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« La neuvième veuve » de Yan Geling : roman d’une vie simple, entre humour et poésie

par Brigitte Duzan, 29 décembre 2020 

 

Initialement publié en mars 2006, « La neuvième veuve » (《第九个寡妇》) [1] est un roman marque un tournant dans l’œuvre de Yan Geling (严歌苓), après une série de nouvelles et romans inspirés de son histoire personnelle, mais aussi après les récits écrits aux Etats-Unis, dont une tentative d’écriture en anglais [2]

 

Il y a cependant une continuité : la neuvième veuve nommée Wang Putao (王葡萄) n’est pas sans rapport avec la Fusang du roman de 1998 (《扶桑》), et elle annonce la Zhu Xiaohuan (朱小环) de « Petite Tante Tatsuru » (《小姨多鹤》), publié en 2008 [3] : autant de femmes liées non tant par des destins tragiques, que par une même résilience, une même générosité et une même force de caractère face aux épreuves.

 

Histoire d’une orpheline qui sauve son beau-père [4]

 

Wang Putao est une jeune orpheline arrivée dans le village de Shitun (史屯), dans le nord-ouest du Henan, avec un groupe de réfugiés chassés de chez eux par une inondation catastrophique. Yan Geling ne précise pas, mais on pense aux crues dévastatrices du fleuve Jaune qui ont fait quelque trois millions de victimes au Henan en 1942 et dont parle Liu Zhenyun (刘震云) dans son livre « En revenant sur 1942 » (《温故1942) [5].  

 

Comme beaucoup d’autres, Wang Putao est achetée, pour deux sacs de farine, par une riche famille locale pour devenir la « fiancée-enfant » de leur fils. Elle grandit ainsi dans la famille en s’occupant du gamin qui va à l’école, comme la jeune Xiaoxiao (萧萧) de la nouvelle éponyme de Shen Congwen (沈从文). Vers la fin de la guerre, en 1944, le calme fragile du village est bouleversé par l’arrivée d’une troupe de soldats japonais qui recherchent des maquisards communistes : pour les sauver, huit femmes désignent leurs propres maris, tandis que Wang Putao sauve le sien – mais pas pour longtemps car il est quand même liquidé d’une balle dans la tête.

 

Première édition en Chine (2006)

 

Prix de la revue Dangdai 《当代》

pour l’année 2006

 

C’est par là que commence le roman :

她们都是在44年夏天的那个夜晚开始守寡的。从此史屯就有了九个花样年华的寡妇;最年长的也不过二十岁。最小的才十四,叫王葡萄。后来寡妇们有了称号,叫作“英雄寡妇”,只有葡萄除外。

Elles ont toutes commencé leur existence de veuves un soir d’été 1944. Dès lors, le village de Shitun a compté neuf veuves dans la fleur de l’âge : l’aînée n’avait que vingt ans, et la plus jeune à peine quatorze ; elle s’appelait Wang Putao. Par la suite, on les a dénommées les « veuves héroïques », toutes sauf Wang Putao.

 

Wang Putao n’est que la « neuvième veuve », celle qui n’a pas droit aux cadeaux offerts aux autres. Elle continue de vivre tranquillement dans la maison de son défunt mari, très appréciée de son beau-père, Sun Huaiqing (孙怀清), car elle a l’art et la manière d’obtenir le remboursement des sommes que lui sont dues : parce qu’elle sait harceler les gens jusqu’à ce qu’ils aient payé, sans pitié ni se soucier du qu’en dira-t-on.

 

Présentation du roman à l’université Beida en 2006
De g. à dr. Li Jingzi 李敬泽, Lei Da 雷达,

Yan Geling 严歌苓, Chen Xiaoming 陈晓明

 

Tout se gâte avec la Réforme agraire. Sun Huaiqing est accusé d’être un propriétaire et despote local (èbà dìzhǔ 恶霸地主), et en tant que tel condamné à mort et exécuté sur la grève de la rivière avec beaucoup d’autres. Il survit cependant, est retrouvé et sauvé par Putao qui réussit à le ramener chez eux. Elle le cache dans la cave à patates douces de la maison où il va rester vingt ans, vingt ans d’histoire tumultueuse, de la collectivisation au Grand Bond en avant et à la Grande Famine, puis à la Révolution culturelle. Dans la cave, les échos de l’extérieur n’arrivent qu’étouffés, et filtrés par Wang Putao qui poursuit sa vie simplement, occupée par la survie quotidienne sans bien comprendre ce

qui se passe autour d’elle, mêlant allègrement les soldats de la 14ème armée nationaliste, les maquisards communistes et plus tard les Gardes rouges.

 

Genèse du roman

 

Roman inspiré d’une histoire vraie

 

Fruit de plusieurs années d’écriture, mais de longues années de maturation, « La neuvième veuve » est, comme « Petite Tante Tatsuru » (《小姨多鹤》) publié deux ans plus tard, inspiré d’une histoire vraie. Celle-ci s’est passée dans le district de Xihua (西华县), dans le Henan, et c’est le frère aîné de son premier mari, Li Kewei (李克威), qui la lui a racontée : un propriétaire terrien avait survécu à la Réforme agraire caché dans une cave ; mais il avait été découvert et emprisonné, et il était mort en prison. Yan Geling a imaginé tout le reste de l’histoire en changeant la fin. La vie au village qu’elle décrit est inspirée du village natal du père de son premier mari, l’écrivain et scénariste Li Zhun (李准), qui était originaire du bourg de Matun (麻屯镇), dans la préfecture de Luoyang, dans le Henan – Matun devenu Shitun (史屯) dans le roman.

 

Il y avait en fait deux histoires semblables : l’une était celle du beau-père d’une femme du village, l’autre un frère caché par sa sœur. Dans le premier cas, c’est tout le village qui avait aidé à le cacher, ce n’est donc pas tout à fait pareil ; le récit de Yan Geling rejoint cependant peu à peu l’histoire originale car, dans son roman, les villageois finissent par découvrir le secret de Wang Putao, mais ferment les yeux, ou plutôt le protègent.

 

Cette histoire l’avait frappée et lui est soudain revenue en mémoire quand elle est arrivée au Nigéria, en 2004.

 

Écrit en Afrique

 

Elle arrive en 2004 à Abuja (la capitale officielle du Nigeria) où son mari Lawrence Walker va être en poste pendant deux ans. Confrontée à une réalité à laquelle elle ne s’attendait pas, elle a le sentiment de revenir en Chine cent ans en arrière [6]. Lui revient alors en mémoire cette histoire du Henan, qui avait acquis d’autant plus de consistance dans sa tête qu’elle était allée dans le Henan l’année précédente, et elle se met à écrire : 

 

Edition à Taiwan (août 2006)

 

Edition 2012

 

我在非洲感受到一种抽象的苦难,让我开始动笔写《第九个寡妇》。2004年开始用英文直接写小说的。《第九个寡妇》前一百页我是先用英文写的,后来意识到头一次写英文小说就是如此之大的规模,似乎企图过于宏大,于是用中文重写。

2003年开始,我开始到河南农村去下生活,了解了更多的细节,这样我就发现,我很有把握来运用很多生活中的真实细节来写这个离奇的故事。

En Afrique, j’ai ressenti une sorte de souffrance abstraite qui m’a poussée à écrire « La neuvième veuve ». C’était en 2004, et j’ai commencé à l’écrire en anglais. Après avoir écrit une centaine de pages, je me suis rendu compte que ce serait la première fois que j’écrirais en anglais un roman d’une telle ampleur, et que c’était une entreprise démesurée ; alors j’ai tout recommencé, en écrivant en chinois.

En 2003, j’étais allée vivre dans un village du Henan, ce qui m’avait permis de mieux comprendre de nombreux détails. De la sorte, je me sentais maîtriser suffisamment les multiples aspects de la réalité de la vie quotidienne pour pouvoir écrire cette histoire peu banale. [7]

 

Dikeng yaoyuan dans la région de Luoyang

 

En fait, elle est allée deux fois dans le Henan, et elle a vécu en particulier dans un yaodong (窑洞) comme celui de Wang Putao dans le roman. Ces habitations creusées dans le plateau de lœss de la plaine centrale sont célèbres dans le Shaanxi, mais il y en a également dans le Henan, et en particulier dans la région de Luoyang où se passe l’histoire de « La Neuvième veuve ; elles prennent là une configuration particulière, en forme de cours intérieures creusées dans le lœss appelées dikeng yaoyuan (地坑窑院).

 

C’est ainsi que Yan Geling a trouvé sa source d’inspiration initiale, nourrie d’une bonne expérience de terrain, puis elle a imaginé le personnage de Wang Putao et les diverses ramifications de l’intrigue. Le résultat est l’une de ses œuvres les plus complexes, recélant différents niveaux thématiques et symboliques, beaucoup d’humour, une émotion diffuse traduite en termes poétiques, et l’un de ses beaux portraits féminins, avec celui de Xiaohuan dans « Petite Tante Tatsuru ». Ce n’est pas étonnant : paraphrasant Flaubert, Yan Geling pourrait bien dire : « Wang Putao, c’est moi ».

 

Satire politique indirecte

 

Wang Putao, veuve atypique et emblématique

 

L’une des grandes raisons du succès du roman, c’est en effet le personnage de Wang Putao. Comme l’a dit He Shaojun (贺绍俊), directeur adjoint de l’Institut de littérature et culture chinoises de l’Université normale de Shenyang :

严歌苓写的是一个地道的中国寡妇,她来自民间, 体现出一种民间的快乐精神。她虽然是小说中的第九个寡妇,却是当代文坛上的第一个快乐寡妇。

Ce que Yan Geling a créé là, c’est une authentique veuve chinoise, une veuve qui vient du peuple … et qui en incarne l’esprit joyeux. Bien qu’étant la neuvième veuve dans le roman, c’est la première veuve heureuse de la littérature chinoise contemporaine. 

 

Si Wang Putao est joyeuse, elle est d’abord et avant tout joyeusement apolitique, ou plutôt c’est sa totale absence de la moindre notion des mouvements politiques qui se succèdent qui lui permet d’être joyeuse. Tout ce qu’elle sait, c’est que les gens qui passent par le village ne restent pas longtemps. Quand ils investissent la cour de sa maison, elles les observent par la fente de sa porte fermée et ne peut voir que leurs pieds, mais c’est à la manière dont ces pieds sont chaussés qu’elle distingue les intrus. Ce qui la sauve, c’est que personne ne peut lui clouer le bec ni la convaincre qu’un slogan est meilleur que le précédent.

 

Subversion des modèles idéologiques

 

Wang Putao a la simplicité naturelle de la paysanne. Quand tout le monde va faire de l’acier, elle élève des cochons et, au pire de la famine, apprend à manger du poisson pêché dans la rivière. Elle fait fi tout autant des préceptes confucéens vouant les veuves à la chasteté, ou plutôt semble n’en avoir aucune idée. Elle répond aux élans de son corps autant que de son cœur.

 

C’est à une véritable subversion des modèles idéologiques et sociaux que se livre Yan Geling par le biais de ses personnages, en offrant une allégorie des différentes classes, mais en inversant les symboles : Sun Huaiqing est le symbole du propriétaire terrien, de l’ennemi de classe, mais Wang Putao le sauve car elle ne reconnait pas le mal qu’on lui impute, et c’est la seule famille qu’elle a ; il deviendra finalement une sorte de mythe dans le village qui se souviendra surtout de sa sagesse ; quant aux « masses arriérées » (落后群) symbolisées par Wang Putao, on voit bien qu’elles ont la sympathie de l’auteure car c’est de leur vitalité et de leur résilience naturelles que dépend la survie des villages.

 

L’une des grandes forces du roman, cependant, est d’utiliser un mode de narration inscrite dans l’histoire mais sans la décrire précisément, sauf pour les conséquences qu’elle a sur les personnages ; les grands événements de la période, ceux consignés dans les livres d’histoire, ne sont pas cités directement, sauf à la fin, quand soudain la folle histoire s’arrête, justement : c’est la mort de Zhou Enlai, brièvement mentionnée, qui l’annonce, puis celle de Mao. Jusque-là, les mouvements politiques se sont succédé, et comme dans le passé en temps de guerre, d’épidémies, de rébellions ou autres catastrophes, il valait mieux rester caché. Le cellier est le symbole de cette propension au retrait quasi érémitique, qui est aussi celui des lettrés fuyant autrefois les dangers de la vie publique.

 

Hymne à l’’harmonie avec la nature

                                                                              

« La Neuvième veuve » couvre la période 1940-1980, de la fin de la guerre contre le Japon à l’ouverture, en passant par la Réforme agraire, le Grand Bond en avant, la Grande Famine et la Révolution culturelle, quarante années terribles marquées par une succession de mouvements politiques comme autant de catastrophes. Pourtant, le récit des souffrances endurées est relativement sobre, même pour ce qui concerne la Grande Famine. Wang Putao apprend de son beau-père à utiliser les richesses de la nature, et à vivre en harmonie avec elle, les catastrophes engendrées par les hommes étant la résultante de leur ignorance autant que de leur soumission à l’idéologie.

 

La force de Wang Putao est de conserver la même équanimité face aux changements politiques qui affectent la vie du village. L’instinct de survie en elle est le plus fort, guidé par une inaltérable paix intérieure qui lui permet de s’adapter aux circonstances, en refusant de se soumettre au chaos ambiant : elle sauve son wok du haut fourneau du village, comme un symbole de la tradition contre une loi absurde, essentiellement destructive.

 

Non conforme à l’image traditionnelle de la veuve chinoise, Wang Putao incarne la femme primitive, hors des contraintes érigées par la société patriarcale. Elle renonce à épouser le fils qui a dénoncé son père afin de sauver celui-ci, dans une sorte d’amour humain au-delà de son attirance physique pour le fils. Quant à l’enfant qu’elle a eu de lui, ne pouvant l’élever, elle le confie à une société de nains qui se réunit dans un temple dans la montagne, mini-société en dehors des normes et des conventions qui est la plus belle garantie d’amour humain en des temps où il semble avoir disparu du reste de la société.

 

Image de déesse-mère

 

C’est bien ce qui a fait dire au critique littéraire Chen Sihe (陈思和), professeur à l’université Fudan, que « l’image de villageoise de Wang Putao se fond dans celle d’une déesse-mère » (王葡萄作为一个农村妇女形象与民间地母神的形象的合二为一。), une divinité nourricière pleine de bonté et de générosité. Il y a quelque chose de la légende dans cette histoire, comme les légendes populaires transmises de bouche à oreille.

 

Fidèle à ses propres convictions intuitives, Wang Putao représente la force spirituelle du peuple. Yan Geling a dit qu’elle était son idéal de la femme chinoise, à l’écart des courants idéologiques et en harmonie étroite avec le monde de la nature.

 

Malgré toute la richesse de ces images et symboles, ce qui fait cependant de « La neuvième veuve » un roman infiniment attrayant et touchant, c’est avant tout l’humour et la poésie avec lesquels il est écrit.

 

Humour et poésie

 

Humour

 

C’est avec un humour froid et discret, que débute le roman, mais il recèle ensuite des moments de franche hilarité quand Yan Geling décrit l’ingénuité de Wang Putao, son manque d’intérêt pour les slogans qu’on essaie de lui apprendre ou son regard toujours étonné sur le monde qui change autour d’elle, dans une absurdité croissante. 

 

Cet humour se déchaîne dans le chapitre sur les séances politiques au moment de la Réforme agraire où est déploré le manque de conscience politique des paysans. Le plus difficile est de classer Putao.  Finalement, elle est quand même classée au plus bas de l’échelle sociale, elle qui a été vendue à sept ans pour devenir fiancée-enfant après avoir perdu ses parents, une véritable esclave !.Mais :

最后所有人都同意短发女队长的看法,要好好启发王葡萄的觉悟,把这个落后的无产阶级转为革命先锋力量。

Finalement, tous se rangèrent à l’avis de la cheffe d’équipe aux cheveux courts : il fallait éveiller la conscience politique de Wang Putao, et transformer cette prolétaire retardée en une force d’avant-garde de la révolution.

 

En conséquence, Wang Putao est invitée à suivre des cours d’alphabétisation, de chant et de danse, pour apprendre la danse du yangge (秧歌), danse locale des planteurs de riz. Tout cela lui va très bien, elle aime chanter et bavarder, et profite des cours de lecture pour coudre des semelles… Mais elle ne fait pas beaucoup de progrès en matière de conscience de classe et continue à appeler Sun Huaiqing son père :

         葡萄糊涂,他怎么是你爹?!他是你仇人!

葡萄不吭气,心里不老带劲,觉得她无亲无故,就这一个爹了,女队长还不叫她有。

« Putao, idiote [dit la cheffe d’équipe], comment peux-tu dire que c’est ton père ?! c’est

ton ennemi ! »

Putao ne répondit rien, mais en son for intérieur elle n’en pensait pas moins : elle n’avait plus de parents, il ne lui restait que ce père, et la cheffe voulait l’en priver.

再咋阶级,我总得有个爹。爹是好是赖,那爹就是爹。没这爹,我啥也没了。

… « C’est bien beau de parler de classes, mais faut que j’aie un père. Bon ou mauvais, un père est un père. Si je n’ai pas celui-là, je n’en ai pas d’autre. »

女队长想,真没想到有这么麻木的年轻人。要把她觉悟提高,还不累死谁?但她又确实苦大仇深,

La cheffe pensa qu’elle n’aurait jamais imaginé qu’il y ait des jeunes aussi bornés. Elever la conscience politique de Putao n’était pas de tout repos. Mais il fallait bien reconnaître qu’elle avait beaucoup souffert….

 

Les dialogues sont enlevés, en partie en dialecte du Henan. C’est avec cet humour qu’est traitée l’évocation des mouvements politiques qui se succèdent, rapportés du point de vue d’une Putao qui n’y trouve aucun sens et dont le point de vue ne change pas. Elle reste fidèle à sa nature, fidèle à elle-même.

 

La Réforme agraire, aussi bien ensuite que le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle, est traitée comme une comédie de village, un spectacle de marionnettes que l’on imagine sur une estrade de fortune devant le temple du dieu du sol. Le roman est nourri – imagine-t-on – d’histoires qu’on a racontées à Yan Geling, et dont elle fait des pages extrêmement drôles, comme des scènes de comédies du Nouvel An.  

 

Ainsi, au chapitre 8, nous sommes en pleine Révolution culturelle, arrivent les jeunes instruits, aussi incultes que les gens du village, qui ne comprennent rien aux couplets du Nouvel An affichés aux portes, rédigés par un contre-révolutionnaire de la ville en rééducation dans le village, le camarade Piao, « Piao l’anti-Parti » (朴同志, 反党老朴) :

         两岸猿声啼不住,轻舟已过万重山[8]

人生得意需尽欢,莫叫金蹲空对月[9]

« Sur les deux rives résonnent à l’envi les cris des singes,

mon frêle esquif déjà a dépassé dix mille monts. »

« Sachons jouir des plaisirs infinis de la vie,

Ne laissons pas vide sous la lune l’or de la coupe. »  

 

Le directeur du comité révolutionnaire du village, paysan illettré, n’y comprend goutte lui-même et demande à Piao de faire quelque chose de plus moderne. Piao puise alors dans l’actualité :

         西哈努克走访新疆自治区,周恩来总理接见宾努亲王

毛主席会见马科斯夫人、陈永贵同志参观四季青公社

         « [Le prince] Sihanouk visite la région autonome du Xinjiang,

         Le premier ministre Zhou Enlai reçoit le prince Penn Nouth. »

         « Le président Mao reçoit l’épouse du président Marcos,

         Le camarade Chen Yonggui visite la commune populaire « Vert immuable »

 

Le président Mao reçoit l’épouse

du président Marcos (septembre 1974)

 

Piao est alors prié de s’inspirer plutôt des poèmes de Mao, mais finalement le directeur pris de court laisse tomber l’idée des couplets pour aller s’occuper des problèmes pressants du village : pagaille et sécheresse, l’une aggravant l’autre et induisant une famine endémique.

        

C’est la grande différence entre Yan Geling et Fang Fang, entre « La neuvième veuve » et « Funérailles molles » (《软埋》). Tout est tellement absurde, dans l’histoire qui se déroule sous les yeux de Putao, qu’on en perd le sens du tragique.

 

Poésie

 

Bien plus qu’un sentiment tragique de l’absurde, c’est une impression de poésie qui ressort du roman. Rien n’est tragique à qui considère les revers de son existence comme des coups du sort, la marque d’un destin inéluctable. La vie est à préserver et chérir au contact de la nature, hors des conflits et des mots d’ordre, la proximité de la nature entraînant une vision poétique des êtres et des choses.

 

Le plus bel exemple est, vers la fin, la description de la retraite du vieux Sun Huaiqing, devenu aveugle, dans un temple dans la montagne, pour le faire échapper à la curiosité des villageois qui l’ont aperçu dans la cour du yaoyuan et croient avoir vu un fantôme. Il devient véritablement ainsi une sorte de légende vivante, tel un vieil ermite dans sa grotte, visité par l’esprit de son épouse, en passe de devenir un immortel.

 

Comme les immortels taoïstes de la légende, il a un animal pour compagnon : un léopard qu’il apprivoise et sauve d’un piège. Et le léopard devenu vieux reviendra régulièrement au temple, dans la montagne devenue lieu touristique, sans savoir que le vieil homme n’y reviendra plus.

 


 

Adaptation télévisée

 

Adaptation en 33 épisodes de 45 minutes, diffusée du 22 octobre 2012 au 24 février 2013.

https://baike.baidu.com/item/%E7%AC%AC%E4%B9%9D%E4%B8%AA%E5%AF%A1%E5%A6%87/19411

 

 

 


[2] « The Banquet Bug », traduit ensuite en chinois.

[3] Je rajouterais volontiers la prostituée au grand cœur Zhao Yumo (赵玉墨) de « Fleurs de guerre » (金陵十三釵).

[4] Antithèse dès l’abord du mélodrame classique « L’orphelin sauve son grand-père » (《孤儿救祖记》), film de 1923 de Zhang Shichuan (张石川) : http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Zhang_Shichuan.htm

Après la mort de son fils, un riche vieillard se laisse convaincre par un neveu que sa bru a manqué à ses devoirs de chasteté, et la chasse de la maison. Elle donne naissance à un enfant. Le petit-fils sauve son grand-père d’une tentative de meurtre par le neveu qui avoue sur le lit de mort de son oncle qu’il a faussement accusé la bru pour récupérer l’héritage. Le film se termine sur la reconnaissance du petit-fils devenu digne héritier, conclusion classique d’un mélodrame traditionnel où la mère n’est qu’un pion dans l’histoire et disparaît une fois son fils reconnu. Ce qui importe, c’est la lignée patriarcale, notée dans le zu du titre.
Le roman de Yan Geling prend d’autant plus de sens comparé à cette trame narrative classique.

[5] Adapté au cinéma par Feng Xiaogang en 2012 - analyse comparée :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Feng_Xiaogang_1942.htm

[6] Elle écrira un livre de souvenirs et de réflexions sur son séjour au Nigéria : « Notes sur l’Afrique » (《非洲手记》), publié en septembre 2016 aux éditions Littérature du peuple.

[7] Tiré d’un entretien publié en ligne : http://www.ibestchoice.com/384535.html

Dans un autre entretien, elle a précisé ce sentiment de tristesse :

一到非洲,看到了许多抽象意义上的苦难,其实,这是一种需要人类共同面对和承担的苦难,也让我想到我们特定国情下的苦难。

Arrivée en Afrique, j’ai constaté beaucoup de souffrance au sens abstrait du terme. En fait, c’est le genre de souffrance qui affecte l’humanité tout entière et qu’elle doit supporter collectivement, mais cela m’a aussi fait penser aux souffrances subies chez nous, dans les conditions spécifiques de notre pays.

(entretien avec le Guangming ribao, publié sur le site ifeng/jiangsu :

http://js.ifeng.com/humanity/cul/detail_2015_03/19/3677936_1.shtml)

[8] Vers conclusifs d’un quatrain de Li Bai 李白 : « En partant tôt de la ville de Baidi »《早发白帝城》

[9] Vers d’un autre poème de Li Bai : « Invitation à l’ivresse »《将进酒》

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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