Cinéma

 
 
 
          

 

 

« La véritable histoire d’AQ » (《阿Q正传》:

la nouvelle de Lu Xun (鲁迅) et le film de Cen Fan (岑范)

par Brigitte Duzan, 9 février 2011

      

A l’occasion de la programmation du film de Cen Fan (岑范) « La véritable histoire d’AQ » (Q正传) dans le cadre du cycle « Littérature et cinéma » de l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, et alors que la nouvelle éponyme de Lu Xun (鲁迅) vient, en septembre dernier, d’être supprimée des manuels scolaires en Chine, il est intéressant de se replonger dans cette nouvelle et de voir comment elle a été adaptée par Cen Fan pour en faire un film qui, en 1982, fit sensation au festival de Cannes.

       

I. La nouvelle de Lu Xun

      

« La véritable histoire d’AQ » (Q正传) fut d’abord publiée dans la presse sous forme de feuilleton entre le 4 décembre 1921 et le 12 février 1922, puis, en 1923 dans le recueil « L’appel aux armes » (呐喊) dont Sebastian Veg vient de nous livrer une nouvelle traduction (1). C’est la plus longue des quatorze nouvelles du recueil (neuf chapitres, dont l’introduction), et l’une des plus célèbres.

       

Le récit

       

L’histoire se passe au moment de la révolution de 1911, ou révolution xinhai (辛亥革命), dans une petite ville du nom de Weizhuang (未庄) (2). AQ est un paysan sans éducation et sans occupation fixe, qui vit une existence précaire, hébergé dans le temple du dieu de la ville.

      

Dans le premier chapitre, Lu Xun explique ironiquement

 

L’appel aux armes 《呐喊》

qu’il voulait écrire cette histoire depuis des années, mais ne savait pas comment l’intituler ni comment appeler son personnage : or, comme l’a dit Confucius, il est important de donner des termes corrects à chaque chose. Or, non seulement AQ ne semblait pas avoir de nom de famille, mais son prénom, Quei, posait même un problème d’écriture : le premier caractère est un diminutif courant, mais quel caractère utiliser pour Quei (3) ? Faute de savoir, Lu Xun décide de n’utiliser que la première lettre, d’où AQ (Q) : un personnage ainsi défini dès le départ par un parfait anonymat, et qui plus est un individu sans attaches familiales, donc forcément problématique.

      

« La véritable histoire d’AQ » (《阿Q正传》)

 

Cet AQ est un trublion méprisé de tous et traité de tous les noms (万八蛋 wànbā dàn espèce de crétin..), capable au besoin de se traiter lui-même d’insecte pour se sortir d’une mauvaise passe (我是虫豸 chóngzhì), mais qui cherche noise à tout le monde à tout bout de champ, et se fait rosser en conséquence. Il a une manière bien à lui de transformer chacune de ses corrections, chacun de ses échecs, en victoire éclatante, au moins dans sa tête, comme quand il se gifle pour s’être fait voler son argent : comme c’est lui qui administre la gifle, il se considère comme le vainqueur. Les chapitres 2 et 3 sont le récit de ses « victoires ». AQ vit ainsi dans un monde totalement illusoire.

      

Un jour, cependant, il fait des avances à la servante de la famille du riche propriétaire local, la famille Zhao (赵家). Or c’est une chaste veuve. Il s’ensuit une crise pour laquelle il

se fait à nouveau rosser et qu’il doit compenser en courbettes et en argent. C’est le début de sa ruine. Tout le monde se détourne de lui, il ne trouve plus ni emploi ni crédit : affamé, il en est réduit à voler quelques navets dans le jardin du monastère. Pris sur le fait, il décide de partir tenter sa chance à la ville.

      

Il en revient plusieurs mois plus tard transformé et, de toute évidence, enrichi. Il raconte aux villageois médusés qu’il a vu des révolutionnaires se faire tuer. Le mot de révolution va désormais hanter le village. Lui-même se fait ‘révolutionnaire’, les Zhao aussi. Mais, un soir d’ivresse, il avoue avoir volé les marchandises qu’il revend, source de sa fortune soudaine. Du coup, il tombe à nouveau dans l’estime des villageois et, lorsque des pillards mettent à sac la résidence des Zhao, toujours au nom de la ‘révolution’, il sert de bouc émissaire idéal.

       

Il est arrêté, et finit exécuté, sans avoir réalisé pratiquement jusqu’au bout la gravité de sa situation, pathétique dans son application à dessiner un rond parfait en guise de signature pour avaliser le papier qui l’envoie à la mort, ou dans son désir de trouver un chant approprié pour distraire la foule massée pour le voir exécuté.  

       

La satire

      

La satire est double et d’une ironie cinglante.

       

D’abord, AQ est emblématique du peuple chinois et de sa mentalité : prompt à s’attaquer au plus faible, comme la petite nonne qu’il harcèle en provoquant l’hilarité générale, mais veule devant les plus forts et les riches dont il accepte les coups sans broncher. Lu Xun fait de ce trait de caractère l’une des raisons de l’oppression prolongée dont le peuple chinois a souffert, et la cause principale de son retard, l’autre étant la croyance imperturbable en sa supériorité naturelle sur le reste du monde, traditionnellement qualifiés de barbares. Leur mentalité de groupe, mentalité grégaire qui les pousse à rire du malheur du plus faible, et à se montrer parfaitement apathiques face à la tyrannie du plus fort, est un autre trait entraînant la perpétuation des injustices sociales.

       

L’autre objet de la satire est la révolution de 1911, dont les conséquences à terme avaient été une déception pour Lu Xun. Dans la nouvelle, la ‘révolution’ est un mot vide de sens, que tout le monde utilise à ses fins propres, les uns pour se donner de l’importance, les autres pour piller, les

 

Illustration de la nouvelle

puissants pour ne pas perdre leur autorité. Finalement, tout le monde se retrouve « révolutionnaire ».

      

La critique est sombre et amère, et c’est peut-être son caractère très négatif quant aux retombées de toute  révolution qui a valu à cette nouvelle d’être retirée des manuels scolaires récemment : le constat et le message de Lu Xun étaient que les masses paysannes avaient des mentalités tellement retardées qu’un simple changement de gouvernement ne pouvait rien changer. Comme il le dit dans la préface de « L’appel aux armes » (《呐喊》自序), ce qu’il fallait au peuple, c’était une « médecine de l’âme » :

我们的第一要著,是在改变他们的精神,而善于改变精神的是,我那时以为当然要推文艺

la tâche la plus importante était de changer les esprits, et il m’apparut alors que, pour ce faire, il fallait en priorité développer l’art et la littérature

       

Mais, dans « La véritable histoire d’AQ », il n’y a que constat critique, pas même une allusion à une possible rédemption. AQ meurt sous la risée de la foule qui lui réclame une chanson…

       

Aujourd’hui encore, l’expression « mentalité à la AQ » ou « esprit AQ » (Q精神 A Q jīngshén) est utilisée pour désigner ironiquement l’attitude de quelqu’un qui vit dans l’illusion d’une fausse supériorité sur les autres, ou se berce de prétextes pour ne pas affronter la réalité, attitude narcissiste qui transforme chaque échec en « victoire spirituelle ».

       

Lire :

- le texte chinois : www.xys.org/xys/classics/Lu-Xun/Nahan/aq.txt

avec notes explicatives : www.my285.com/xdwx/luxun/nahan/08.htm

       

- la traduction en anglais :

In “Selected stories of Lu Hsun” , traduit par Yang Hsien-yi et Gladys Yang, Foreign Languages Press, Beijing 1960, 1972

www.coldbacon.com/writing/luxun-calltoarms.html#AhQ

       

       

II. Le film de Cen Fan

 

Le film « La véritable histoire d’AQ » (Q正传) date de 1982 : c’est un film de la maturité de Cen Fan (岑范) qui y déploie en particulier tout son art de la direction d’acteurs (4). En outre, le scénario est de Chen Baichen (陈白尘) : né en 1908, écrivain reconnu après la publication d’une première nouvelle au début des années 1920 et devenu un dramaturge réputé dans les années 1930 et 1940 ; pendant la guerre de Résistance contre le Japon, en particulier, il a écrit une série de pièces qui sont surtout des satires politiques et dont on retrouve le ton dans son adaptation de la nouvelle de Lu Xun.

       

Une adaptation fidèle à la nouvelle

       

Cen Fan suit fidèlement la nouvelle en commençant par

l’introduction : la séquence introductive montre un Lu Xun

 

Cen Fan (岑范)

plus vrai que nature réfléchissant sur la conception de sa nouvelle et le nom de son personnage, la 

      

Chen Baichen (陈白尘) 

 

teneur de ses pensées, reprenant le texte de la nouvelle, étant donnée par une voix off. Le procédé est repris ensuite à diverses reprises dans le film, lui donnant profondeur et qualité littéraire.

      

Le film est construit en séquences distinctes qui suivent linéairement les péripéties du récit de Lu Xun, et sont souvent liées par de courtes séquences de transition montrant AQ en train de dormir, soit récupérant après une raclée, soit rêvant : elles tendent à accentuer l’impression d’apathie et de retrait face à la réalité qui est le fond de son caractère.

       

Le ton général et le jeu des acteurs sont naturels, avec une tendance à la théâtralité accentuée par les gros plans sur les visages, et en particulier celui d’AQ, dans les situations les plus dramatiques. Mais le film est entrecoupé de

séquences oniriques ou vaudevillesques qui rappellent l’opéra, dont Cen Fan était un spécialiste. Cela donne en particulier deux séquences très réussies :

      

-         celle du rêve d’AQ, se voyant en révolutionnaire   prenant sa revanche sur les Zhao et tous ceux

     qui l’oppriment, séquence conçue comme un

     pastiche d’opéra auquel il ne manque que la musique ;

-         ou la scène de l’arrestation d’AQ par une milice campée ironiquement comme une

     troupe d’opérette : la révolution ne fait pas sérieux, et l’on pourrait presque comprendre AQ de croire jusqu’au bout qu’il va « rentrer chez lui » (回家 comme lui dit un co-détenu en montrant le ciel, mais il ne voit pas l’allusion).

 

Affiche du film

      

Scénario du film

 

La seule ombre au tableau est l’inclusion de scènes de femmes qui n’existent pas dans la nouvelle : dans celle-ci, en particulier, les déboires de la femme de Zhao, affligée par la décision de son mari de prendre une concubine, est seulement contée laconiquement par la servante à AQ. Dans le film, le scénariste a rajouté une scène de pleurs qui pourrait se concevoir dans un contexte d’opéra populaire, mais qui, par son jeu très appuyé, tire le film vers le feuilleton télévisé.  

       

Heureusement, le jeu des acteurs est par ailleurs remarquable, surtout celui qui interprète AQ.

 

      

Un film porté par le jeu de l’acteur principal

      

Le film ne devait pas être, à l’origine, tourné par Cen Fan, mais par un autre réalisateur très célèbre, Huang Zuolin (黄佐临), qui avait prévu de tourner avec

l’acteur vedette du moment, Zhao Dan (赵丹) (5), celui-ci devant d’ailleurs interpréter les deux rôles de Lu Xun et

d’AQ.  Mais Zhao Dan mourut brutalement, d’un cancer du pancréas, le 10 octobre 1980. Huang Zuolin renonça à tourner le film, qui fut alors repris, avec le scénario, par Cen Fan : le film ne pouvait être sabordé, il était prévu

 

Les personnages du film

qu’il sorte pour le centième anniversaire de la naissance de Lu Xun.

      

Zhao Dan (赵丹)

 

L’acteur que Cen Fan choisit alors, Yan Shunkai (严顺开), était inconnu ; mais ce n’était pas plus mal pour interpréter un personnage sans identité bien définie, sans même de nom. Yan Shunkai se coula parfaitement dans le rôle. Il était né en 1937 ; en 1981, sur le tournage du film, il avait donc 44 ans, ce qui était beaucoup mieux pour interpréter AQ que Zhao Dan qui en aurait eu 66. Il était sorti de

l’Académie d’art dramatique de Pékin en 1963, mais n’avait jamais tourné de film. Il fut en fait découvert et formé par Cen Fan, comme l’acteur le dira lui-même, en lui rendant un hommage posthume : 他是我的伯乐 c’est lui qui m’a découvert (伯乐bólè désignant le maquignon qui voit les qualités d’un cheval au premier regard).

      

Si le film fut primé à divers festivals, ce furent surtout des prix venant récompenser l’acteur : entre autres prix du

meilleur acteur au festival international du film de comédie de Vevey, en août 1982, et prix du jury au festival international du film de Figueroa (Portugal), en septembre 1983.

      

Mais la consécration vint surtout au festival de Cannes, en mai 1982, où « La véritable histoire d’AQ » fut le premier film de Chine continentale à figurer en compétition internationale. Cen Fan et Yan Shunkai y firent sensation, comme le montre cette interview réalisée alors et conservée dans les archives de l’INA :

   

Yan Shunkai en AQ

www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/I00013631/cen-fan-le-realisateur-et-yan-shunkai-l-acteur-a-propos-du-cinema-chinois.fr.html

      

Le film au festival de Cannes

dans la presse chinoise

 

L’image de Yan Shunkai est indissociable de celle d’AQ.

       

Quant au message du film, au-delà de l’hommage rendu à un grand écrivain pour le centième anniversaire de sa naissance, on peut se demander s’il était le même, dans

l’esprit de Cen Fan en 1982, que celui, désabusé et amer, de Lu Xun en 1923. …

 

 

       

       

Notes

(1) A l’encontre de l’habitude établie, il traduit d’ailleurs le titre du recueil par « Cris », et non par « L’appel aux armes », et celui de la nouvelle par « L’édifiante histoire d’AQ ».

(2) 未庄 Wèizhuāng : c’est littéralement le « non village », comme AQ est une non entité.

(3) En pinyin, on écrirait aujourd’hui Guī.

(4) Voir sa présentation : http://cinemachinois.blogs.allocine.fr/cinemachinois-295979-cen_fan_et__la_veritable_histoire_daq_.htm

(5) C’est son rôle dans  le grand classique « L’ange de la rue » (马路天使) aux côtés de la légendaire Zhou Xuan (周璇 ) qui l’avait rendu célèbre, en 1937 ; il continua à tourner dans les années 1950-60, mais fut persécuté pendant la Révolution culturelle et emprisonné pendant cinq ans.

 

       

 


 

 

      

 

 

     

 

 

 

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