|
Chu Tien-wen / Zhu
Tianwen 朱天文
Présentation
par Brigitte Duzan, 14 avril 2013,
actualisé 27 juin 2015
Chu Tien-wen (朱天文)
est l’une des personnalités majeures de la littérature
taïwanaise contemporaine, et de la littérature
taïwanaise tout court. Comme les autres écrivains de
l’île, elle souffre d’une relative méconnaissance à
l’étranger, faute de traductions. Mais, dans son cas, ce
handicap est compensé par sa notoriété en tant que
scénariste de Hou Hsiao-hsien (侯孝贤)
et figure de proue, avec lui, du mouvement du Nouveau
cinéma taïwanais (1).
Destinée
à écrire
Née en 1956 à
Taipei, Chu Tien-wen (朱天文)
est très vite devenue une personnalité de premier plan
dans les lettres taïwanaises, tout comme ses deux sœurs
cadettes,
Chu Tien-hsin (朱天心)
et Chu Tien-yi (朱天衣),
âgées respectivement de quatre et deux ans de moins
qu’elle. |
|
Chu Tian-wen |
Culture du
"juancun"
La famille Chu en 1962
(Tien-wen, six ans, au milieu) |
|
Leur mère, Liu
Musha (刘慕沙),
d’origine hakka, était traductrice de littérature
japonaise ; elle a traduit les grands auteurs japonais,
Kawabata en particulier. Leur père, Chu Hsi-ning (朱西甯),
était un écrivain très connu et a exercé une grande
influence sur ses filles. Né à Linyi (临沂),
dans le Shandong, il avait abandonné ses études en 1945
pour s’engager dans l’armée du Guomingdang où il était
devenu colonel, puis avait suivi Chiang Kai-shek à
Taiwan en 1949.
Il fait partie
de ces écrivains taïwanais aux identités ambivalentes
devenus célèbres dans les années 1950 : des soldats
anti-communistes, qui se considéraient comme les
héritiers du
mouvement du 4 mai,
tout en étant
attachés aux grandes valeurs traditionnelles de la Chine
qu’ils avaient dû quitter.
La famille Chu
vivaient dans l’un des villages, appelés
juàncūn
(眷村),
qui
furent construits dans toute l’île pour |
loger les
familles des militaires débarqués avec Chiang
Kai-chek : des
constructions érigées très vite, en bambou et matériaux
légers, parce que tous ces soldats pensaient qu’ils
allaient bientôt repartir "chez eux". Puis, quand il
devint évident qu’ils étaient dans l’île pour bien plus
longtemps qu’ils n’avaient cru, les maisons furent peu à
peu consolidées, tout en restant un habitat précaire,
qui se dégrada peu à peu.
Les
juàncūn
étaient des enclaves de population venue des provinces
les plus diverses du continent, où chaque famille
parlait le dialecte de celle dont il était originaire,
et où la lingua franca était le mandarin. Dans ces
conditions, il est logique qu’y ait été entretenu le
souvenir nostalgique de la patrie perdue, et cultivées
ses traditions et ses valeurs propres, sa culture aussi,
et en particulier sa littérature classique. |
|
Chu Tian-wen adolescente |
Une rue typique de juancun |
|
Toute une
littérature « du terroir » s’est alors développée chez
les écrivains des
juàncūn ;
Chu Hsi-ning, pour sa part, était un fervent disciple de
Shen Congwen (沈从文),
et, quand
Chu Tien-wen a
commencé à travailler avec Hou Hsiao-hsien, elle lui fit
connaître Shen Congwen, et ce fut l’un des premiers
éléments qui influèrent sur le style du réalisateur à
ses débuts.
|
Ecrivain précoce
L’environnement
familial était certainement propice au développement
d’un talent littéraire qui s’est fait sentir très tôt.
Chu Tien-wen a commencé à écrire dès le collège et sa
première nouvelle fut publiée en 1972, dans l’un des
journaux où seront publiées la plupart des suivantes, le
United Daily (《联合报》),
l’autre étant le National Times (《中国时报》).
Le récit s’intitule crier la tristesse qu’on a au
cœur (《强说心愁》),
elle avait tout juste seize ans.
En 1976, alors
qu’elle faisait des études |
|
La famille dans les années 1970
(de g à dr : 朱天文、刘慕沙、朱天衣、朱西寧、朱天心) |
d’anglais à
l’université Tamkang (ou Danjiang
淡江大学),
l’une des meilleures universités privées de Taiwan, une autre de
ses nouvelles fut primée par le United Daily : « Nouvelles
histoires de Qiaotaishou » (《乔太守新记》),
qui sera publiée en 2005 par les éditions Huangguan (皇冠)
dans un recueil de neuf nouvelles écrites entre seize et vingt
ans.
Elle dira alors que ces
premiers récits ne sont pas vraiment de la littérature : « A
l’époque, tout le monde écrivait, ne serait-ce que, chaque jour,
de nouvelles pages de son cahier intime et d’innombrables
lettres à ses amis. J’étais jeune et exprimais toutes sortes de
sentiments et expériences qui étaient alors importants pour moi,
et presque tout tournait autour des aspects les plus familiers
de ma vie… S’il m’a semblé si naturel de prendre la plume, c’est
sans doute aussi lié à mon environnement familial… » (2)
Elle écrit alors sous
l’influence de
Zhang Ailing (张爱玲),
vénérée par tout le monde autour d’elle, et en particulier par
son père : lors de sa fuite du continent avec l’armée
nationaliste, la seule chose qu’il avait emportée avec lui dans
son baluchon était un recueil de ses nouvelles.
Mais son univers d’adolescente sensible et surdouée est alors
bouleversé par l’arrivée à côté de chez elle du premier mari de
la romancière : Hu Lancheng (胡兰成).
Adolescente sous
influence
Chu Tian-wen et Hu Lancheng |
|
Hu Lanchang
était considéré comme traître en Chine après avoir été,
dans les années 1940, ministre de la propagande du
gouvernement collaborationniste de Wang Jingwei (汪精卫),
à Wuhan. Il avait alors été chargé de la rédaction d’un
journal littéraire, le Da Chu Bao (《大楚报》),
conçu pour évoquer la mémoire de l’ancien Etat de Chu (楚国)
dans l’esprit de la population chinoise locale, et la
rallier ainsi au gouvernement instauré par les Japonais.
|
Hu Lanchang se voyait
comme un autre Liu Bang (刘邦),
ce rebelle qui avait commencé par subvertir l’ordre de l’Etat de
Chu avant de faire tomber la dynastie des Qin et créer la
sienne, celle des Han…
Inutile
de dire qu’il était persona non grata en Chine continentale. A
Taiwan, son statut a évolué avec la situation politique,
parallèlement d’ailleurs à celui de Zhang Ailing.
Hu Lancheng, voisin
et mentor
Aux lendemains de 1949,
le régime de Chiang Kai-chek a d’abord promu Zhang Ailing comme
modèle moderniste et apolitique pour la littérature taïwanaise,
comme alternative aux écrivains chinois de gauche dans la
mouvance de
Lu Xun,
inspirés par les idéaux du
mouvement du 4 mai.
Au début des années
1970, cependant, la légitimité du Guomingdang était de plus en
plus contestée, à l’intérieur comme sur la scène internationale,
la visite du président Nixon en Chine en 1972 marquant un début
de retournement des alliances. Dans ce contexte, un mouvement de
retour aux grandes valeurs de la culture chinoise se développa,
en réaction contre la tentation du repli sur l’île, taxée de
« provincialisme formosan », et ce tout particulièrement dans
les cercles conservateurs des écrivains des juancun.
Personnage
ambitieux et ambigu, mais
aussi écrivain féru de littérature chinoise
classique, Hu Lancheng fut accueilli dans l’île, de
manière réservée par les autorités, mais à bras ouverts
par la famille de Chu Tian-wen et leurs amis. Il arriva
en 1974, pour enseigner dans ce qui est devenu en 1980
la Chinese Culture University,
mais n’était encore qu’un établissement de rang
secondaire (中国文化学院),
situé dans les monts Yangming (阳明山). |
|
La Chinese Culture University |
En 1976, une maison
d’édition ayant réédité un de ses ouvrages, initialement publié
dans les années 1950, le livre suscita une telle vague de
critiques et de polémiques houleuses que l’université se vit
obligée de le limoger, et de le renvoyer du campus. Chu Hsi-ning
lui loua alors l’appartement d’un voisin qui venait de
déménager, et Hu Lancheng s’installa près de chez eux, devenant
le professeur privé des filles. Cela ne dura que six mois, avant
qu’il soit contraint de quitter l’île et de partir au Japon.
Mais cette courte période suffit à marquer les esprits des trois
filles de manière déterminante, surtout les deux aînées.
L’écriture comme
mission
Mentor charismatique,
Hu Lancheng transmit en ces quelques mois à Chu Tien-wen sa
passion pour les grands classiques de la littérature chinoise,
et, parallèlement, une conception de l’écrivain comme une sorte
de mage imbu d’une mission, dérivée de la tradition des lettrés
anciens qui renonçaient aux charges de la cour et se retiraient
pour réfléchir sur leur temps et admonester l’empereur.
La revue Sansan, n° 19, « En Chine » |
|
Comme leur
mentor ne pouvait plus publier dans les circuits
officiels, Chu Hsi-ning créa une revue littéraire dont
il confia la rédaction à ses deux aînées et qui devint
le centre d’une coterie littéraire autour de Hu
Lancheng, la revue « trois trois » ou Sansan Jikan
(《三三集刊》),
complétée ensuite par la création d’une maison
d’édition, Sansan Shufang (《三三书坊》),
fondée en coopération avec les éditions Huangguan
(皇冠).
On dit généralement que le double trois de l’appellation
est un résumé des valeurs culturelles et spirituelles
que la revue était sensée représenter : un premier trois
pour les trois principes de Sun Yat-sen, et le second
pour la Sainte Trinité, car Chu Hsi-ning était un adepte
des valeurs chrétiennes.
En fait, les
références sont bien plus profondes, jouant sur un
ensemble de valeurs symboliques du chiffre trois dans la
culture chinoise, partant du Daodejing (où le
trois symbolise
la matrice originelle
de l’univers :
三生万物)
|
au « Roman des trois Royaumes » (《三国演义》)
en passant par le Classique des trois caractères (《三字经》) :
valeurs symboliques véhiculant la nostalgie de la culture
chinoise, et reflétant l’esprit du cercle familial et littéraire
dont faisait partie la jeune Chu Tien-wen.
1981 : année
charnière
L’influence de
Hu Lancheng ne cessa donc pas avec son départ. Du Japon,
il continua de leur envoyer des textes, publiés sous le
pseudonyme de Li Qing. En 1979 fut publié aux éditions
Sansan un livre intitulé « L’esprit est une
branche fleurie » (《禅是一枝花》)
où apparaissent les ombres de Chu Hsi-ning et
Chu Tien-wen.
Mais cette année 1979 marque l’apogée de son influence.
De ces années
date une série de nouvelles encore inspirées de ses
années d’université et reflétant l’amour de la
littérature ancienne, comme une sorte de paradis perdu :
« Notes
de Tamkang » (《淡江记》),
paru en 1979,
et « Légendes » (《传说》)
en 1981.
La revue
Sansan n’édita au total que vingt-huit numéros (3),
avant de disparaître début 1981, juste avant que Hu
Lancheng ne meure à Tokyo, en juillet. En 1982,
|
|
Notes de Tamkang |
Chu Tien-wen
publia « L’Eden, c’est fini »
(《伊甸不再》),
comme pour signaler qu’une page se tournait.
Une autre phase créative totalement différente commença
alors pour elle, au confluent de la littérature et du
cinéma, d’une nouvelle littérature et d’un nouveau
cinéma.
La
littérature comme unique option
Quand Sansan eut mis la clef sous la porte, Chu
Tien-wen se demanda ce qu’elle allait faire ensuite.
Après avoir éliminé plusieurs voies possibles, elle
demeura avec une seule option viable pour l’avenir :
écrire. L’écriture, en même temps, perdit son sens de
mission, pour devenir un moyen de réalisation
personnelle, un mode de réflexion, un miroir pour
s’observer et observer le monde. |
|
Légendes |
C’est alors qu’elle rencontra Hou Hsiao-hsien, à un moment où
le cinéma taïwanais traversait une phase de remise en cause qui
allait déboucher sur le mouvement du Nouveau Cinéma dont Hou
Hsiao-hsien devint l’un des chefs de file (1). Son travail de
scénariste influa en retour sur l’œuvre littéraire de Chu
Tien-wen.
Nouvelle expérience : l’écriture de scénario
Tout a commencé quand Hou Hsiao-hsien, un jour, lut un court
récit qu’elle avait publié dans le United Daily, dans le cadre
d’une série de textes de différents auteurs, sur le thème
« Histoire d’amour » (《爱的故事》).
Ce n’était pas le premier d’elle qu’il lisait, mais celui-ci lui
plut et il la rencontra pour discuter des possibilités
d’adaptation au cinéma. Elle venait de rédiger un scénario pour
la télévision avec le scénariste Ding Yamin. C’est donc avec lui
qu’elle se mit au travail, chacun rédigeant une partie que Hou
Hsiao-hsien adapta ensuite en un script cohérent.
Premier recueil de textes
sur les films de Hou Hsiao-hsien |
|
C’était en 1981, cela faisait huit ans que Hou Hsiao-hsien
était scénariste et assistant réalisateur. La nouvelle
s’appelait « L’histoire de Xiao Bi » (《小毕的故事》).
Le film s’intitula « Growing Up », tout en gardant le
même titre chinois que la nouvelle, et sortit en 1983.
Bien que la réalisation ait été l’œuvre d’un autre
metteur en scène, le film marque le début de la
collaboration entre
Hou Hsiao-hsien et Chu
Tien-wen. Elle était novice dans le domaine du scénario,
et c’est justement ce que recherchait Hou Hsiao-hsien :
des idées, un style nouveaux.
C’est le début, aussi, du Nouveau Cinéma taïwanais, car
plusieurs réalisateurs ont au même moment adopté la même
approche novatrice, et avec d’autres écrivains ; le
mouvement s’est ensuite pleinement développé après 1987,
une fois levée la loi martiale (4).
C’est la seule nouvelle de Chu Tien-wen qui ait été adaptée.
Ses autres scénarios –écrits exclusivement pour
|
Hou Hsiao-hsien – ont été le résultat d’un travail de
réflexion commun sur un thème, au début sur leurs souvenirs
d’enfance et d’adolescence, puis sur l’histoire de Taiwan. C’est
après avoir travaillé ainsi sur le scénario, selon un processus
de va et vient avec le réalisateur et de réécriture constant
pendant le tournage, que Chu Tien-wen a écrit les nouvelles qui
portent les titres des films.
Leur première réalisation commune fut le premier long métrage
signé Hou Hsiao-hsien,
« Les garçons de
Fengkuei » (《风柜来的人》),
sorti également en 1983, pour lequel elle lui fit lire
l’autobiographie de
Shen Congwen qui était alors interdite dans
l’île : modèle de littérature « du terroir » qu’aimait beaucoup
son père, et qui inspira l’atmosphère et la construction du
film : « J’ai découvert chez lui un regard distant, dira
le réalisateur, comme s'il observait les malheurs du monde
avec détachement. »
Par la suite,
Chu
Tien-wen a souvent, ainsi, apporté une solution venue de
la littérature à un problème cinématographique.
Un exemple qu’elle a rapporté lors d’un entretien avec
Michael Berry (2) est celui d’un film publicitaire
tourné par
Hou Hsiao-hsien pour une
nouvelle voiture. La marque voulait que la publicité
soit axée sur l’intérieur du véhicule, en le présentant
découpé comme une pastèque. Restait à trouver la méthode
et la perspective. Elle est venue d’Italo Calvino,
écrivain fétiche pour Chu Tien-wen qui a souvent eu
recours à ses théories.
En l’occurrence, elle a fait lire à Hou Hsiao-hsien un livre
intitulé « Six mémos for the Next Millenium », basé sur
les conférences données par Calvino à Harvard en 1985-86
dans le cadre des Norton Lectures. Dans l’un de ces
essais, Calvino se demande où est la profondeur dans une
œuvre littéraire : il répond en avançant que la
profondeur est cachée à la surface du langage, dans sa
structure et ses descriptions. C’est devenu le slogan de
la publicité. |
|
Six mémos for the Next Millenium |
Finalement le travail sur le scénario est ainsi bien plus un
échange d’idées, sur des lectures ou des expériences, qu’une
simple rédaction. Après seize scénarios en près de trente ans de
collaboration, Chu Tien-wen n’est jamais devenue une scénariste
ordinaire, elle a inspiré plus qu’elle n’a scénarisé ; pour
elle, l’écriture vient après le scénario et l’écrit n’a rien de
commun avec l’image.
Mais
la littérature par-dessus tout
Si elle est fière
d’avoir participé à la naissance et au développement du cinéma
d’auteur taïwanais, elle n’a jamais envisagé d’adapter une des
ses propres œuvres car elle considère qu’il y a un abîme
infranchissable entre le cinéma et la littérature. « Mots et
images sont deux moyens totalement différents de transmettre des
messages et des sentiments… » a-t-elle dit, « tellement
différent que, en un certain sens, plus vous êtes doué pour vous
exprimer par le mot, moins vous l’êtes pour le faire par
l’image. » (5)
Finalement, elle
reconnaît que son activité de scénariste lui a surtout donné les
moyens d’écrire librement, hors de toute contrainte financière,
une sorte de luxe qui lui a permis de se consacrer pleinement à
l’écriture.
1990 et après :
chefs d’œuvre
Son œuvre véritablement
personnelle, libérée de l’influence et de Zhang Ailing et de Hu
Lancheng, mais marquée par les thèmes de réflexion développés
dans les films de Hou Hsiao-hsien, démarre en 1990 avec la
parution du recueil « Splendeur fin de siècle » (《世纪末的华丽》) :
huit nouvelles dont celle écrite à partir du scénario de « La
fille du Nil » (《尼罗河女儿》)
(6).
Splendeur fin de
siècle
Celle qui ouvre le
recueil, « Maître Chai » (《柴师父》),
est représentative du nouveau style de
Chu Tien-wen. C’est un récit
très imagé et évocateur d’un moment de la vie d’un vieux
bouddhiste de quelque soixante dix ans, praticien de médecine
traditionnelle qui vit chez son fils, perdu entre ses souvenirs
du passé et un présent qui s’impose à lui. La description du
salon où il reçoit ses clients est l’image même de l’ambivalence
du personnage et de son époque : coupé en deux pour réserver une
moitié de la pièce à une sorte de hall bouddhiste, où sont
alignés des meubles pour ranger les sutras, avec deux lampes
allumées nuit et jour autour d’un petit autel.
La confrontation entre le passé et le présent est ainsi
exprimée visuellement, et toute la nouvelle est basée sur
l’opposition de termes binaires - tradition/modernité,
vieux/jeune, langue taïwanaise/mandarin…. – qui se télescopent
en cohabitant, le silence des dieux, dans l’espace préservé du
salon, contrastant avec le bruit de la rue. Dernière
confrontation : alors que le vieil homme a trouvé la paix après
le décès de son épouse, une jeune patiente vient troubler ce
calme et le remettre en cause. Comme le présent de l’île vient
peu à peu effacer la mémoire de l’héritage du continent.
Splendeur fin de siècle |
|
Les autres
nouvelles offrent, chacune à sa manière, une vision
contrastée d’un monde post-moderne où le passé, et les
souvenirs qui lui sont liés, sont à tout instant battus
en brèche par une modernité agressive. Mais la nouvelle
la plus réussie est certainement celle qui a donné son
titre au recueil : « Splendeur fin de siècle » (《世纪末的华丽》) ;
elle a suscité l’enthousiasme dès sa parution et reste
l’une des meilleures de Chu Tien-wen, par la force
expressive du texte et l’originalité de la construction.
Chu Tien-wen a
adopté une forme non linéaire tout à fait adaptée à un
récit qui émerge du souvenir d’une jeune femme en
fonction d’un certain nombre de stimuli, d’abord les
odeurs, puis les couleurs. Les différentes années
évoquées sont suggérées par une atmosphère définie par
les odeurs et les couleurs liées aux modes
vestimentaires, et par les lignes créées par les grands
|
couturiers en
vogue à Taipei à
l’époque, donnant
l’impression d’une ville moderne, à l’avant-garde de la mode et
d’une grande liberté, en particulier pour les femmes – on ne
peut s’empêcher de penser à Zhang Ailing. Odeurs et couleurs
sont clés du souvenir, mais la musique aussi : celle du film
« Amadeus » qui mit toute l’île à l’heure baroque en 1985, celle
de Michael Jackson « moon walk » l’année suivante…
C’est toute la seconde
moitié des années 1980 et le début des années 1990 qui sont
ainsi dépeints dans un désordre aussi chaotique que l’époque
elle-même, l’effervescence créée par la levée de la loi
martiale, en 1987, étant brillamment évoquée par le biais des
détails du style de vie. Le changement le plus important
signalé, cependant, n’est pas 1987, mais l’année précédente,
l’année des dix-huit ans de la narratrice : « l’année où Taiwan
a rattrapé l’Europe en devenant un centre de haute couture, »
l’année aussi où tous les jeunes de la bande partaient au mont
Yangming fumer de la marihuana et communier avec la Nature.
Finalement, c’est une
Taipei en pleine effervescence moderniste qui est ici dépeinte,
« une ville fédérant Taipei, Milan, Paris, Londres, Tokyo et New
York. » Mais reste quand même un fond de nostalgie du passé :
représentative de la jeunesse branchée de la ville, la
narratrice n’en est pas moins « ancrée dans ses traditions,
nourrie de ses courants artistiques, polie par sa culture… ». Ce
n’est qu’ainsi, semble suggérer Chu Tien-wen, qu’elle peut se
prévaloir d’être la digne représentante de sa ville.
La profondeur des
nouvelles du recueil vient ainsi d’effets postmodernistes qui
restent de surface, tandis qu’affleurent une nostalgie et une
mélancolie bien plus profondes. Ecrites dans un style très
vivant, parfaitement adapté à l’expression du mouvement
perpétuel dans lequel vivent les personnages, ces nouvelles ont
été perçues dès leur parution comme fondamentalement novatrices
et ont valu à Chu Tien-wen le nom d’« écrivain d’une nouvelle
humanité » (新人类作家
xin renlei zuojia).
Carnets d’un homme
désolé
Ce style
nouveau a été poursuivi, en l’approfondissant et le
complexifiant, dans son roman publié en 1994 qui reste
l’une de ses plus belles réussites : « Carnets d’un
homme désolé » (《荒人手记》).
Le narrateur
est ici un homosexuel d’une quarantaine d’années qui
évoque des souvenirs de jeunesse alors qu’il se trouve
au chevet d’un de ses anciens amis, en train de mourir
du SIDA sur un lit d’hôpital à Tokyo. La narration
procède par sauts (de mémoire) et digressions, en
déroulant un discours brillant autour des thèmes de
l’eros et de la mort, tour à tour déprimé et plein
d’humour.
C’est aussi un
brillant exercice de style recourant à l’intertextualité
la plus époustouflante, pour évoquer autant que pour
satiriser. Le narrateur étant un professeur
d’anthropologie structuraliste, il nous livre des
témoignages de son érudition, ironiques sous la plume de
|
|
Carnets d’un homme désolé |
Chu Tien-wen,
mais qui finissent pas
former tout un réseau de références qui vont de la théorie du
mythe et des coutumes de certaines tribus au Brésil chez
Levi-Strauss à « L’histoire de la sexualité » de Foucault pour
étayer un discours sur l’homosexualité, le sexe, les tabous, la
mort, illustré par ailleurs de citations d’hommes de lettres et
de philosophes les plus divers.
Chu Tien-wen interviewée à Paris en 2007
sur son travail de scénariste (avec Lim
Giong à dr.) |
|
On pourrait se
perdre dans ce texte foisonnant, mais il est quand même
construit selon deux thèmes principaux : le plaisir des
sens (官能享乐)
et l’alchimie du verbe (文字炼金术),
avec un jeu constant entre l’inclination aux jeux de
langage et l’incapacité du narrateur à donner à ses
paroles le sens qu’il recherche.
Les digressions
de l’intertextualité brouillent l’histoire de
l’homosexualité et le texte lui-même ; ce qui ressort,
finalement, comme fondamental, c’est la |
réflexion sur la
langue : le
narrateur homosexuel est réduit au plaisir des sens comme
l’amour de la langue tourne à l’obsession du mot juste, jusqu’au
fétichisme du bon mot pour lui-même. On rejoint là le Roland
Barthes du « Plaisir du texte ». (7)
Mais on rejoint
aussi Chu Tien-wen, l’écriture apparaissant comme le
moyen fondamental de lutter contre l’oubli et la mort.
On entend sa voix derrière ceux de son personnage :
« J’écris donc je suis. Et quand je ne pourrai plus
écrire, je jetterai ma plume et ce sera fini : je ne
pourrai plus prétendre à l’émotion, à la conscience, à
la forme…. » Car hors du mot il n’y a plus que néant
informe. C’est aussi ce que disait Wittgenstein. (8)
Paroles de
sorcière
Cet art de la
digression a été porté à ses limites dans le roman que
Chu Tien-wen a publié en 2008 et qu’elle a passé près de
huit ans à écrire (en vivant de ses scénarios) : « Langue
de sorcière » (《巫言》).
Non point un récit traditionnel dont on puisse suivre la
ligne narrative, mais un mélange de scènes diverses,
d’où |
|
Langues de sorcière |
émergent la
« sorcière », et
la cohorte de gens
autour d’elle, reflétant trois générations de Taïwanais : au
total vingt histoires différentes et sans lien évident entre
elles, en cinq chapitres, commençant par la question apparemment
absurde : pourquoi le Bouddha baisse-t-il les yeux ?
Chu Tien-wen en 2009 avec Mo Yan
et Ōe Kenzaburō (prix Nobel 1994) |
|
On trouve dans
ce roman l’expression achevée de la théorie de la
digression d’Italo Calvino qu’aime tant Chu Tien-wen :
la digression est le moyen le plus efficace de ralentir
la narration, donc de ralentir le cours du temps, un
temps qui n’est ni linéaire ni absolu, mais dépend de la
personne qui se le remémore et l’évoque.
La langue de
sorcière, c’est celle qui se joue du temps et de
l’espace pour en rompre les contraintes. Et la sorcière
n’est autre que Chu Tien-wen. |
Notes
(1) Sur Hou
Hsiao-hsien, voir
:
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Hou_hsiao_hsien.htm
(2) Entretien avec
Michael Berry, in : Speaking in Images, Interviews with
Contemporary Chinese Filmmakers, Columbia University Press, 2004
(p. 235-271 : Hou Hsiao-hsien with Chu Tien-wen – ma traduction)
(3) Pour le détail des
publications, voir :
http://www.douban.com/group/topic/18849571/
Les couvertures des
différents numéros :
http://qing.blog.sina.com.cn/tj/8334ba460101cd0c.html
(4) Voir Repères
historiques (à venir).
(5) Interview
Crienglish, décembre 2010.
(6) Les nouvelles du
recueil :
Maître Chai《柴师父》
La fille du Nil《尼罗河女儿》
Boddhisattva incarné《肉身菩萨》
Lune, emmène-moi avec toi !《带我去吧,月光》
Rose Rouge te bipe《红玫瑰呼叫你》
Splendeur fin de siècle《世纪末的华丽》
Comme si c’était hier《恍如昨日》
Vacances envolées《失去的假期》
(7) Voir le chapitre
sur Les écrivains de garnison, par Peng Hsiao-yen (traduction
Angel Pino), p. 163-165, in : La littérature taïwanaise, état
des recherches et réception à l’étranger, You Feng 2011.
(8) On peut lire en
ligne les chapitres 1 et 2 de la traduction en anglais de Howard
Goldblatt :
http://english.cri.cn/7146/2010/12/08/2702s609092_2.htm
Principales
publications en chinois
Outre les publications
à Taiwan, depuis une dizaine d’années, bon nombre de textes de
Chu Tien-wen sont publiés, en caractères simplifiés, par divers
éditeurs de Chine continentale (du Shandong et de Shanghai). –
et des recueils de nouvelles depuis 2009.
- Aux éditions
Shanghai Yiwen (上海译文出版社) :
La ville des étés
torrides
《炎夏之都》
Recueil de quinze
nouvelles écrites entre 1982 et 1987, en deux parties :
« Les saisons les plus mémorables » (1982-83) et « La ville des
étés torrides » (1984-87). Chu Tien-wen y poursuit l’évocation
de la vie à Taiwan dans sa jeunesse, en mêlant souvenirs
d’enfance personnels et familiaux. C’est en même temps la
période pendant laquelle elle a commencé à participer au
mouvement du Nouveau Cinéma. Ses récits reflètent une écriture
cinématographique, imagée et pleine d’atmosphère.
Légendes
《传说》
Recueil de vingt
nouvelles complémentaires des précédentes, écrites entre 1972
et 1981, c’est-à-dire les écrits de jeunesse, en deux
parties : « Nouvelles histoires de Qiaotaishou » et
« Légendes », avec chacune une préface. Les premiers récits ont
pour thème la vie à l’école, dont celle qui donne son titre à
cette première partie, écrite dans un style très classique, qui
contraste avec les récits concernant la famille et la société de
la seconde partie, qui reflètent les changements sociaux des
années 1970-80. Ils retracent le contexte socio-historique de la
période de maturation de l’auteur.
- Aux éditions du
peuple de Shanghai (上海人民出版社)
Paroles de sorcière
《巫言》
- Aux éditions
Shandong Huabao :
Collection Chu Tien-wen avec cinq titres
Notes de Tamkang《淡江记》
Carnets d’un homme
désolé
《荒人手记》
Three times《最好的时光》
Premier recueil de
scénarios et d’articles sur le cinéma
(le titre se réfère au
film éponyme de
Hou
Hsiao-hsien)
Le voyage du ballon
rouge
《红气球的旅行》
Second
recueil de scénarios et essais sur le cinéma
(le
titre se réfère au film éponyme de Hou Hsiao-hsien)
Traductions en
français
- Maître
Chai, trad. Olivier Bialais, in A mes frères du
village de garnison : anthologie de nouvelles
taïwanaises contemporaines, Angel Pino/Isabelle Rabut
éd., Bleu de Chine coll. Lettres taïwanaises, Paris
2001, pp. 131-154
- Le dernier
train pour Tamsui et autres nouvelles taïwanaises,
anthologie de la famille Chu, Chu Hsi-ning, Chu
Tien-hsin et Chu Tien-wen, traduit par Isabelle Rabut et
Angel Pino, Christian Bourgois, coll. Lettres
taïwanaises, mars 2004. Ce recueil comprend neuf
nouvelles :
de Chu Hsi-Ning : Le fer en fusion (1961), La
Nouvelle tombe (1957) et Sur la charrette
(1957)
de Chu
Tien-Hsin : Le dernier train pour Tamsui (1984),
Je me souviens (1987) et Le chevalier de la
Mancha (1994)
de Chu Tien-Wen : Plus de paradis (1982), La
cité de l’été brûlant (1987) et Le bouddha
incarné (1990).
- L’histoire
de petit Pi, nouvelle traduite du chinois par Angel
Pino, avec notes et présentation, Les Temps modernes, n°
630-631, mars juin 2005, pp 190-203.
- Splendeur fin de
siècle, nouvelle traduite du chinois et présentée
par Catherine Charmant, revue
Jentayu n° 2, juin 2015. |
|
Anthologie de la famille Chu |
Traductions
complémentaires en anglais
Notes of a
Desolate Man,
trad. par
Howard Goldblatt et Sylvia Li-Chun Lin,
Columbia University Press, coll. Modern Chinese
Literature from Taiwan, avril 1999.
Fin de Siecle
Splendor,
trad. par Eva Hung, in : The Columbia Anthology of Modern
Chinese Literature, ed. Joseph S.M. Lau &
Howard Goldblatt, Columbia University Press, 2007.
A lire en complément
Splendeur fin de siècle 《世纪末的华丽》 (extraits)
Publication de la
traduction en français du scénario
de « La Cité des Douleurs »
A regarder en complément
Vidéo de la rencontre avec Chu Tien-wen à la librairie
Potemkine, lors de son passage à Paris pour une série de
séminaires sur les scénarios, à l'occasion de la sortie
de la traduction de celui de « La Cité des douleurs ».
|
|