserver cet état, et se place donc naturellement dans une optique différente de la littérature. D'ailleurs, la littérature qui ne se satisfait pas de l'état des choses n'a connu de véritable essor qu'au XIX° siècle : son histoire est très courte. Les hommes politiques n'aiment surtout pas que les gens résistent à leurs opinions, ils n'aiment surtout pas que les gens réfléchissent ou ouvrent la bouche. Et, dans la société d'autrefois, il n'y avait certainement personne qui ait réfléchi à quelque chose ou qui ait ouvert la bouche. Même parmi les animaux, les singes ont évidemment leur chef, et ils font tout ce qu'il leur dit. Dans les tribus, les hommes avaient leur chef de tribu, ils le suivaient, ce qu'il recommandait était leur seul critère. Même si le chef voulait qu'ils meurent, il ne leur restait plus qu'à mourir. A cette époque-là, il n'y avait pas de littérature et, même s'il y en avait eu, elle n'aurait pu que chanter les louanges d'un dieu […]. Où aurait-il pu y avoir une pensée libre ? Ensuite, certaines tribus, en en avalant d'autres, s'élargirent progressivement. Les prétendus grands pays ne sont en fait que des tribus qui en ont avalé beaucoup d'autres plus petites. Une fois transformés en grands pays, leur situation intérieure est devenue plus compliquée : elle comportait de nombreuses idées et de nombreux problèmes différents. C'est alors que la littérature est également apparue, continuellement en conflit avec le pouvoir politique. Celui-ci cherche à préserver l'état actuel des choses et à unifier, la littérature pousse toujours la société à évoluer et à se désunir progressivement. La littérature pousse certes la société à la division, mais c'est seulement ainsi que celle-ci peut commencer à progresser. Puisque la littérature représente une pierre dans le jardin des hommes politiques, on ne peut éviter qu'elle soit évincée. Beaucoup d'écrivains étrangers sont sur un terrain glissant dans leur pays, ils doivent s'enfuir l'un après l'autre et vivre à l'étranger…."
 

La seule idée déplacée dans l’histoire est cet adjectif ‘étrangers’ qualifiant les écrivains pourchassés par le pouvoir politique… Il faut relire Lu Xun.

 

 

Notes

(1) Dans cette préface à son premier recueil de nouvelles, datée du 3 décembre 1922, Lu Xun expose les raisons de son choix de la littérature comme arme de combat. Voir le texte et sa traduction sur ce site.

Il est à noter que《呐喊》Nàhǎn est la traduction en chinois du titre de la célèbre peinture d’Edvard Munch « Le Cri ».

(2) Selon les termes de Sean James Rose : « Lu Xun, la longue marche : nouvelles du grand auteur chinois du vingtième siècle dans une édition critique limpide et érudite » (Livreshebdo, 21 mai 2010)

(3) Le recueil inclut les nouvelles : Vœux de bonheur - Dans une taverne - Un ménage heureux - Le savon - La lampe éternelle - L’exposition à la foule - Maître Gao - Le solitaire - Regrets - Les deux frères - Le divorce.

Outre le texte de la conférence de Jin’an cité ci-dessus, il comporte également un essai de Sebastian Veg intitulé ‘Errance et chemins de traverse’.

La traduction de Veg ne fait évidemment pas l’unanimité, se voulant respectueuse des « aspérités d’une syntaxe du chinois littéraire en pleine élaboration », et allant ainsi à l’encontre des principes de « tradaptation » qui sont plutôt la norme aujourd’hui. Voir la critique d’« Errances » d’Isabelle Rabut qui exprime bien cette autre philosophie, plus « grand public », de la traduction littéraire, chinoise tout spécialement : http://perspectiveschinoises.revues.org/document909.html

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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