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Bing Xin 冰心

1900-1999

Présentation

par Brigitte Duzan, 21 décembre 2016  

 

Née à l’aube du 20ème siècle et disparue avec lui, Bing Xin aura été l’une des personnalités majeures des lettres chinoises de ce siècle, exerçant une profonde influence sur les écrivains de son temps, tous genres confondus, y compris celui de la littérature pour les jeunes.

 

Au soir de sa vie, après une carrière de sept décennies, de 1919 aux années 1990, elle était célébrée comme « l’aïeule du monde littéraire » (文坛祖母), avec tout ce que le terme reflète de respect, mais aussi d’affection profonde.

 

Ecrivain, poète et traductrice

 

Elle s’appelait Xie Wanying (谢婉莹), Bing Xin (冰心) - "cœur de glace" - étant son nom de plume, traduisant un idéal de pureté dont elle avait trouvé l’expression imagée dans un poème célèbre de Wang Changling (王昌龄) : avoir le cœur comme un bloc de glace dans un pot de jade [1].

 

Bing Xin

 

Débuts littéraires sous l’égide du mouvement du 4 mai

 

Le père de Bing Xin,

photographie à Yantai en 1903

 

Fille d’un officier de la Marine impériale qui avait participé aux combats navals de la première guerre sino-japonaise, Bing Xin est née en octobre 1900 à Fuzhou, dans le Fujian, mais la famille a déménagé à Shanghai quand elle avait sept mois, puis à Yantai, sur la côte du Shandong, quand elle en avait quatre. Le spectacle de la mer influera sur le développement de sa sensibilité, de même que la lecture des classiques auxquels l’initie son oncle.

 

En 1911, elle entre à l’Ecole normale de femmes de Fuzhou (福建女子师范学校). Mais, en 1913, la famille déménage à nouveau, cette fois à Pékin, où elle entre dans une école fondée par un missionnaire américain, l’Institut Bridgman ; elle y découvre les idées d’humanisme et d’amour chrétien qui vont durablement l’influencer.

 

 

Au moment du mouvement du 4 mai 1919, elle a à peine dix-neuf ans et elle est étudiante à l’université Yenching (燕京大学). Elle prend part au mouvement en tant que secrétaire de l’association des étudiantes de l’université. C’est la source de ses débuts littéraires.  Elle a dit :

是五四这道电光,这声惊雷把我上了写作的道路!

C’est le mouvement du 4 mai, ce coup de tonnerre, cet éclair soudain, qui, en m’électrifiant, m’a lancée dans la voie de l’écriture.

 

En 1919, sous le nom de plume de Bing Xin, elle publie ses premiers poèmes, récits et articles dans le supplément du Journal du matin de Pékin (Chenbao《晨报》), et dans la revue réformiste New Tide (Xinchao 《新潮》). Dans le Chenbao paraît son premier essai, « Impressions de 21 jours d’audience » (《二十一日听审的感想》), et sa première nouvelle, « Deux familles » (《两个家庭》), suivie de « Sombre tristesse» (《烦闷》).

 

Bing Xin adolescente avec sa mère

et son deuxième frère

 

Avec son mari peu après leur mariage

 

En 1921, encore étudiante, elle entre à l’association de recherches littéraires lancée par Mao Dun (茅盾) et Zheng Zhenduo (郑振铎). C’est dans les publications de l’association que paraissent ses premiers poèmes, ensuite publiés en deux recueils en 1923 : « Des myriades d’étoiles » (《繁星》), et « Eaux printanières » (《春水》). De cette année 1921 aussi date sa nouvelle, « Surhomme » (《超人》).

 

Le surhomme en question, He Bin (何彬), est un jeune homme qui, sous l’influence de Nietzsche, alors à la mode, rejette toute manifestation d’amour ou de sympathie, décidé à devenir parfaitement froid et indépendant du monde alentour. Mais, un jour, son petit voisin se casse une jambe ; pour la famille, très pauvre, c’est une catastrophe. Alors, la nuit, He Bin rêve de sa mère, de fleurs et d’étoiles. Et il part en quête de l’argent nécessaire pour faire soigner l’enfant.

 

C’est une sorte de texte fondateur, qui illustre la foi de Bing Xin dans le pouvoir de l’amour et de la bonté, qui sera le fil directeur de toute son œuvre.

 

Etats-Unis et retour à Pékin

 

En 1923, elle obtient son diplôme à Yenching, et décroche une bourse pour aller poursuivre ses études aux Etats-Unis, au Wellesley College. Après avoir fait une thèse sur la grande poétesse des Song Li Qingzhao (李清照) qu’elle admirait depuis son enfance, elle obtient son master de littérature en 1926 et revient enseigner à Yenching.

 

Son admiration pour Li Qingzhao ne semble cependant pas avoir influencé ses propres poèmes à l’époque. Ils sont bien plus influencés par le grand poète indien Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature en 1913, qui fut le grand modèle et mentor de sa génération, et dont elle a elle-même

 

Souvenirs du 4 mai, manuscrit de Bing Xin (écrit en mars 1979)

 

Le surhomme, édition originale 1921

 

traduit le recueil de poème de 1913 « Le Jardinier » (sous le titre 《园丁集》). Ce sont plus précisément les poèmes « Stray Birds » de Tagore (traduits par Zheng Zhenduo 郑振铎) dont Bing Xin a reconnu l’influence dans son introduction à ses deux recueils de 1923 ; ses poèmes ont de même deux ou trois lignes, quatre tout au plus, elle les considère à peine comme de la poésie, plutôt comme des pensées fragmentaires. Mais elle n’en écrit presque plus après son retour en Chine.

 

A son retour, elle publie un recueil de « Lettres aux jeunes lecteurs » (《寄小读者》), trente-neuf au total, qui sont des réflexions sur sa vie d’étudiante aux Etats-Unis. Après un long voyage à travers le Pacifique puis en train à travers le continent nord-américain, elle est arrivéeà Boston, dans un monde où tout lui est étranger. En outre, alors qu’elle commençait à s’adapter à cette nouvelle vie, elle attrape la tuberculose et passe plusieurs mois dans un sanatorium. Une

fois rétablie, elle termine ses études puis fait un voyage en Nouvelle Angleterre avant de rentrer en Chine.

 

Pendant tout ce temps-là, elle a le mal du pays et, pour se consoler, ne cesse d’écrire, des lettres à sa famille et à ses amis ainsi que de brefs articles, descriptifs et narratifs. Publiés à son retour, ces textes deviennent immédiatement un classique moderne, et sont restés un tableau fascinant de la vie américaine d’alors vue par une jeune Chinoise.

 

En 1929, elle épouse Wu Wenzao (吴文藻), un anthropologue et sociologue qu’elle avait connu aux Etats-Unis. Mariage à l’occidentale dans un pavillon près du lac de l’université Yenching. Elle écrit beaucoup, mais commence aussi à traduire. En hommage au poète d’origine libanaise Kahlil Gibran mort en avril 1931, elle publie une traduction de son célèbre recueil de poèmes en prose, publié en anglais en 1923 : « Le Prophète » (《先知》). Traduction qui fait toujours référence, comme celle du poème de Tagore.

 

Lettres aux jeunes lecteurs,

édition originale 1926

 

Le Prophète, traduction Bing Xin,

réédition 2005

 

En 1933, elle écrit « Notre salon, à nous les femmes » (《我们太太的客厅》), témoignage de son amitié avec Lin Huiyin (林徽因) dont le salon pékinois était devenu lieu de rendez-vous littéraires privilégiés après son retour de Shenyang en 1931.

 

De 1933 aussi datent deux nouvelles représentatives de la période : « Séparation » (《分》) et « Miss Hiver » (《冬儿姑娘》). La première a été louée par Mao Dun qui l’a vue comme une ouverture vers un style différent. Le second est aussi très original : c’est une sorte de monologue d’une veuve déplorant les agissements de sa fille qui veut s’émanciper. Cette émancipation, cependant, n’est pas le résultat d’influences intellectuelles, mais tout simplement celui des circonstances, la pauvreté donnant à la jeune fille le courage de se battre. C’est un autre thème cher à Bing Xin et totalement opposé à la tendance courante dans la littérature du 4 mai de présenter les femmes comme victimes de leur environnement familial et social.

  

De Chongqing en guerre à Tokyo

 

En 1938, la famille quitte Beiping en guerre, et, en passant par Shanghai et Hong Kong, va se réfugier d’abord à Kunming, puis, en 1940, à Chongqing, où Bing Xin participe au mouvement littéraire de défense nationale. Sous le pseudonyme « Monsieur » (Nanshi 男士), elle publie alors le recueil de nouvelles « Des femmes » (《关于女人》) et une suite à ses « Lettres aux jeunes lecteurs » (《再寄小读者》).

 

Le recueil « Des femmes » est l’un de ceux qui a connu le plus de rééditions, ce qui montre bien sa durable popularité. Les neuf premiers récits ont été publiés à l’origine dans une revue du week-end de Chongqing en 1941. Peu de temps plus tard, Bing Xin en a ajouté sept supplémentaires, et les seize ont été publiés dans un recueil en septembre 1943. Une seconde édition de ce recueil a ensuite été publiée en février 1945 par le Kaiming Shudian (开明书店) [2], puis une troisième édition en 1980 aux Editions du Peuple du Ningxia,

 

En 1947 à Tokyo avec son mari et sa deuxième fille Wu Qing 吴青

et une quatrième et dernière en décembre 1992, aux éditions Kaiming, à Pékin. Enfin, en 1993, les Editions Littérature du peuple ont publié un recueil intitulé « Des femmes et des hommes » (《关于女人和男人》) qui comprend les seize nouvelles initiales plus quelques autres.

 

Les premiers récits du recueil, racontés par un narrateur (masculin) à la première personne, sont pleins d’ironie (Bing Xin se moque par exemple de la manière dont les hommes choisissent les femmes), mais, au fur et à mesure que l’on progresse dans le recueil, les récits perdent ce ton satirique pour refléter les difficultés de la vie dans une Chine en guerre, en parallèle avec les épreuves subies par Bing Xin elle-même. Quant aux personnages féminins, elle a dit qu’ils lui ont été inspirés par ses amies. Le style est réaliste.

 

La période passée à Chongqing pendant la guerre est donc prolifique. Après la guerre,dès 1945, Bing Xin entreprend une série de voyages, en Chine, mais aussi aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Union soviétique... En novembre 1946, elle suit son mari qui part au Japon et, de 1949 à 1951, elle enseigne la littérature chinoise de la Chine nouvelle à l’université de Tokyo. Elle est la première femme à y enseigner.

 

Retour en Chine

 

Bing Xin dans son bureau à Pékin, en octobre 1951

 

Elle revient en Chine en octobre 1951 à l’invitation, comme bien d’autres, du premier ministre Zhou Enlai. Elle participe alors à un grand nombre d’activités, sociales, politiques et littéraires. Elle est élue présidente adjointe de la Fédération des lettres de Chine, présidente de l’Association des écrivains et membre de l’Association des traducteurs. Elle fait partie de nombreuses délégations et noue des amitiés dans le monde entier. Mais elle continue à écrire activement, surtoutpour les jeunes lecteurs.

  

De cette période datent essais, nouvelles et récits divers. Le plus connu et le plus représentatif de cette période est « La petite lanterne en peau de mandarine » (《小橘灯》), devenu un symbole de son style et de son idéal philosophique dans la vie : un amour universel sublimé (升华爱的哲学").

 

C’est le 19 janvier 1957 que le récit est publié dans le « Journal de la jeunesse de Chine » (《中国少年报》). L’histoire se passe à Chongqing, au printemps de 1945, mais elle a été écrite plus de dix ans plus tard. Ce sont des souvenirs émus, où se croisent des images de la ville d’antan, un figuier blanc, une rue pavée, des mandarines… et l’ombre d’une petite fille rencontrée par hasard par la narratrice : une petite fille de huit ou neuf ans restée seule avec sa mère mourante quand son père a disparu – il a été arrêté par le Guomingdang, mais elle ne le sait pas. Alors que la narratrice va repartir en la laissant au chevet de sa mère, l’enfant lui fabrique une petite lanterne avec la peau

 

La petite lanterne en peau de mandarine

coupée en deux d’une des mandarines que sa visiteuse lui a apportées, pour qu’elle puisse s’éclairer sur le chemin du retour. 

 

La petite lanterne en peau de mandarine, lianhuanhua 2012

(le marchand de mandarines)

 

C’est écrit avec la distance du souvenir, mais ces souvenirs sont restés si profondément gravés dans sa mémoire que Bing Xin rend palpable, en les évoquant, l’émotion qui avait été la sienne ce soir-là, en laissant l’enfant au chevet de sa mère. Fidèle à elle-même, elle termine malgré tout sur une pensée pleine d’espoir…

 

Ce récit reste l’un des plus beaux textes de la période, réédité plusieurs fois, et même adapté en lianhuanhua en avril 2012, illustré de superbes lavis.

 

La Révolution culturelle brise cet élan. On ne fait pas la Révolution avec de bons sentiments.

 

La Révolution culturelle et après

 

De l’ombre à la lumière

 

Bing Xin est violemment attaquée dès le début de la Révolution culturelle et enfermée dans une « étable » (牛棚). Au début des années 1970, elle est envoyée « en rééducation » dans une école de cadres à Xianning dans le Hubei (湖北咸宁). Malgré toutes les souffrances subies, et l’anarchie de l’époque, elle n’a cependant jamais perdu foi dans l’avenir.

 

Quand elle revient à Pékin, cependant, elle est malade, il lui faut d’abord

 

Bing Xin racontant des histoires à des enfants (années 1950)

retrouver la santé avant de recommencer à écrire. En juin 1980, elle fait une thrombose cérébrale, elle ne peut plus tenir sa plume, mais, un an plus tard, elle a récupéré, réappris à écrire et à marcher ; plus active que jamais, elle écrit : « La vie commence à 80 ans » (《生命从80岁开始》).

 

Rayonnement spirituel

 

Avec son ami Ye Shengtao 叶圣陶

 

C’est cette vitalité, cette chaleur humaine, cette foi inébranlable dans les vertus de l’amour humain qui en a fait un auteur célébré. Elle a conservé tout au long de sa vie des liens étroits d’amitié avec de nombreux écrivains: des auteurs, comme elle, pionniers des livres pour la jeunesse comme Jin Jin (金近) ou Ye Shengtao (叶圣陶), mais aussi parmi les plus grands de ses contemporains, comme Ba Jin (巴金).

 

Elle a exercé un grand rayonnement spirituel, témoin ce mot de Ba Jin malade :

我需要的是精神养料……你的友情倒是更好的药物,想到它,我就有巨大的勇气。

Ce dont j’avais besoin, c’était d’un adjuvant spirituel… ton amitié est le meilleur des remèdes ; en y songeant, je sens en moi une immense énergie.

 

Ba Jin recommandait la lecture de son œuvre aux jeunes auxquels elle était particulièrement destinée :

一代代的青年读到冰心的书,懂得了爱;爱星星,爱大海,爱祖国,爱一切美好的事物。我希望年轻人都读一点冰心的书,都有一颗真诚的爱心。

Les générations de jeunes qui ont lu les livres de Bing Xin y ont appris ce qu’est l’amour : amour des étoiles et de la mer, amour de la patrie, amour de la beauté. Je souhaite que tous les jeunes lisent au moins quelques pages des récits de Bing Xin : ils y trouveront un authentique esprit d’amour universel.

 

Mais Bing Xin s’adresse en fait à tout le monde, ses écrits continuent de distiller chaleur et réconfort, comme l’a dit Wang Meng (王蒙), lui aussi, en souhaitant qu’elle fasse des émules :

在遇到困扰的时候,在焦躁不安的时候,在悲观失望的时候和陷入鄙俗的泥沼的时候,想想冰心,无异一剂良药。那么今后呢?今后还有这样大气和高明、有教养和纯洁的人吗?伟大的古老的中华民族,不是应该多有几个冰心这样的人物吗?

Dans les moments les plus difficiles, les moments les plus incertains, les plus désespérés, ceux où j’avais le sentiment de sombrer dans un bourbier infâme, penser à Bing Xin a toujours été un merveilleux remède. Mais maintenant ? Y a-t-il maintenant des êtres aussi brillants, stimulants etpurs, avec des dons d’éducateurs ? Notre vieux et vénérable peuple ne devrait-il pas avoir d’autres Bing Xin ?

  

Elle meurt le 28 février 1999, à l’âge de 99 ans : on l’avait surnommée la vieille dame du siècle ("世纪老人"), elle a été emportée avec lui.

 

Il nous reste ses écrits, et ce « style Bing Xin » (冰心体), si particulier, formé dans le contexte du mouvement du 4 mai, et redécouvert aujourd’hui après avoir été décrié : une touche délicate et sensible.

 

Le « style Bing Xin »

 

Avec son ami Ba Jin

 

Ses écrits antérieurs à 1949 sont une sorte de prose lyrique qui combine réalisme narratif et expression poétique venant de ses poèmes (les recueils de 1923) en une synthèse qui lui est unique.

 

Hu Shi (胡适) a dit à son propos que la plupart des écrivains s’exerçant au baihua (la langue vernaculaire) au début des années 1920 étaient à la recherche d’un style nouveau, adapté aux nouvelles formes littéraires, mais que Bing Xin était la seule à avoir un superbe talent de poète. C’est pourquoi elle a pu apporter à cette langue en devenir la délicatesse et le raffinement qui font toute la qualité de son écriture, en prose autant qu’en poésie.

 

Un style critiqué à la fin des années 1920

 

Mais, célébrée au début des années 1920, elle est critiquée à la fin de la décennie, dans le contexte de l’émergence de la littérature dite "de gauche".

 

1925-1935 est une période où paraissent nombre de livres sur la littérature féminine en Chine, dont l’un des plus influents est « La littérature et les femmes » Nüxing yu wenxue (《女性与文学》) édité par Hu iQun (辉群) et initialement publié en 1928. L’auteur commence par établir une affinité naturelle entre les femmes et la littérature : « Sans femmes pas de littérature » (没有女子,就没有文学). Mais c’est surtout en tant qu’inspiratrices et muses, dans une approche freudienne à la mode (la littérature dérivant de l’amour entre les sexes, d’où naissent les émotions artistiques).

 

La littérature et les femmes, réédition 1934

 

Dans le chapitre « Les femmes et la littérature en Chine » (《中国妇女与文学》), Hu Yunyi (胡云翼) montre qu’il y a identification entre femmes et littérature dans l’histoire de la littérature chinoise, celle-ci étant essentiellement féminine et lyrique (littérature dite "gracieuse et retenue").

 

Mais ce sont justement ces qualités « féminines » de l’écriture qui sont attaquées à partir de la fin des années 1920, par les critiques de gauche, comme participant du romantisme étroit et autocentré du mouvement du 4 mai. L’heure n’est plus à une littérature des émotions et désirs d’une élite

intellectuelle, mais à l’expression d’un engagement social basé sur une conscience de classe. 

 

En ce sens, Bing Xin apparaît comme un écrivain du passé, un auteur obsolète qui ne s’est pas adapté à l’évolution de la société. C’est ainsi qu’elle est décrite dans l’« Histoire du mouvement de la nouvelle littérature chinoise » (《中国新文学运动史》) éditée en 1933 par Wang Zhepu (王哲甫) :

 

Les écrits de Bing Xin abondent en beaux sentiments et douces émotions, vraies et poétiques … Son style est celui d’une brodeuse chinoise. La psychologie des femmes chinoises, l’amour maternel, la charmante naïveté des enfants, les paysages du bord de mer, tout cela transparaît sous sa plume. Elle ne décrit pas l’amour entre les sexes ; sa thématique se limite à la vie familiale et scolaire. Bien qu’elle n’ait pas, comme Lu Xun, une vision profonde de la société, dans les limites étroites des thèmes traités, elle a exercé une profonde influence sur les jeunes. […] Maintenant, l’évolution de la société a peu à peu dilué cette influence, mais les personnages représentatifs et les âmes féminines supérieures qu’elle a créés dans ses écrits ont d’ores et déjà laissé une impression indélébile sur les esprits d’innombrables lecteurs.[3]

 

Bing Xin apparaît ainsi comme une « femme écrivain » dans son acception la plus étroite, traitant de sujets « féminins » (femmes, mères, enfants, et plus spécifiquement amour maternel/souvenirs d’enfance/poésie marine) dans un style poétique et émotif qui est condamné comme manquant de profondeur et ne pouvant plus susciter l’admiration. Elle est classée dans la catégorie des femmes écrivains et poètes précurseurs de la nouvelle littérature.

 

Dans les années 1930, Bing Xin en vient à être considérée comme une anomalie au sein des courants socialement "progressifs" du

 

Au début des années 1970 Bing Xin (à g.) avec

l’épouse de Lu Xun, Xu Guangping 许广平 (au milieu)

mouvement du 4 mai. On lui reproche une philosophie dépassée de l’amour maternel érigé en une sorte de mystique romantique de l’amour universel, qui devient un refuge pour éviter la confrontation avec les problèmes sociaux. Plus fondamentalement du point de vue littéraire, elle est critiquée pour user d’un style continuant à arborer les couleurs et émotions décadentes du passé. 

 

Dans son essai « Sur Bing Xin » (冰心论), publié en août 1934, Mao Dun (茅盾) lui aussi critique Bing Xin pour ces mêmes limitations, trouvant son univers impossible à concilier avec celui des « estomacs criant famine » de la réalité concrète du moment. Pour lui ses récits sont problématiques et le terme de « récit problématique » (问题小说) est longtemps resté le cliché définissant les écrits de Bing Xin. Il critique d’ailleurs Ding Ling (丁玲) de manière similaire, alors que, au moment de la publication du « Journal de miss Sophie » (《莎菲女士的日记》), à la fin des années 1920, elle avait été louée comme l’héritière d’une Bing Xin dépassée.

 

Changement de ton après 1951 et redécouverte après 1980

 

1er juin 1979 à Pékin lors de la fête des enfants,

avec le poète Zang Kejia 臧克家 (à g.)

 

Mao Dun, cependant, a fait une distinction entre les poèmes et les écrits en prose de Bing Xin, et distingué encore les essais parmi ces derniers. Il a reconnu la spontanéité et l’authenticité des sentiments dont elle témoigne comme qualité première de son œuvre : « Des écrivains du 4 mai, Bing Xin est la seule à être restée fidèle à elle-même. Quand elle écrit, ce n’est pas pour se faire le porte-parole de la société, mais d’elle-même… En ce sens, j’aurais tendance à penser que ses essais sont meilleurs que ses nouvelles, et ses poèmes en prose meilleurs que ses courts poèmes… »

 

Mais il s’agit là de critiques de ses débuts, et la plupart des critiques négatives sur son œuvre datent des années 1930.

 

Après son retour en Chine en 1951, sa prose garde ce style délicat et vivant, mais perd son sentimentalisme un rien mélancolique pour prendre un ton plus optimiste. Des textes comme « La petite lampe en peau de mandarine » arrivent à garder la couleur nostalgique du souvenir tout en ménageant malgré tout une conclusion pleine d’espoir. C’est cette chaleur humaine qui a fait tant apprécier Bing Xin de ses contemporains. Quant aux enfants, elle leur parlait dans une langue qui était la leur.

 

En décembre 1993 dans son bureau avec son chat

 

Figure tutélaire : l’aïeule du monde littéraire

 

C’est à partir des années 1980 que l’on a commencé à réévaluer son œuvre, la biographie de Zhao Fengxiang (赵凤翔) Bing Xin zhuan (冰心传), publiée en 1987, étant l’une des premières. Mais ce n’est qu’après sa mort que l’on a pu apprécier à sa juste valeur la force et l’étendue de son influence grâce aux études réalisées sur l’ensemble de son œuvre. Elle apparaît aujourd’hui comme précurseur de la première génération de littérature féminine en Chine, dans la mouvance du 4 mai, la seconde génération ayant suivi au début des années 1980….

 

En même temps, elle a aussi été l’une des figures majeures des premiers développements de la littérature pour la jeunesse en Chine. A ce titre, reconnaissant l’importance de sa contribution dans ce domaine, un Prix de littérature pour enfants Bing Xin (冰心儿童文学新作奖) a été créé après sa mort, sous l’égide de ses amis, et de sa seconde fille Wu Qing (吴青) qui se consacre à la promotion de l’œuvre et du souvenir de sa mère. Différents genres sont récompensés :

nouvelles, essais, contes et poèmes. La première série de récompenses a été attribuée en 2005.

 


 

Principales publications

 

1921 Sombre tristesse Fanmen 《烦闷》 nouvelle

1921 Surhomme Chaoren 《超人》 nouvelle

1923 Des myriades d’étoiles Fanxing 《繁星》 recueil de poèmes

1923 Eaux printanières Chunshui 《春水》 recueil de poèmes

1926 Lettres aux jeunes lecteurs Ji xiao duzhe 《寄小读者》

1931 Retour au sud  Nangui 《南归》 recueil d’essais

1932-1933 Œuvres complètes de Bing Xin Bing Xin quanji 《冰心全集》

                  (en trois volumes : nouvelles, poèmes et essais)

1933 Miss Hiver Dong’er guniang 《冬儿姑娘》 recueil de nouvelles

1943 Des femmes Guanyu nüren 《关于女人》 essais

1943 Anthologie en trois volumes 《冰心著作集》

1956 Les vacances d’été de Taoji Taoji de shuqi riji 《陶奇的暑期日记》 nouvelles

1957 La petite lanterne en peau de mandarine Xiao judeng 《小橘灯》 récit

1960 La petite lampe en peau de mandarine (triple recueil de textes)

1961 Ode au prunier du Japon Yinghua zan 《樱花赞》 recueil d’essais

1964 La serpette pour récolter les épis Shi sui xiao da 《拾穗小札》 essais

1974 Pas d’hiver ici Women zheli meiyou dongtian 《我们这里沒有冬天》

1980 Le nid vide  Kongchao 《空巢》 nouvelle

1980 Recueil du soir 《晚晴集》 essais et nouvelles

1981 Lettres aux jeunes lecteurs (3) 《三寄小读者》 essais

1983 Mon vieux pays Wo de guxiang 《我的故乡》 essais

A partir de 1982, nombreux recueils d’œuvres choisies.

1994 Œuvres complètes en 8 volumes 《冰心全集》(18

 


 

Traductions en anglais

 

- Letters from a Chinese Student at Wellesley, 1923-26, tr. Gail Graham, Create Space Independent Publishing Platform, June 2015, 214 p.

- A Maze of Stars and Spring Waters, tr. John Cayley/Grace Boynton, Simon & Schuster, May 2014, 152 p.

- A Bing Xin Reader, tr. Zhao Yuan, Classics of Modern Chinese Literature, China Intercontinental Press, Nov. 2013.

- Selected Stories and Prose by Bing Xin, édition biliingue anglais/chinois, Chinese Literature Press, December 1999, 305 p.

- The Photograph, recueil de nouvelles et essais, tr. Jeff Book, Chinese Literature Press/Panda Books 1992, 370p.

 


 

Bibliographie

 

- In and Out of Home: Bing Xin Recont extualized, by Mao Chen, in : Asian Literary Voices, From Marginal to Mainstream, ed. by Philip F. Williams, Amsterdam University Press 2010, ch. 5 pp 63-70.

- The End of “Funü wenxue”: Women’s Literature from 1925 to 1935, de Wendy Larson – initialement publié dans la revue Modern Chinese Literature vol. 4 n° ½ Spring/Fall 1988, pp. 39-54

A lire en ligne : http://www.jstor.org/stable/41490627?seq=1#page_scan_tab_contents

 


 

A lire en complément

 

Hommage à Bing Xin publié dans le journal de Wellesley College à la suite d’un voyage d’une délégation de l’université à Changle, pour visiter le Musée Bing Xin [4] :

http://web.wellesley.edu/Alum/Images/Magazine/Fall09BingXin.pdf

 

La petite lanterne en peau de mandarine 《小橘灯》

 

 


[1] Poète des Tang, mort pendant la révolte d’An Lushan. Il s’agit du poème « Adieu à l’ami Xinjian à l’auberge des Hibiscus » (《芙蓉楼送辛渐》).

寒雨连江夜入吴,Une pluie froide enveloppait le fleuve, cette nuit-là, à Wu,
平明送客楚山孤。A l’aube j’ai dit adieu à Xinjian partant, seul, dans les monts de Chu.
洛阳亲友如相问,
Si à Luoyang mes amis demandent ce que je suis devenu,
一片冰心在玉壶。
Dis-leur que mon cœur est un pain de glace dans un pot de jade.

[2] L’éditeur de « Minuit » de Mao Dun, « Famille » de Ba Jin, etc… En 1946, la maison revient à Shanghai, et, en 1953, va s’installer à Pékin.

[3] Cité dans : The End of “Funü wenxue” : Women’s Literature from 1925 to 1935 de Wendy Larson (initialement publié dans la revue Modern Chinese Literature en 1988) – cf Bibliographie.

[4] Le musée de la littérature Bing Xin (冰心文学馆) à Changle, Fujian, a été partiellement terminé et ouvert au public en mai 1997. Il abrite un musée sur deux étages, avec une collection de manuscrits, mais aussi un centre de recherches avec trois salles de conférence, une grande et deux petites. 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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