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« La neuvième veuve » de Yan Geling : roman
d’une vie simple, entre humour et poésie
par Brigitte Duzan,
29 décembre 2020
Initialement publié en mars 2006, « La neuvième
veuve » (《第九个寡妇》)
est un roman marque un tournant dans l’œuvre de
Yan Geling (严歌苓),
après une série de nouvelles et romans inspirés de
son histoire personnelle, mais aussi après les
récits écrits aux Etats-Unis, dont une tentative
d’écriture en anglais.
Il y a cependant une continuité : la neuvième veuve
nommée Wang Putao (王葡萄)
n’est pas sans rapport avec la Fusang du roman de
1998 (《扶桑》),
et elle annonce la Zhu Xiaohuan (朱小环)
de
« Petite
Tante Tatsuru » (《小姨多鹤》),
publié en 2008
: autant de femmes liées non tant par des destins
tragiques, que par une même résilience, une même
générosité et une même force de caractère face aux
épreuves.
Histoire
d’une orpheline qui sauve son beau-père
Wang Putao est une jeune orpheline arrivée dans le
village de Shitun (史屯),
dans le nord-ouest du Henan, avec un groupe de
réfugiés chassés de chez eux par une inondation
catastrophique. Yan Geling ne précise pas, mais on
pense aux crues dévastatrices du fleuve Jaune qui
ont fait quelque trois millions de victimes au Henan
en 1942 et dont parle
Liu Zhenyun (刘震云)
dans son livre « En revenant sur 1942 » (《温故1942》)
.
Comme beaucoup d’autres, Wang Putao est achetée,
pour deux sacs de farine, par une riche famille
locale
pour devenir la « fiancée-enfant » de leur
fils. Elle grandit ainsi dans la famille en
s’occupant du gamin qui va à l’école, comme la jeune
Xiaoxiao (萧萧)
de la nouvelle éponyme de
Shen Congwen (沈从文).
Vers la fin de la guerre, en 1944, le calme fragile
du village est bouleversé par l’arrivée d’une troupe
de soldats japonais qui recherchent des maquisards
communistes : pour les sauver, huit femmes désignent
leurs propres maris, tandis que Wang Putao sauve le
sien – mais pas pour longtemps car il est quand même
liquidé d’une balle dans la tête. |
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Première édition en Chine (2006)
Prix de la revue Dangdai 《当代》
pour l’année 2006 |
C’est par là que commence le roman :
她们都是在44年夏天的那个夜晚开始守寡的。从此史屯就有了九个花样年华的寡妇;最年长的也不过二十岁。最小的才十四,叫王葡萄。后来寡妇们有了称号,叫作“英雄寡妇”,只有葡萄除外。
Elles ont toutes commencé leur existence de veuves un soir d’été
1944. Dès lors, le village de Shitun a compté neuf veuves dans
la fleur de l’âge : l’aînée n’avait que vingt ans, et la plus
jeune à peine quatorze ; elle s’appelait Wang Putao. Par la
suite, on les a dénommées les « veuves héroïques », toutes sauf
Wang Putao.
Wang Putao n’est que la « neuvième veuve », celle qui n’a pas
droit aux cadeaux offerts aux autres. Elle continue de vivre
tranquillement dans la maison de son défunt mari, très appréciée
de son beau-père,
Sun Huaiqing (孙怀清),
car elle a l’art et la manière d’obtenir le remboursement des
sommes que lui sont dues : parce qu’elle sait harceler les gens
jusqu’à ce qu’ils aient payé, sans pitié ni se soucier du qu’en
dira-t-on.
Présentation du roman à l’université
Beida en 2006
De g. à dr. Li Jingzi 李敬泽, Lei Da 雷达,
Yan Geling 严歌苓, Chen Xiaoming 陈晓明 |
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Tout se gâte avec la Réforme agraire. Sun Huaiqing
est accusé d’être un propriétaire et despote local (èbà dìzhǔ
恶霸地主),
et en tant que tel condamné à mort et exécuté sur la
grève de la rivière avec beaucoup d’autres. Il
survit cependant, est retrouvé et sauvé par Putao
qui réussit à le ramener chez eux. Elle le cache
dans
la cave à patates douces de la maison où il va
rester vingt ans, vingt ans d’histoire tumultueuse,
de la collectivisation au Grand Bond en avant et à
la Grande Famine, puis à la Révolution culturelle.
Dans la cave, les échos de l’extérieur n’arrivent
qu’étouffés, et filtrés par Wang Putao qui poursuit
sa vie simplement, occupée par la survie quotidienne
sans bien comprendre ce |
qui se passe autour d’elle, mêlant allègrement les soldats
de la 14ème armée nationaliste, les maquisards
communistes et plus tard les Gardes rouges.
Genèse du roman
Roman inspiré d’une histoire vraie
Fruit de plusieurs années d’écriture, mais de
longues années de maturation, « La neuvième veuve »
est, comme
« Petite Tante Tatsuru »
(《小姨多鹤》) publié deux ans plus tard,
inspiré d’une histoire vraie. Celle-ci s’est passée
dans le district de Xihua (西华县),
dans le Henan, et c’est le frère aîné de son premier
mari, Li Kewei (李克威),
qui la lui a racontée : un propriétaire terrien
avait survécu à la Réforme agraire caché dans une
cave ; mais il avait été découvert et emprisonné, et
il était mort en prison. Yan Geling a imaginé tout
le reste de l’histoire en changeant la fin. La vie
au village qu’elle décrit est inspirée du village
natal du père de son premier mari, l’écrivain et
scénariste
Li Zhun (李准),
qui était originaire du bourg de Matun (麻屯镇),
dans la préfecture de Luoyang, dans le Henan – Matun
devenu Shitun (史屯)
dans le roman.
Il y avait en fait deux histoires semblables : l’une
était celle du beau-père d’une femme du village,
l’autre un frère caché par sa sœur. Dans le premier
cas, c’est tout le village qui avait aidé à le
cacher, ce n’est donc pas tout à fait pareil ; le
récit de Yan Geling rejoint cependant peu à peu
l’histoire originale car, dans son roman, les
villageois finissent par découvrir le secret de Wang
Putao, mais ferment les yeux, ou plutôt le
protègent.
Cette histoire l’avait frappée et lui est soudain
revenue en mémoire quand elle est arrivée au
Nigéria, en 2004.
Écrit en Afrique
Elle
arrive en 2004 à Abuja (la capitale officielle du
Nigeria) où son mari Lawrence Walker va être en
poste pendant deux ans. Confrontée à une réalité à
laquelle elle ne s’attendait pas, elle a le
sentiment de revenir en Chine cent ans en arrière
.
Lui revient alors en mémoire cette histoire du
Henan, qui avait acquis d’autant plus de consistance
dans sa tête qu’elle était allée dans le Henan
l’année précédente, et elle se met à écrire : |
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Edition à Taiwan (août 2006)
Edition 2012 |
我在非洲感受到一种抽象的苦难,让我开始动笔写《第九个寡妇》。2004年开始用英文直接写小说的。《第九个寡妇》前一百页我是先用英文写的,后来意识到头一次写英文小说就是如此之大的规模,似乎企图过于宏大,于是用中文重写。
从2003年开始,我开始到河南农村去下生活,了解了更多的细节,这样我就发现,我很有把握来运用很多生活中的真实细节来写这个离奇的故事。
En Afrique, j’ai ressenti une sorte de souffrance abstraite qui
m’a poussée à écrire « La neuvième veuve ». C’était en 2004, et
j’ai commencé à l’écrire en anglais. Après avoir écrit une
centaine de pages, je me suis rendu compte que ce serait la
première fois que j’écrirais en anglais un roman d’une telle
ampleur, et que c’était une entreprise démesurée ; alors j’ai
tout recommencé, en écrivant en chinois.
En 2003, j’étais allée vivre dans un village du Henan, ce qui
m’avait permis de mieux comprendre de nombreux détails. De la
sorte, je me sentais maîtriser suffisamment les multiples
aspects de la réalité de la vie quotidienne pour pouvoir écrire
cette histoire peu banale.
Dikeng yaoyuan dans la région de
Luoyang |
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En fait, elle est allée deux fois dans le Henan, et
elle a vécu en particulier dans un yaodong (窑洞)
comme celui de Wang Putao dans le roman. Ces
habitations creusées dans le plateau de lœss de la
plaine centrale sont célèbres dans le Shaanxi, mais
il y en a également dans le Henan, et en particulier
dans la région de Luoyang où se passe l’histoire de
« La Neuvième veuve ; elles prennent là une
configuration particulière, en forme de cours
intérieures creusées dans le lœss appelées dikeng
yaoyuan (地坑窑院). |
C’est ainsi que Yan Geling a trouvé sa source d’inspiration
initiale, nourrie d’une bonne expérience de terrain, puis elle a
imaginé le personnage de Wang Putao et les diverses
ramifications de l’intrigue. Le résultat est l’une de ses œuvres
les plus complexes, recélant différents niveaux thématiques et
symboliques, beaucoup d’humour, une émotion diffuse traduite en
termes poétiques, et l’un de ses beaux portraits féminins, avec
celui de Xiaohuan dans
« Petite
Tante Tatsuru ».
Ce n’est pas étonnant : paraphrasant
Flaubert, Yan Geling pourrait bien dire :
« Wang Putao, c’est moi ».
Satire politique indirecte
Wang Putao, veuve atypique et emblématique
L’une des grandes raisons du succès du roman, c’est en effet le
personnage de Wang Putao. Comme l’a dit He Shaojun (贺绍俊),
directeur adjoint de l’Institut de littérature et culture
chinoises de l’Université normale de Shenyang :
严歌苓写的是一个地道的中国寡妇,她来自民间,…
体现出一种民间的快乐精神。她虽然是小说中的第九个寡妇,却是当代文坛上的第一个快乐寡妇。
Ce que Yan Geling a créé là, c’est une authentique veuve
chinoise, une veuve qui vient du peuple … et qui en incarne
l’esprit joyeux. Bien qu’étant la neuvième veuve dans le roman,
c’est la première veuve heureuse de la littérature chinoise
contemporaine.
Si Wang Putao est joyeuse, elle est d’abord et avant tout
joyeusement apolitique, ou plutôt c’est sa totale absence de la
moindre notion des mouvements politiques qui se succèdent qui
lui permet d’être joyeuse. Tout ce qu’elle sait, c’est que les
gens qui passent par le village ne restent pas longtemps. Quand
ils investissent la cour de sa maison, elles les observent par
la fente de sa porte fermée et ne peut voir que leurs pieds,
mais c’est à la manière dont ces pieds sont chaussés qu’elle
distingue les intrus. Ce qui la sauve, c’est que personne ne
peut lui clouer le bec ni la convaincre qu’un slogan est
meilleur que le précédent.
Subversion des modèles idéologiques
Wang Putao a la simplicité naturelle de la paysanne. Quand tout
le monde va faire de l’acier, elle élève des cochons et, au pire
de la famine, apprend à manger du poisson pêché dans la rivière.
Elle fait fi tout autant des préceptes confucéens vouant les
veuves à la chasteté, ou plutôt semble n’en avoir aucune idée.
Elle répond aux élans de son corps autant que de son cœur.
C’est à une véritable subversion des modèles idéologiques et
sociaux que se livre Yan Geling par le biais de ses personnages,
en offrant une allégorie des différentes classes, mais en
inversant les symboles : Sun Huaiqing est le symbole du
propriétaire terrien, de l’ennemi de classe, mais Wang Putao le
sauve car elle ne reconnait pas le mal qu’on lui impute, et
c’est la seule famille qu’elle a ; il deviendra finalement une
sorte de mythe dans le village qui se souviendra surtout de sa
sagesse ; quant aux « masses arriérées » (落后群)
symbolisées par Wang Putao, on voit bien qu’elles ont la
sympathie de l’auteure car c’est de leur vitalité et de leur
résilience naturelles que dépend la survie des villages.
L’une des grandes forces du roman, cependant, est d’utiliser un
mode de narration inscrite dans l’histoire mais sans la décrire
précisément, sauf pour les conséquences qu’elle a sur les
personnages ; les grands événements de la période, ceux
consignés dans les livres d’histoire, ne sont pas cités
directement, sauf à la fin, quand soudain la folle histoire
s’arrête, justement : c’est la mort de Zhou Enlai, brièvement
mentionnée, qui l’annonce, puis celle de Mao. Jusque-là, les
mouvements politiques se sont succédé, et comme dans le passé en
temps de guerre, d’épidémies, de rébellions ou autres
catastrophes, il valait mieux rester caché. Le cellier est le
symbole de cette propension au retrait quasi érémitique, qui est
aussi celui des lettrés fuyant autrefois les dangers de la vie
publique.
Hymne à l’’harmonie avec la nature
« La Neuvième veuve » couvre la période 1940-1980, de la fin de
la guerre contre le Japon à l’ouverture, en passant par la
Réforme agraire, le Grand Bond en avant, la Grande Famine et la
Révolution culturelle, quarante années terribles marquées par
une succession de mouvements politiques comme autant de
catastrophes. Pourtant, le récit des souffrances endurées est
relativement sobre, même pour ce qui concerne la Grande Famine.
Wang Putao apprend de son beau-père à utiliser les richesses de
la nature, et à vivre en harmonie avec elle, les catastrophes
engendrées par les hommes étant la résultante de leur ignorance
autant que de leur soumission à l’idéologie.
La force de Wang Putao est de conserver la même équanimité face
aux changements politiques qui affectent la vie du village.
L’instinct de survie en elle est le plus fort, guidé par une
inaltérable paix intérieure qui lui permet de s’adapter aux
circonstances, en refusant de se soumettre au chaos ambiant :
elle sauve son wok du haut fourneau du village, comme un symbole
de la tradition contre une loi absurde, essentiellement
destructive.
Non conforme à l’image traditionnelle de la veuve chinoise, Wang
Putao incarne la femme primitive, hors des contraintes érigées
par la société patriarcale. Elle renonce à épouser le fils qui a
dénoncé son père afin de sauver celui-ci, dans une sorte d’amour
humain au-delà de son attirance physique pour le fils. Quant à
l’enfant qu’elle a eu de lui, ne pouvant l’élever, elle le
confie à une société de nains qui se réunit dans un temple dans
la montagne, mini-société en dehors des normes et des
conventions qui est la plus belle garantie d’amour humain en des
temps où il semble avoir disparu du reste de la société.
Image de déesse-mère
C’est bien ce qui a fait dire au critique littéraire Chen Sihe (陈思和),
professeur à l’université Fudan, que « l’image de villageoise de
Wang Putao se fond dans celle d’une déesse-mère » (王葡萄作为一个农村妇女形象与民间地母神的形象的合二为一。),
une divinité nourricière pleine de bonté et de générosité. Il y
a quelque chose de la légende dans cette histoire, comme les
légendes populaires transmises de bouche à oreille.
Fidèle à ses propres convictions intuitives, Wang Putao
représente la force spirituelle du peuple. Yan Geling a dit
qu’elle était son idéal de la femme chinoise, à l’écart des
courants idéologiques et en harmonie étroite avec le monde de la
nature.
Malgré toute la richesse de ces images et symboles, ce qui fait
cependant de « La neuvième veuve » un roman infiniment attrayant
et touchant, c’est avant tout l’humour et la poésie avec
lesquels il est écrit.
Humour et poésie
Humour
C’est avec un humour froid et discret, que débute le roman, mais
il recèle ensuite des moments de franche hilarité quand Yan
Geling décrit l’ingénuité de Wang Putao, son manque d’intérêt
pour les slogans qu’on essaie de lui apprendre ou son regard
toujours étonné sur le monde qui change autour d’elle, dans une
absurdité croissante.
Cet humour se déchaîne dans le chapitre sur les séances
politiques au moment de la Réforme agraire où est déploré le
manque de conscience politique des paysans. Le plus difficile
est de classer Putao. Finalement, elle est quand même classée
au plus bas de l’échelle sociale, elle qui a été vendue à sept
ans pour devenir fiancée-enfant après avoir perdu ses parents,
une véritable esclave !.Mais :
最后所有人都同意短发女队长的看法,要好好启发王葡萄的觉悟,把这个落后的无产阶级转为革命先锋力量。
Finalement, tous se rangèrent à l’avis de la cheffe d’équipe aux
cheveux courts : il fallait éveiller la conscience politique de
Wang Putao, et transformer cette prolétaire retardée en une
force d’avant-garde de la révolution.
En conséquence, Wang Putao est invitée à suivre des cours
d’alphabétisation, de chant et de danse, pour apprendre la danse
du yangge (秧歌),
danse locale des planteurs de riz. Tout cela lui va très bien,
elle aime chanter et bavarder, et profite des cours de lecture
pour coudre des semelles… Mais elle ne fait pas beaucoup de
progrès en matière de conscience de classe et continue à appeler
Sun Huaiqing son père :
“葡萄糊涂,他怎么是你爹?!他是你仇人!”
葡萄不吭气,心里不老带劲,觉得她无亲无故,就这一个爹了,女队长还不叫她有。
« Putao, idiote [dit la cheffe d’équipe], comment peux-tu dire
que c’est ton père ?! c’est
ton ennemi ! »
Putao ne répondit rien, mais en son for intérieur elle n’en
pensait pas moins : elle n’avait plus de parents, il ne lui
restait que ce père, et la cheffe voulait l’en priver.
…
“再咋阶级,我总得有个爹。爹是好是赖,那爹就是爹。没这爹,我啥也没了。”
… « C’est bien beau de parler de classes, mais faut que j’aie
un père. Bon ou mauvais, un père est un père. Si je n’ai pas
celui-là, je n’en ai pas d’autre. »
女队长想,真没想到有这么麻木的年轻人。要把她觉悟提高,还不累死谁?但她又确实苦大仇深,…
La cheffe pensa qu’elle n’aurait jamais imaginé qu’il y ait des
jeunes aussi bornés. Elever la conscience politique de Putao
n’était pas de tout repos. Mais il fallait bien reconnaître
qu’elle avait beaucoup souffert….
Les dialogues sont enlevés, en partie en dialecte du Henan.
C’est avec cet humour qu’est traitée l’évocation des mouvements
politiques qui se succèdent, rapportés du point de vue d’une
Putao qui n’y trouve aucun sens et dont le point de vue ne
change pas. Elle reste fidèle à sa nature, fidèle à elle-même.
La Réforme agraire, aussi bien ensuite que le Grand Bond en
avant et la Révolution culturelle, est traitée comme une comédie
de village, un spectacle de marionnettes que l’on imagine sur
une estrade de fortune devant le temple du dieu du sol. Le roman
est nourri – imagine-t-on – d’histoires qu’on a racontées à Yan
Geling, et dont elle fait des pages extrêmement drôles, comme
des scènes de comédies du Nouvel An.
Ainsi, au chapitre 8, nous sommes en pleine Révolution
culturelle, arrivent les jeunes instruits, aussi incultes que
les gens du village, qui ne comprennent rien aux couplets du
Nouvel An affichés aux portes, rédigés par un
contre-révolutionnaire de la ville en rééducation dans le
village, le camarade Piao, « Piao l’anti-Parti » (朴同志,
反党老朴) :
“两岸猿声啼不住,轻舟已过万重山”、
“人生得意需尽欢,莫叫金蹲空对月”,
« Sur les deux rives résonnent à l’envi les cris des singes,
mon frêle esquif déjà a dépassé dix mille monts. »
« Sachons jouir des plaisirs infinis de la vie,
Ne laissons pas vide sous la lune l’or de la coupe. »
Le directeur du comité révolutionnaire du village, paysan
illettré, n’y comprend goutte lui-même et demande à Piao de
faire quelque chose de plus moderne. Piao puise alors dans
l’actualité :
“西哈努克走访新疆自治区,周恩来总理接见宾努亲王”,
“毛主席会见马科斯夫人、陈永贵同志参观四季青公社”
« [Le prince] Sihanouk visite la région autonome du
Xinjiang,
Le premier ministre Zhou Enlai reçoit le prince Penn
Nouth. »
« Le président Mao reçoit l’épouse du président Marcos,
Le camarade Chen Yonggui visite la commune populaire
« Vert immuable »
Le président Mao reçoit l’épouse
du président Marcos (septembre 1974) |
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Piao est alors prié de s’inspirer plutôt des poèmes
de Mao, mais finalement le directeur pris de court
laisse tomber l’idée des couplets pour aller
s’occuper des problèmes pressants du village :
pagaille et sécheresse, l’une aggravant l’autre et
induisant une famine endémique.
C’est la grande différence entre Yan Geling et
Fang Fang,
entre « La neuvième veuve » et
« Funérailles
molles » (《软埋》).
Tout est tellement absurde, dans l’histoire qui se
déroule sous les yeux de Putao, qu’on en perd le
sens du tragique. |
Poésie
Bien plus qu’un sentiment tragique de l’absurde, c’est une
impression de poésie qui ressort du roman. Rien n’est tragique à
qui considère les revers de son existence comme des coups du
sort, la marque d’un destin inéluctable. La vie est à préserver
et chérir au contact de la nature, hors des conflits et des mots
d’ordre, la proximité de la nature entraînant une vision
poétique des êtres et des choses.
Le plus bel exemple est, vers la fin, la description de la
retraite du vieux
Sun Huaiqing, devenu aveugle, dans un temple dans la montagne,
pour le faire échapper à la curiosité des villageois qui l’ont
aperçu dans la cour du yaoyuan et croient avoir vu un
fantôme. Il devient véritablement ainsi une sorte de légende
vivante, tel un vieil ermite dans sa grotte, visité par l’esprit
de son épouse, en passe de devenir un immortel.
Comme les immortels taoïstes de la légende, il a un animal pour
compagnon : un léopard qu’il apprivoise et sauve d’un piège. Et
le léopard devenu vieux reviendra régulièrement au temple, dans
la montagne devenue lieu touristique, sans savoir que le vieil
homme n’y reviendra plus.
Adaptation télévisée
Adaptation en 33 épisodes de 45 minutes, diffusée du 22 octobre
2012 au 24 février 2013.
https://baike.baidu.com/item/%E7%AC%AC%E4%B9%9D%E4%B8%AA%E5%AF%A1%E5%A6%87/19411
Antithèse dès l’abord du mélodrame classique
« L’orphelin sauve son grand-père » (《孤儿救祖记》),
film de 1923 de Zhang Shichuan (张石川) :
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Zhang_Shichuan.htm
Après la mort de son fils, un riche vieillard se laisse
convaincre par un neveu que sa bru a manqué à ses
devoirs de chasteté, et la chasse de la maison. Elle
donne naissance à un enfant. Le petit-fils sauve son
grand-père d’une tentative de meurtre par le neveu qui
avoue sur le lit de mort de son oncle qu’il a faussement
accusé la bru pour récupérer l’héritage. Le film se
termine sur la reconnaissance du petit-fils devenu digne
héritier, conclusion classique d’un mélodrame
traditionnel où la mère n’est qu’un pion dans l’histoire
et disparaît une fois son fils reconnu. Ce qui importe,
c’est la lignée patriarcale, notée dans le zu du
titre.
Le roman de Yan Geling prend d’autant plus de sens
comparé à cette trame narrative classique.
Elle écrira un livre de souvenirs et de réflexions sur
son séjour au Nigéria :
« Notes sur l’Afrique » (《非洲手记》),
publié en septembre 2016 aux éditions Littérature du
peuple.
Vers conclusifs d’un
quatrain de Li Bai
李白
: « En partant tôt de la ville de Baidi »《早发白帝城》
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