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Chu Tien-wen / Zhu Tianwen  朱天文

Présentation

par Brigitte Duzan, 14 avril 2013, actualisé 27 juin 2015

     

Chu Tien-wen (朱天文) est l’une des personnalités majeures de la littérature taïwanaise contemporaine, et de la littérature taïwanaise tout court. Comme les autres écrivains de l’île, elle souffre d’une relative méconnaissance à l’étranger, faute de traductions. Mais, dans son cas, ce handicap est compensé par sa notoriété en tant que scénariste de Hou Hsiao-hsien (侯孝贤) et figure de proue, avec lui, du mouvement du Nouveau cinéma taïwanais (1).

              

Destinée à écrire

       

Née en 1956 à Taipei, Chu Tien-wen (朱天文) est très vite devenue une personnalité de premier plan dans les lettres taïwanaises, tout comme ses deux sœurs cadettes, Chu Tien-hsin (朱天心) et Chu Tien-yi (朱天衣), âgées respectivement de quatre et deux ans de moins qu’elle.

 

Chu Tian-wen

        

Culture du "juancun"  

        

La famille Chu en 1962

(Tien-wen, six ans, au milieu)

 

Leur mère,  Liu Musha (刘慕沙), d’origine hakka, était traductrice de littérature japonaise ; elle a traduit les grands auteurs japonais, Kawabata en particulier. Leur père, Chu Hsi-ning (朱西甯), était un écrivain très connu et a exercé une grande influence sur ses filles. Né à Linyi (临沂), dans le Shandong, il avait abandonné ses études en 1945 pour s’engager dans l’armée du Guomingdang où il était devenu colonel, puis avait suivi Chiang Kai-shek à Taiwan en 1949.

       

Il fait partie de ces écrivains taïwanais aux identités ambivalentes devenus célèbres dans les années 1950 : des soldats anti-communistes, qui se considéraient comme les héritiers du mouvement du 4 mai, tout en étant attachés aux grandes valeurs traditionnelles de la Chine qu’ils avaient dû quitter.

        

La famille Chu vivaient dans l’un des villages, appelés juàncūn (眷村),  qui furent construits dans toute l’île pour

loger les familles des militaires débarqués avec Chiang

Kai-chek : des constructions érigées très vite, en bambou et matériaux légers, parce que tous ces soldats pensaient qu’ils allaient bientôt repartir "chez eux". Puis, quand il devint évident qu’ils étaient dans l’île pour bien plus longtemps qu’ils n’avaient cru, les maisons furent peu à peu consolidées, tout en restant un habitat précaire, qui se dégrada peu à peu.

             

Les juàncūn étaient des enclaves de population venue des provinces les plus diverses du continent, où chaque famille parlait le dialecte de celle dont il était originaire, et où la lingua franca était le mandarin. Dans ces conditions, il est logique qu’y ait été entretenu le souvenir nostalgique de la patrie perdue, et cultivées ses traditions et ses valeurs propres, sa culture aussi, et en particulier sa littérature classique.

 

                      

Chu Tian-wen adolescente

             

Une rue typique de juancun

 

Toute une littérature « du terroir » s’est alors développée chez les écrivains des juàncūn ; Chu Hsi-ning, pour sa part, était un fervent disciple de Shen Congwen (沈从文), et, quand Chu Tien-wen a commencé à travailler avec Hou Hsiao-hsien, elle lui fit connaître Shen Congwen, et ce fut l’un des premiers éléments qui influèrent sur le style du réalisateur à ses débuts.

       

       

Ecrivain précoce

        

L’environnement familial était certainement propice au développement d’un talent littéraire qui s’est fait sentir très tôt. Chu Tien-wen a commencé à écrire dès le collège et sa première nouvelle fut publiée en 1972, dans l’un des journaux où seront publiées la plupart des suivantes, le United Daily (《联合报》), l’autre étant le National Times (《中国时报》). Le récit s’intitule crier la tristesse qu’on a au cœur (《强说心愁》), elle avait tout juste seize ans.

            

En 1976, alors qu’elle faisait des études

 

La famille dans les années 1970

(de g à dr : 朱天文、刘慕沙、朱天衣、朱西寧、朱天心)

d’anglais à l’université Tamkang (ou Danjiang 淡江大学), l’une des meilleures universités privées de Taiwan, une autre de ses nouvelles fut primée par le United Daily : « Nouvelles histoires de Qiaotaishou » (《乔太守新记》), qui sera publiée en 2005 par les éditions Huangguan (皇冠) dans un recueil de neuf nouvelles écrites entre seize et vingt ans.

      

Elle dira alors que ces premiers récits ne sont pas vraiment de la littérature : « A l’époque, tout le monde écrivait, ne serait-ce que, chaque jour, de nouvelles pages de son cahier intime et d’innombrables lettres à ses amis. J’étais jeune et exprimais toutes sortes de sentiments et expériences qui étaient alors importants pour moi, et presque tout tournait autour des aspects les plus familiers de ma vie… S’il m’a semblé si naturel de prendre la plume, c’est sans doute aussi lié à mon environnement familial… » (2)

      

Elle écrit alors sous l’influence de Zhang Ailing (张爱玲), vénérée par tout le monde autour d’elle, et en particulier par son père : lors de sa fuite du continent avec l’armée nationaliste, la seule chose qu’il avait emportée avec lui dans son baluchon était un recueil de ses nouvelles.

      

Mais son univers d’adolescente sensible et surdouée est alors bouleversé par l’arrivée à côté de chez elle du premier mari de la romancière : Hu Lancheng (胡兰成).

      

Adolescente sous influence

      

Chu Tian-wen et Hu Lancheng

 

Hu Lanchang était considéré comme traître en Chine après avoir été, dans les années 1940, ministre de la propagande du gouvernement collaborationniste de Wang Jingwei (汪精卫), à Wuhan. Il avait alors été chargé de la rédaction d’un journal littéraire, le Da Chu Bao (《大楚报》), conçu pour évoquer la mémoire de l’ancien Etat de Chu (楚国) dans l’esprit de la population chinoise locale, et la rallier ainsi au gouvernement instauré par les Japonais.

            

Hu Lanchang se voyait comme un autre Liu Bang (刘邦), ce rebelle qui avait commencé par subvertir l’ordre de l’Etat de Chu avant de faire tomber la dynastie des Qin et créer la sienne, celle des Han…  Inutile de dire qu’il était persona non grata en Chine continentale. A Taiwan, son statut a évolué avec la situation politique, parallèlement d’ailleurs à celui de Zhang Ailing.

      

Hu Lancheng, voisin et mentor

      

Aux lendemains de 1949, le régime de Chiang Kai-chek a d’abord promu Zhang Ailing comme modèle moderniste et apolitique pour la littérature taïwanaise, comme alternative aux écrivains chinois de gauche dans la mouvance de Lu Xun, inspirés par les idéaux du mouvement du 4 mai.

      

Au début des années 1970, cependant, la légitimité du Guomingdang était de plus en plus contestée, à l’intérieur comme sur la scène internationale, la visite du président Nixon en Chine en 1972 marquant un début de retournement des alliances. Dans ce contexte, un mouvement de retour aux grandes valeurs de la culture chinoise se développa, en réaction contre la tentation du repli sur l’île, taxée de « provincialisme formosan », et ce tout particulièrement dans les cercles conservateurs des écrivains des juancun.

     

Personnage ambitieux et ambigu, mais aussi écrivain féru de littérature chinoise classique, Hu Lancheng fut accueilli dans l’île, de manière réservée par les autorités, mais à bras ouverts par la famille de Chu Tian-wen et leurs amis. Il arriva en 1974, pour enseigner dans ce qui est devenu en 1980 la Chinese Culture University, mais n’était encore qu’un établissement de rang secondaire (中国文化学院), situé dans les monts Yangming (阳明山).

 

La Chinese Culture University

        

En 1976, une maison d’édition ayant réédité un de ses ouvrages, initialement publié dans les années 1950, le livre suscita une telle vague de critiques et de polémiques houleuses que l’université se vit obligée de le limoger, et de le renvoyer du campus. Chu Hsi-ning lui loua alors l’appartement d’un voisin qui venait de déménager, et Hu Lancheng s’installa près de chez eux, devenant le professeur privé des filles. Cela ne dura que six mois, avant qu’il soit contraint de quitter l’île et de partir au Japon. Mais cette courte période suffit à marquer les esprits des trois filles de manière déterminante, surtout les deux aînées. 

      

L’écriture comme mission

      

Mentor charismatique, Hu Lancheng transmit en ces quelques mois à Chu Tien-wen sa passion pour les grands classiques de la littérature chinoise, et, parallèlement, une conception de l’écrivain comme une sorte de mage imbu d’une mission, dérivée de la tradition des lettrés anciens qui renonçaient aux charges de la cour et se retiraient pour réfléchir sur leur temps et admonester l’empereur.

      

La revue Sansan, n° 19, « En Chine »

 

Comme leur mentor ne pouvait plus publier dans les circuits officiels, Chu Hsi-ning créa une revue littéraire dont il confia la rédaction à ses deux aînées et qui devint le centre d’une coterie littéraire autour de Hu Lancheng, la revue « trois trois » ou Sansan Jikan (《三三集刊》), complétée ensuite par la création d’une maison d’édition, Sansan Shufang (《三三书坊》), fondée en coopération avec les éditions Huangguan (皇冠). On dit généralement que le double trois de l’appellation est un résumé des valeurs culturelles et spirituelles que la revue était sensée représenter : un premier trois pour les trois principes de Sun Yat-sen, et le second pour la Sainte Trinité, car Chu Hsi-ning était un adepte des valeurs chrétiennes.

       

En fait, les références sont bien plus profondes, jouant sur un ensemble de valeurs symboliques du chiffre trois dans la culture chinoise, partant du Daodejing (où le trois symbolise la matrice originelle de l’univers : 三生万物)

au « Roman des trois Royaumes » (《三国演义》) en passant par le Classique des trois caractères (《三字经》) : valeurs symboliques véhiculant la nostalgie de la culture chinoise, et reflétant l’esprit du cercle familial et littéraire dont faisait partie la jeune Chu Tien-wen.

      

1981 : année charnière

      

L’influence de Hu Lancheng ne cessa donc pas avec son départ. Du Japon, il continua de leur envoyer des textes, publiés sous le pseudonyme de Li Qing. En 1979 fut publié aux éditions Sansan  un livre intitulé « L’esprit est une branche fleurie » (《禅是一枝花》) où apparaissent les ombres de Chu Hsi-ning et Chu Tien-wen. Mais cette année 1979 marque l’apogée de son influence.

         

De ces années date une série de nouvelles encore inspirées de ses années d’université et reflétant l’amour de la littérature ancienne, comme une sorte de paradis perdu : « Notes de Tamkang » (《淡江记》), paru en 1979, et « Légendes » (传说) en 1981.      

        

La revue Sansan n’édita au total que vingt-huit numéros (3), avant de disparaître début 1981, juste avant que Hu Lancheng ne meure à Tokyo, en juillet. En 1982,

 

Notes de Tamkang

Chu Tien-wen publia « L’Eden, c’est fini » (伊甸不再), comme pour signaler qu’une page se tournait. Une autre phase créative totalement différente commença alors pour elle, au confluent de la littérature et du cinéma, d’une nouvelle littérature et d’un nouveau cinéma.

      

La littérature comme unique option

      

Quand Sansan eut mis la clef sous la porte, Chu Tien-wen se demanda ce qu’elle allait faire ensuite. Après avoir éliminé plusieurs voies possibles, elle demeura avec une seule option viable pour l’avenir : écrire. L’écriture, en même temps, perdit son sens de mission, pour devenir un moyen de réalisation personnelle, un mode de réflexion, un miroir pour s’observer et observer le monde.

 

Légendes

         

C’est alors qu’elle rencontra Hou Hsiao-hsien, à un moment où le cinéma taïwanais traversait une phase de remise en cause qui allait déboucher sur le mouvement du Nouveau Cinéma dont Hou Hsiao-hsien devint l’un des chefs de file (1). Son travail de scénariste influa en retour sur l’œuvre littéraire de Chu Tien-wen.

      

Nouvelle expérience : l’écriture de scénario

      

Tout a commencé quand Hou Hsiao-hsien, un jour, lut un court récit qu’elle avait publié dans le United Daily, dans le cadre d’une série de textes de différents auteurs, sur le thème « Histoire d’amour » (爱的故事). Ce n’était pas le premier d’elle qu’il lisait, mais celui-ci lui plut et il la rencontra pour discuter des possibilités d’adaptation au cinéma. Elle venait de rédiger un scénario pour la télévision avec le scénariste Ding Yamin. C’est donc avec lui qu’elle se mit au travail, chacun rédigeant une partie que Hou Hsiao-hsien adapta ensuite en un script cohérent.

      

Premier recueil de textes

sur les films de Hou Hsiao-hsien

 

C’était en 1981, cela faisait huit ans que Hou Hsiao-hsien était scénariste et assistant réalisateur. La nouvelle s’appelait « L’histoire de Xiao Bi » (《小毕的故事》). Le film s’intitula « Growing Up », tout en gardant le même titre chinois que la nouvelle, et sortit en 1983. Bien que la réalisation ait été l’œuvre d’un autre metteur en scène, le film marque le début de la collaboration entre Hou Hsiao-hsien et Chu Tien-wen. Elle était novice dans le domaine du scénario, et c’est justement ce que recherchait Hou Hsiao-hsien : des idées, un style nouveaux.

        

C’est le début, aussi, du Nouveau Cinéma taïwanais, car plusieurs réalisateurs ont au même moment adopté la même approche novatrice, et avec d’autres écrivains ; le mouvement s’est ensuite pleinement développé après 1987, une fois levée la loi martiale (4).

       

C’est la seule nouvelle de Chu Tien-wen qui ait été adaptée. Ses autres scénarios –écrits exclusivement pour

Hou Hsiao-hsien – ont été le résultat d’un travail de réflexion commun sur un thème, au début sur leurs souvenirs d’enfance et d’adolescence, puis sur l’histoire de Taiwan. C’est après avoir travaillé ainsi sur le scénario, selon un processus de va et vient avec le réalisateur et de réécriture constant pendant le tournage, que Chu Tien-wen a écrit les nouvelles qui portent les titres des films. 

      

Leur première réalisation commune fut le premier long métrage signé Hou Hsiao-hsien, « Les garçons de Fengkuei » (《风柜来的人》), sorti également en 1983, pour lequel elle lui fit lire l’autobiographie de Shen Congwen qui était alors interdite dans l’île : modèle de littérature « du terroir » qu’aimait beaucoup son père, et qui inspira l’atmosphère et la construction du film : « J’ai découvert chez lui un regard distant, dira le réalisateur, comme s'il observait les malheurs du monde avec détachement. »

      

Par la suite, Chu Tien-wen a souvent, ainsi, apporté une solution venue de la littérature à un problème cinématographique. Un exemple qu’elle a rapporté lors d’un entretien avec Michael Berry (2) est celui d’un film publicitaire tourné par Hou Hsiao-hsien pour une nouvelle voiture. La marque voulait que la publicité soit axée sur l’intérieur du véhicule, en le présentant découpé comme une pastèque. Restait à trouver la méthode et la perspective. Elle est venue d’Italo Calvino, écrivain fétiche pour Chu Tien-wen qui a souvent eu recours à ses théories.

        

En l’occurrence, elle a fait lire à Hou Hsiao-hsien un livre intitulé « Six mémos for the Next Millenium », basé sur les conférences données par Calvino à Harvard en 1985-86 dans le cadre des Norton Lectures. Dans l’un de ces essais, Calvino se demande où est la profondeur dans une œuvre littéraire : il répond en avançant que la profondeur est cachée à la surface du langage, dans sa structure et ses descriptions. C’est devenu le slogan de la publicité.

 

Six mémos for the Next Millenium

       

Finalement le travail sur le scénario est ainsi bien plus un échange d’idées, sur des lectures ou des expériences, qu’une simple rédaction. Après seize scénarios en près de trente ans de collaboration, Chu Tien-wen n’est jamais devenue une scénariste ordinaire, elle a inspiré plus qu’elle n’a scénarisé ; pour elle, l’écriture vient après le scénario et l’écrit n’a rien de commun avec l’image.

        

Mais la littérature par-dessus tout

      

Si elle est fière d’avoir participé à la naissance et au développement du cinéma d’auteur taïwanais, elle n’a jamais envisagé d’adapter une des ses propres œuvres car elle considère qu’il y a un abîme infranchissable entre le cinéma et la littérature. « Mots et images sont deux moyens totalement différents de transmettre des messages et des sentiments… » a-t-elle dit, « tellement différent que, en un certain sens, plus vous êtes doué pour vous exprimer par le mot, moins vous l’êtes pour le faire par l’image. » (5)

      

Finalement, elle reconnaît que son activité de scénariste lui a surtout donné les moyens d’écrire librement, hors de toute contrainte financière, une sorte de luxe qui lui a permis de se consacrer pleinement à l’écriture.

      

1990 et après : chefs d’œuvre

      

Son œuvre véritablement personnelle, libérée de l’influence et de Zhang Ailing et de Hu Lancheng, mais marquée par les thèmes de réflexion développés dans les films de Hou Hsiao-hsien, démarre en 1990 avec la parution du recueil « Splendeur fin de siècle » (《世纪末的华丽》) : huit nouvelles dont celle écrite à partir du scénario de « La fille du Nil » (《尼罗河女儿》) (6).

      

Splendeur fin de siècle 

      

Celle qui ouvre le recueil, « Maître Chai » (《柴师父》), est représentative du nouveau style de Chu Tien-wen. C’est un récit très imagé et évocateur d’un moment de la vie d’un vieux bouddhiste de quelque soixante dix ans, praticien de médecine traditionnelle qui vit chez son fils, perdu entre ses souvenirs du passé et un présent qui s’impose à lui. La description du salon où il reçoit ses clients est l’image même de l’ambivalence du personnage et de son époque : coupé en deux pour réserver une moitié de la pièce à une sorte de hall bouddhiste, où sont alignés des meubles pour ranger les sutras, avec deux lampes allumées nuit et jour autour d’un petit autel.

      

La confrontation entre le passé et le présent est ainsi exprimée visuellement, et toute la nouvelle est basée sur l’opposition de termes binaires - tradition/modernité, vieux/jeune, langue taïwanaise/mandarin….  – qui se télescopent en cohabitant, le silence des dieux, dans l’espace préservé du salon, contrastant avec le bruit de la rue. Dernière confrontation : alors que le vieil homme a trouvé la paix après le décès de son épouse, une jeune patiente vient troubler ce calme et le remettre en cause. Comme le présent de l’île vient peu à peu effacer la mémoire de l’héritage du continent.

      

Splendeur fin de siècle

 

Les autres nouvelles offrent, chacune à sa manière, une vision contrastée d’un monde post-moderne où le passé, et les souvenirs qui lui sont liés, sont à tout instant battus en brèche par une modernité agressive. Mais la nouvelle la plus réussie est certainement celle qui a donné son titre au recueil : « Splendeur fin de siècle » (《世纪末的华丽》) ; elle a suscité l’enthousiasme dès sa parution et reste l’une des meilleures de Chu Tien-wen, par la force expressive du texte et l’originalité de la construction.

        

Chu Tien-wen a adopté une forme non linéaire tout à fait adaptée à un récit qui émerge du souvenir d’une jeune femme en fonction d’un certain nombre de stimuli, d’abord les odeurs, puis les couleurs. Les différentes années évoquées sont suggérées par une atmosphère définie par les odeurs et les couleurs liées aux modes vestimentaires, et par les lignes créées par les grands

couturiers en vogue à Taipei à l’époque, donnant l’impression d’une ville moderne, à l’avant-garde de la mode et d’une grande liberté, en particulier pour les femmes – on ne peut s’empêcher de penser à Zhang Ailing. Odeurs et couleurs sont clés du souvenir, mais la musique aussi : celle du film « Amadeus » qui mit toute l’île à l’heure baroque en 1985, celle de Michael Jackson « moon walk » l’année suivante…

       

C’est toute la seconde moitié des années 1980 et le début des années 1990 qui sont ainsi dépeints dans un désordre aussi chaotique que l’époque elle-même, l’effervescence créée par la levée de la loi martiale, en 1987, étant brillamment évoquée par le biais des détails du style de vie. Le changement le plus important signalé, cependant, n’est pas 1987, mais l’année précédente, l’année des dix-huit ans de la narratrice : « l’année où Taiwan a rattrapé l’Europe en devenant un centre de haute couture, » l’année aussi où tous les jeunes de la bande partaient au mont Yangming fumer de la marihuana et communier avec la Nature.

      

Finalement, c’est une Taipei en pleine effervescence moderniste qui est ici dépeinte, « une ville fédérant Taipei, Milan, Paris, Londres, Tokyo et New York. » Mais reste quand même un fond de nostalgie du passé : représentative de la jeunesse branchée de la ville, la narratrice n’en est pas moins « ancrée dans ses traditions, nourrie de ses courants artistiques, polie par sa culture… ». Ce n’est qu’ainsi, semble suggérer Chu Tien-wen, qu’elle peut se prévaloir d’être la digne représentante de sa ville.

      

La profondeur des nouvelles du recueil vient ainsi d’effets postmodernistes qui restent de surface, tandis qu’affleurent une nostalgie et une mélancolie bien plus profondes. Ecrites dans un style très vivant, parfaitement adapté à l’expression du mouvement perpétuel dans lequel vivent les personnages, ces nouvelles ont été perçues dès leur parution comme fondamentalement novatrices et ont valu à Chu Tien-wen le nom d’« écrivain d’une nouvelle humanité » (新人类作家  xin renlei zuojia).

      

Carnets d’un homme désolé

       

Ce style nouveau a été poursuivi, en l’approfondissant et le complexifiant, dans son roman publié en 1994 qui reste l’une de ses plus belles réussites : « Carnets d’un homme désolé » (荒人手记》).

       

Le narrateur est ici un homosexuel d’une quarantaine d’années qui évoque des souvenirs de jeunesse alors qu’il se trouve au chevet d’un de ses anciens amis, en train de mourir du SIDA sur un lit d’hôpital à Tokyo. La narration procède par sauts (de mémoire) et digressions, en déroulant un discours brillant autour des thèmes de l’eros et de la mort, tour à tour déprimé et plein d’humour.

        

C’est aussi un brillant exercice de style recourant à l’intertextualité la plus époustouflante, pour évoquer autant que pour satiriser. Le narrateur étant un professeur d’anthropologie structuraliste, il nous livre des témoignages de son érudition, ironiques sous la plume de

 

Carnets d’un homme désolé

Chu Tien-wen, mais qui finissent pas former tout un réseau de références qui vont de la théorie du mythe et des coutumes de certaines tribus au Brésil chez Levi-Strauss à « L’histoire de la sexualité » de Foucault pour étayer un discours sur l’homosexualité, le sexe, les tabous, la mort, illustré par ailleurs de citations d’hommes de lettres et de philosophes les plus divers.

          

Chu Tien-wen interviewée à Paris en 2007

sur son travail de scénariste (avec Lim Giong à dr.)

 

On pourrait se perdre dans ce texte foisonnant, mais il est quand même construit selon deux thèmes principaux : le plaisir des sens (官能享乐)  et l’alchimie du verbe (文字炼金术), avec un jeu constant entre l’inclination aux jeux de langage et l’incapacité du narrateur à donner à ses paroles le sens qu’il recherche.

        

Les digressions de l’intertextualité brouillent l’histoire de l’homosexualité et le texte lui-même ; ce qui ressort, finalement, comme fondamental, c’est la

réflexion sur la langue : le narrateur homosexuel est réduit au plaisir des sens comme l’amour de la langue tourne à l’obsession du mot juste, jusqu’au fétichisme du bon mot pour lui-même. On rejoint là le Roland Barthes du « Plaisir du texte ». (7)

        

Mais on rejoint aussi Chu Tien-wen, l’écriture apparaissant comme le moyen fondamental de lutter contre l’oubli et la mort. On entend sa voix derrière ceux de son personnage : « J’écris donc je suis. Et quand je ne pourrai plus écrire, je jetterai ma plume et ce sera fini : je ne pourrai plus prétendre à l’émotion, à la conscience, à la forme…. » Car hors du mot il n’y a plus que néant informe. C’est aussi ce que disait Wittgenstein. (8)

      

Paroles de sorcière

        

Cet art de la digression a été porté à ses limites dans le roman que Chu Tien-wen a publié en 2008 et qu’elle a passé près de huit ans à écrire (en vivant de ses scénarios) : « Langue de sorcière » (《巫言》). Non point un récit traditionnel dont on puisse suivre la ligne narrative, mais un mélange de scènes diverses, d’où

 

Langues de sorcière

émergent la « sorcière », et la cohorte de gens autour d’elle, reflétant trois générations de Taïwanais : au total vingt histoires différentes et sans lien évident entre elles, en cinq chapitres, commençant par la question apparemment absurde : pourquoi le Bouddha baisse-t-il les yeux ?  

         

Chu Tien-wen en 2009 avec Mo Yan

et Ōe Kenzaburō (prix Nobel 1994)

 

On trouve dans ce roman l’expression achevée de la théorie de la digression d’Italo Calvino qu’aime tant Chu Tien-wen : la digression est le moyen le plus efficace de ralentir la narration, donc de ralentir le cours du temps, un temps qui n’est ni linéaire ni absolu, mais dépend de la personne qui se le remémore et l’évoque. 

      

La langue de sorcière, c’est celle qui se joue du temps et de l’espace pour en rompre les contraintes. Et la sorcière n’est autre que Chu Tien-wen.

     

       

Notes

(1) Sur Hou Hsiao-hsien, voir : http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Hou_hsiao_hsien.htm

(2) Entretien avec Michael Berry, in : Speaking in Images, Interviews with Contemporary Chinese Filmmakers, Columbia University Press, 2004 (p. 235-271 : Hou Hsiao-hsien with Chu Tien-wen – ma traduction)

(3) Pour le détail des publications, voir : http://www.douban.com/group/topic/18849571/

Les couvertures des différents numéros : http://qing.blog.sina.com.cn/tj/8334ba460101cd0c.html

(4) Voir Repères historiques (à venir).

(5) Interview Crienglish, décembre 2010.

(6) Les nouvelles du recueil :

Maître Chai《柴师父》
La fille du Nil《尼罗河女儿》
Boddhisattva incarné《肉身菩萨》
Lune, emmène-moi avec toi !《带我去吧,月光》
Rose Rouge te bipe《红玫瑰呼叫你》
Splendeur fin de siècle《世纪末的华丽》
Comme si c’était hier《恍如昨日》
Vacances envolées《失去的假期》

(7) Voir le chapitre sur Les écrivains de garnison, par Peng Hsiao-yen (traduction Angel Pino), p. 163-165, in : La littérature taïwanaise, état des recherches et réception à l’étranger, You Feng 2011.

(8) On peut lire en ligne les chapitres 1 et 2 de la traduction en anglais de Howard Goldblatt :

http://english.cri.cn/7146/2010/12/08/2702s609092_2.htm

      


       

Principales publications en chinois

       

Outre les publications à Taiwan, depuis une dizaine d’années, bon nombre de textes de Chu Tien-wen sont publiés, en caractères simplifiés, par divers éditeurs de Chine continentale (du Shandong et de Shanghai). – et des recueils de nouvelles depuis 2009.

- Aux éditions Shanghai Yiwen (上海译文出版社) :

La ville des étés torrides 《炎夏之都》

Recueil de quinze nouvelles écrites entre 1982 et 1987, en deux parties : « Les saisons les plus mémorables » (1982-83) et « La ville des étés torrides » (1984-87). Chu Tien-wen y poursuit l’évocation de la vie à Taiwan dans sa jeunesse, en mêlant souvenirs d’enfance personnels et familiaux. C’est en même temps la période pendant laquelle elle a commencé à participer au mouvement du Nouveau Cinéma. Ses récits reflètent une écriture cinématographique, imagée et pleine d’atmosphère.

Légendes 传说

Recueil de vingt nouvelles complémentaires des précédentes, écrites entre 1972 et 1981, c’est-à-dire les écrits de jeunesse, en deux parties : « Nouvelles histoires de Qiaotaishou » et « Légendes », avec chacune une préface. Les premiers récits ont pour thème la vie à l’école, dont celle qui donne son titre à cette première partie, écrite dans un style très classique, qui contraste avec les récits concernant la famille et la société de la seconde partie, qui reflètent les changements sociaux des années 1970-80. Ils retracent le contexte socio-historique de la période de maturation de l’auteur.

       

- Aux éditions du peuple de Shanghai (上海人民出版社)

Paroles de sorcière 《巫言》

       

- Aux éditions Shandong Huabao : Collection Chu Tien-wen avec cinq titres

Notes de Tamkang《淡江记》      

Carnets d’un homme désolé 《荒人手记》

Three times《最好的时光》

Premier recueil de scénarios et d’articles sur le cinéma

(le titre se réfère au film éponyme de Hou Hsiao-hsien)

Le voyage du ballon rouge 《红气球的旅行》

Second recueil de scénarios et essais sur le cinéma

(le titre se réfère au film éponyme de Hou Hsiao-hsien)

       


       

Traductions en français

       

- Maître Chai, trad. Olivier Bialais, in A mes frères du village de garnison : anthologie de nouvelles taïwanaises contemporaines, Angel Pino/Isabelle Rabut éd., Bleu de Chine coll. Lettres taïwanaises, Paris 2001, pp. 131-154

- Le dernier train pour Tamsui et autres nouvelles taïwanaises, anthologie de la famille Chu, Chu Hsi-ning, Chu Tien-hsin et Chu Tien-wen, traduit par Isabelle Rabut et Angel Pino, Christian Bourgois, coll. Lettres taïwanaises, mars 2004. Ce recueil comprend neuf nouvelles :
de Chu Hsi-Ning : Le fer en fusion (1961), La Nouvelle tombe (1957) et Sur la charrette (1957)

de Chu Tien-Hsin : Le dernier train pour Tamsui (1984), Je me souviens (1987) et Le chevalier de la Mancha (1994)
de Chu Tien-Wen : Plus de paradis (1982), La cité de l’été brûlant (1987) et Le bouddha incarné (1990).

- L’histoire de petit Pi, nouvelle traduite du chinois par Angel Pino, avec notes et présentation, Les Temps modernes, n° 630-631, mars juin 2005, pp 190-203.

- Splendeur fin de siècle, nouvelle traduite du chinois et présentée par Catherine Charmant, revue Jentayu n° 2, juin 2015.

 

Anthologie de la famille Chu

       


      

Traductions complémentaires en anglais

       

Notes of a Desolate Man, trad. par Howard Goldblatt et Sylvia Li-Chun Lin, Columbia University Press, coll. Modern Chinese Literature from Taiwan, avril 1999.

Fin de Siecle Splendor, trad. par Eva Hung, in : The Columbia Anthology of Modern Chinese Literature, ed. Joseph S.M. Lau & Howard Goldblatt, Columbia University Press, 2007.

            


             

A lire en complément
    
      

Splendeur fin de siècle 《世纪末的华丽》 (extraits)
Publication de la traduction en français du scénario de « La Cité des Douleurs »
    
      


       
A regarder en complément
    
      
Vidéo de la rencontre avec Chu Tien-wen à la librairie Potemkine, lors de son passage à Paris pour une série de séminaires sur les scénarios, à l'occasion de la sortie de la traduction de celui de « La Cité des douleurs ».

 

 


 

           

           

                            

 

 

 

 

     

 

 

 

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