Tang Wan (唐婉,
1130-1156) était la cousine de Lu You (陆游,
1125-1209), poète de la dynastie des Song du Sud. Ils s’aimaient
depuis l’enfance et partageaient le même amour de la poésie. Ils
se marièrent quand Lu You avait vingt ans, mais la mère de Lu
You n’aimait pas Tang Wan : elle trouvait que la jeune femme
passait trop de temps avec son mari et négligeait une règle
d’étiquette fondamentale en ne lui prodiguant pas les attentions
qui lui étaient dues. En outre, Tang Wan ne se répandait pas en
pleurs sur le sort du père de Lu You qui était très malade.
Autant de raisons pour lesquelles la mère de Lu You, inflexible,
força son fils à divorcer. Lu You tenta de contourner l’ire
maternelle en logeant Tang Wan dans une habitation à l’écart de
la demeure familiale et en continuant à la voir en cachette,
mais ils furent dénoncés et Lu You dut obéir à sa mère. La mort
dans l’âme, il se remaria avec la jeune femme qu’elle lui avait
choisie. Tang Wan, elle, épousa un lettré du nom de Zhao
Shicheng (赵士程)
qui appartenait à la famille impériale
Mais ni l’un ni l’autre ne se remirent jamais de
cette séparation. Sept ans plus tard, un jour de
printemps, étant allé visiter le jardin Shen (沈园),
au sud de Shanyin (山阴)
[1],
qui appartenait à un ami de sa famille, Lu You y
rencontra par hasard Tang Wan avec son mari.
Elle demanda à son époux de lui permettre
d’offrir une coupe de vin à Lu You, mais, quand
elle la lui tendit, ses yeux se remplirent de
larmes. Lu You en eut le cœur brisé. Il but le
vin, tourna les talons et alla écrire sur le mur
du jardin le poème désormais célèbre exprimant
toute la douleur qu’il ressentait de leur
L’entrée du jardin Shen
séparation :
« L’épingle à tête de phénix » (Chāi
tóu féng 《钗头凤》).
Après avoir lu le poème que Lu You avait inscrit sur le
mur, Tang Wan en fut tellement affectée que, de retour chez
elle, elle tomba malade. Elle mourut un an plus tard après avoir
écrit un autre poème en réponse à celui de Lu You.
Lu You fut pétri de remords en voyant combien son poème avait
ravivé la douleur de Tang Wan ; toute sa poésie ultérieure fut
inspirée par cet amour malheureux. Un an avant sa mort, à l’âge
de 85 ans, il écrivit encore un autre poème en souvenir de Tang
Wan : « Promenade de printemps » (Chūnyóu 《春游》).
Un opéra de Shaoxing (yueju
越剧)
célèbre leur histoire d’amour :
Tang Wan et Lu You
Les poèmes
Ce sont donc trois poèmes que cette histoire célèbre nous a
laissés, poèmes superbes que l’on trouve souvent cités, et
souvent de manière elliptique dans la grande tradition chinoise.
Le poème de Lu You sur le mur du
jardin Shen
Les deux premiers poèmes, celui de Lu You et
celui de Tang Wan lui répondant, sont composés
de deux vers parallèles (décomposés ici en trois
lignes pour plus de clarté), celui de Tang Wan
répondant en miroir à celui de Lu You. Ils
jouent sur les assonances et les rimes (shǒu
手,
jiǔ
酒,
liǔ
柳,
etc.)
et gagnent donc à être lus à haute voix.
1.
Le poème de Lu You :
chāi tóu féng.hóng sū shǒu 《钗头凤.
红酥手》
[2]
红酥手,黄縢酒,满城春色宫墙柳。
东风恶,欢情薄。一怀愁绪,几年离索。
错、错、错。
cuò, cuò, cuò
春如旧,人空瘦,泪痕红浥鲛绡透。
桃花落,闲池阁。山盟虽在,锦书难托。
莫、莫、莫 !
mò, mò, mò
D’une main délicate, une coupe de vin doré,
Couleurs du printemps dans la ville, du saule sur le mur du
palais.
Mais cruel est le vent d’est, fragile le lien qui nous unit.
Mon cœur n’est qu’affliction après si longue séparation.
Erreur, erreur, erreur.
Printemps comme toujours, mais nous pâles et maigres,
Des larmes rougies tachent le mouchoir de soie
Tombées les fleurs de pêchers, vide le pavillon au bord de
l’eau.
Eternels sont nos vœux, mais pour qui donc mes vers ?
Tout est fini, fini, fini !
2.
Le poème de Tang Wan
:
chāi tóu féng,
shìqíng bó 《钗头凤.
世情薄》
[3]
Tang Wan répond au poème de Lu You par une complainte d’une
infinie tristesse, sur leur amour perdu et leur joie envolée.
世情薄,人情恶,雨送黄昏花易落。
晓风干,泪痕残,欲笺心事,独语斜阑。
难,难,难!
nán, nán, nán !
人成各,今非昨,病魂常似秋千索。
角声寒,夜阑珊,怕人寻问,咽泪装欢。
瞒,瞒,瞒!
mán, mán, mán !
Fragiles les relations humaines, cruels les sentiments,
Avec la pluie au crépuscule tombent les fleurs.
Froid le vent du soir, désolés les pleurs,
Ne pouvant ouvrir mon cœur, seule contre la rampe je soupire,
Dur, dur, dur !
Chacun chez soi, les temps ont changé,
L’esprit meurtri a des hauts et des bas,
Lugubre sonne la corne, la nuit s’achève.
Pour éviter toute question, j’avale mes larmes et feins la joie.
Dissimuler, dissimuler, dissimuler !
3.
Le dernier poème de Lu You :
Chūnyóu 《春游》
Après sa retraite, en fait, Lu You est revenu plusieurs fois au
jardin Shen et a écrit poème sur poème exprimant son amour pour
elle. Le plus célèbre est celui écrit à l’âge de 84 ans, un an
avant sa mort.
沈家园里花如锦,
Au jardin Shen de brocart semblent les fleurs.
半是当年识放翁。
J’étais connu alors,
也信美人终作土,
et l’on savait aussi que la belle était redevenue poussière,
不堪幽梦太匆匆!
Pourquoi faut-il que nos rêves si vite s’évanouissent !
Note complémentaire
C’est à la fin du second poème que fait allusion
Yan
Geling (严歌苓)
dans le titre de son très beau textesur l’épidémie du coronavirus :
《借唐婉三字:瞒,瞒,瞒》
« En empruntant
trois mots à Tang Wan : dissimuler, dissimuler, dissimuler »
Bibliographie
Notable Women of China: Shang Dynasty to the Early 20th
Century, ed. Barbara Bennett Peterson, Routledge, 2016, 386 p.