Auteurs de a à z

 
 
 
            

 

 

Mao Dun 茅盾

1896-1981

Présentation

par Brigitte Duzan, 29 novembre 2011

       

Mao Dun est né en 1896 dans le bourg de Wuzhen, dans la ville-district de Tongxiang (桐乡县乌镇), à l’extrême nord du Zhejiang. Son vrai nom était Shen Dehong (沈德鸿), mais son nom « de courtoisie » () étant Yanbing (雁冰) (1),

c’est celui sous lequel il fut généralement connu jusqu’à ce qu’il prenne le nom de plume de Mao Dun (茅盾).

        

Il a vécu une vie mouvementée, partagée entre l’écriture engagée et l’activisme politique aux côtés des communistes, et ce dès la première heure, nourrissant ses romans et nouvelles de ses expériences vécues sur le terrain, ce qui lui a valu le surnom de « Malraux de Mao ».

        

Ses œuvres sont écrites dans un style réaliste qui puise ses techniques aux sources du même naturalisme que celui prôné par Zola. C’est un remarquable analyste de la société de la Chine de son temps.

 

Mao Dun, quand il était encore Shen Yanbing

        

Premier éveil : enseignement classique

       

La maison natale de Mao Dun à Wuzhen

 

Il reçut son premier enseignement de son père, Shen Yongxi (沉永锡), mais celui-ci tomba malade quand il n’avait encore que huit ans ; il entra alors dans la petite école (乌镇立志小学) à côté de leur maison. Quand son père mourut, ensuite, c’est sa mère, Chen Aizhu (陈爱珠), qui prit la relève et lui donna le goût des classiques. Il lui rend hommage dans ses mémoires : « C’est ma mère qui fut mon premier maître, la source de mon premier éveil. » (我的第一个启蒙老师是我母亲”).

        

A treize ans, cependant, son enfance est terminée, on peut dire qu’il avait lu tous les livres, les classiques s’entend. Il entre alors, non loin de Wuzhen, au collège de Huzhou (湖州), et deux ans plus tard, à l’automne 1911, au lycée à Jiaxing (嘉兴), la ville-préfecture dont dépend Tongxiang. Peu de temps plus tard éclate la révolution dite Xinhai (辛亥革命) qui met fin à l’empire. Celui qui n’est pas encore Mao Dun se sent déjà la fibre révolutionnaire : avec quelques un de ses congénères, il attaque un surveillant qu’ils trouvaient peu conforme à l’esprit nouveau, et se retrouve exclu de

l’école. Il devra aller à Hangzhou terminer le lycée.

       

Il a décrit par la suite l’enseignement obsolète qui était alors dispensé dans les établissements scolaires chinois :

书不读秦汉以下,骈文是文章之正宗,

 诗要学建安七子;……气度要清华疏旷

 

La petite école de son enfance

« En histoire, on n’allait pas plus loin que les dynasties Qin et Han,

en composition, la prose parallèle était le style orthodoxe,

en poésie on devait étudier les Sept Maîtres de Jian’an (2) ; … …

on devait adopter une pose à la fois raffinée et distanciée. »

(《我的中学时代及其后》) (mes années de collège et après)

       

De la description qu’il fait de ses études se dégage une impression d’ennui, d’étouffement ; il passait les temps morts à lire des romans, romans classiques, bien entendu, qui laisseront quelques marques sur son inspiration et son style.

        

En 1913, il va à Pékin, dans une école préparatoire à l’université où il étudie la littérature,

 

Les Sept Maîtres de Jian’an

chinoise et étrangère. Malheureusement, les finances familiales ne lui permettent pas de continuer ; l’été 1916, il est obligé d’arrêter ses études et de chercher du travail.

         

Premier travail : troublion de l’édition

       

La Commercial Press (logo)

 

En août 1916, il est engagé dans le département de traduction de la principale maison d’édition de Shanghai, la Commercial Press (上海商务印书馆). Il commence par réviser un manuel de cours d’anglais par

correspondance, puis fait des traductions en équipe avec d’autres traducteurs.

        

En même temps, il travaille comme rédacteur à la Revue des étudiants (《学生杂志》) éditée par la Commercial Press, et écrit un livre de fables bientôt publié par le département de littérature chinoise de la maison  : « Fables chinoises » (《中国寓言》).

        

Par ailleurs, il participe à la création puis à la rédaction de la revue ‘Contes’ (《童话》), et c’est là qu’il publie ses premiers textes, dès 1918 : des contes comme « La chanson de l’âne » (《驴大哥》), « La tortue d’or » (《金龟》), « Le jardin merveilleux » (《怪花园》), ou encore « Les chaussures volantes » (《飞行鞋》).

        

Après le 4 mai 1919, il participe au mouvement de révolution littéraire qui se dessine, en particulier autour de Lu Xun (鲁迅). Il est promu au département de littérature chinoise de la Commercial Press, et, au début de 1920, est chargé d’une nouvelle rubrique dans la revue littéraire que la maison édite depuis 1910, le ‘Mensuel de la fiction’ (《小说月报》) : la rubrique s’appelle « La nouvelle vague du roman » (小说新潮栏”). Il y publie d’abord un manifeste (《小说新潮宣言》), puis une série d’articles où il développe ses idées sur la littérature moderne et les responsabilités qu’il considère être celles de l’écrivain (《现在文学家的责任是什么?》). Il entreprend de rénover la revue en appliquant ces idées.

       

Fin décembre 1920, avec ses amis Ye Shengtao (叶圣陶) et Zheng Zhenduo (郑振铎), le jeune frère de Lu Xun, Zhou Zuoren (周作人), et bien d’autres, il participe à la création de la Société de recherche littéraire (文学研究会), formellement lancée le 1er janvier 1921 dans le but de promouvoir des formes littéraires nouvelles. Il continue en même temps ses activités de recherche, de critique et de traduction de textes de la littérature étrangère.

       

Le Mensuel réformé se révèle être un succès : il se vend à des milliers d’exemplaires. Il diffuse les idées du mouvement de la Nouvelle Culture, et surtout se fait le porte-parole d’une toute nouvelle forme de réalisme dans la littérature chinoise : la ‘littérature pour la vie’ (文学为人生), et donc contre ‘l’art pour l’art’, dont Ye Shengtao est alors, avec Shen Yanbing, l’un des plus ardents avocats au sein de la Société de recherche littéraire.

       

Le futur Mao Dun est devenu une figure majeure de la littérature au sud du Yangzi. C’est alors que son activisme sur le front littéraire va rejoindre son engagement politique.

        

Premier compagnon de route du Parti communiste

       

Au début de l’année 1921, à Shanghai, il participe à un groupe de travail communiste et, lorsque le Parti est fondé, en juillet, il en l’un des premiers membres. Ensuite, à partir de 1922, il effectue un travail de liaison pour le Parti. Il enseigne également dans l’école pour femmes pauvres que celui-ci a créée ainsi qu’à l’université de Shanghai. Il est désormais de tous les combats, on suit avec lui l’histoire en marche.

       

En 1923, mécontente de la tournure que prennent les choses, la direction conservatrice de la Commercial Press retire à Shen Yanbing la responsabilité du journal et le renvoie au département de littérature de la maison.

       

Le 10 mai 1925, il fait paraître dans un autre journal, l’Hebdomadaire littéraire

(《文学周报》), un long article intitulé « Sur l’art du prolétariat » (《论无产阶级艺术》), suivi de trois autres, les 17 et 31 mai, puis le 24 octobre ; il y fait le point

 

Policiers britanniques et sikhs dans la concession

internationale, Shanghai 1925

sur une controverse qui s’est développée dans les rangs du Parti en 1924,  parallèlement à un mouvement d’art prolétarien parti d’Union soviétique, qui confiait à la littérature un rôle actif dans le processus socio-historique.

       

Manifestations à Canton en soutien aux grévistes de Shanghai

(mouvement du 30 mai 1925)

 

Après la conférence plénière de Xishan (西山会议) du 23 novembre 1925, qui s’est soldée par la victoire des forces anti-communistes (et anti-Comintern) au sein du Guomingdang (3), il organise à Shanghai une branche de l’aile gauche du parti. Fin 1925, en tant que représentant de cette aile gauche du

Guomingdang à Shanghai, il participe à une réunion plénière du parti à Canton, à l’issue de laquelle il est choisi comme secrétaire de la section de propagande, dirigée par nul autre que… Mao Zedong. Mais, après l’incident du Zhongshan (中山舰事件) (5), le 20 mars 1926, il rentre à Shanghai.

        

Quand, le 30 mai 1926, éclate là le mouvement dit du 30 mai (五卅运动, où signifie trente) (4), Shen Yanbing y prend une part active. En juin, avec Zheng Zhenduo (郑振铎) et quelques autres, il tente de fonder un journal où pouvoir exprimer leurs vues : le Quotidien de la vérité universelle (《公理日报》), qui est aussitôt interdit. En août, il est élu représentant ouvrier et participe à un mouvement de grève à la Commercial Press.

        

En novembre 1926, Wang Jingwei (汪精卫), représentant l’extrême gauche du Guomingdang, décide de transférer le siège de son gouvernement Hankou, et de fusionner les trois villes contiguës de Wuchang, Hankou et Hanyang (武昌、汉口、汉阳) pour en faire le « district capitale » de Wuhan ; le transfert est effectif le 1er janvier 1927, Shen Yanbing y arrive au printemps.

        

Il s’installe à Hankou et y fonde un nouveau journal, le ‘Quotidien de la République’ (《民国日报》) dont il devient rédacteur en chef. D’avril à juillet il y publie une trentaine d’articles. Mais, le 12 avril, Chiang Kai-chek se retourne contre les communistes, c’est le « massacre de Shanghai » (四一二慘案) ; il  achève ensuite la purge des communistes des rangs du Guomingdang et installe son propre gouvernement à Nankin.

        

Shen Yanbing quitte Wuhan sans avoir pu participer au soulèvement de Nanchang (南昌起义 Nánchāng Qǐyì), le 1er août, (6) parce que toutes les voies d’accès sont bloquées. Il rentre à Shanghai dans un climat très dangereux pour lui.

        

1927 : tournant décisif vers l’écriture romanesque

        

Il se retire dans une allée isolée, avec pour seule consolation d’avoir près de lui ses amis Lu Xun et Ye Shengtao. Mais il n’a pas de travail, et aucun journal n’accepte ses articles. C’est dans ces circonstances difficiles qu’il décide d’écrire des nouvelles. Mais c’est une situation pleine de contradictions, qui lui inspire le nom de plume dont il va désormais signer ses écrits : Mao Dun (矛盾), signifiant contradiction. Quand il le soumet à Ye Shengtao avec sa première nouvelle, cependant,

celui-ci lui conseille de modifier légèrement le premier caractère pour éviter de trop attirer l’attention, en lui donnant le sens de chaume et non plus de lance tout en gardant la même prononciation : 茅盾.

        

C’est alors que commence pour l’écrivain la période la plus féconde, littérairement parlant, de son existence : grosso modo douze ans, de 1927 à 1939. Il va transcrire dans son œuvre sa profonde compréhension des bouleversements historiques auxquels il a participé : on ne peut vraiment la comprendre que quand on garde en mémoire son parcours jusque là.

        

Eclipse

       

Le premier texte signé Mao Dun est une nouvelle, « Désillusion » (《幻灭》huànmiè), publiée en 1927 dans le ‘Mensuel de la fiction’, aussitôt suivie de deux autres, publiées en 1927 et 1928 : « Vacillation » (《动摇》dòngyáo) et « Poursuite » (《追求 zhuīqiú), les trois formant une trilogie intitulée « Eclipse » (《蚀》shí). Mao Dun y décrit un groupe de jeunes intellectuels pris dans la tourmente révolutionnaire de 1927-1928, portés par l’enthousiasme mais sans réelle compréhension de la profondeur des changements auxquels ils participent.

L’œuvre traduit bien l’amertume de l’auteur et sa propre désillusion.

         

Cette désillusion, il la traduit dans la première nouvelle par celle d’une étudiante déçue par ses camarades et amis ; cherchant un nouvel espoir, elle se retrouve à Wuhan avec le nouveau gouvernement, pour être à nouveau déçue.

 

Eclipse (édition 1954)

« Vacillation » continue dans une petite ville du Hubei où le personnage principal, fonctionnaire dans

l’aile gauche du Guomingdang, échoue à mobiliser les gens ; le parti est incapable de prendre des mesures décisives, et il doit s’enfuir. « Poursuite » se passe en 1928 à Shanghai et parachève le tableau de jeunes désorientés qui ont perdu jusqu’à l’espoir de bâtir une société meilleure ; l’un se suicide, un autre devient alcoolique, tous se replient dans un individualisme timoré.

        

Arc-en-ciel

       

Mao Dun et Qin Dejun au moment

de leur séparation, en 1930

 

En 1928, menacé, il part au Japon sous un nom d’emprunt. Sur le bateau qui l’y emmène, il fait la connaissance d’une étudiante, Qin Dejun (秦德君) ; il a 32 ans, elle en a 22 , et déjà cinq dans le Parti ; ils vont se retrouver à Tokyo, partager les mêmes passions, et finalement la même chambre. Ce ne serait qu’un détail intime sans trop d’importance si la jeune femme n’avait eu une influence sur ce qu’il écrit pendant les deux années de leur séjour commun. Mao Dun a trouvé un endroit bucolique, dans le banlieue de la capitale, qu’il a décrit en termes poétiques dans ses

mémoires : une petite maison au bord d’un étang d’où l’on pouvait voir au loin les contreforts d’une chaîne de collines sur lesquelles, la nuit,  brillaient quelques lumières révélant la trace d’habitations.

“… 想到这,便觉得我的新居确实是富有诗意,对写作十分有利。

             … en y songeant, je me dis que ma nouvelle demeure était pleine de poésie,

                  tout à fait propice à l’écriture

        

Et de fait, ces deux années au Japon vont être prolifiques, et Qin Dejun apporte une contribution critique non négligeable. D’abord, c’est elle qui suggère à Mao Dun de lier les trois nouvelles déjà publiées en une trilogie, et de l’appeler « Eclipse », avec une symbolique de phénomène transitoire tout autant qu’inévitable, ainsi qu’une connotation réaliste. L’œuvre sera publiée sous ce titre en 1930.

        

Mao Dun, cependant, était en panne d’inspiration. C’est en parlant avec Qin Dejun, en écoutant le récit de ses expériences vécues, qu’il conçut le projet de ce qui allait devenir sa première œuvre majeure : « Arc-en-ciel » (《虹》). Dans ses mémoires encore, il rend hommage à l’inspiration que lui a fournie la jeune femme :

这都是些极好的小说材料!你呀,好比手里捧着一大把铜钱,只要用一根线穿起来,就是很好的文学作品。

« Tout cela [ce qu’elle lui racontait de sa vie] était un excellent matériau pour un roman ! On aurait dit que tu tenais dans les mains une poignée de pièces de cuivre, il suffisait juste de leur passer un fil au milieu et de les relier pour obtenir une superbe œuvre littéraire. »

        

C’est elle encore qui lui suggère le titre, l’arc-en-ciel, phénomène à la fois passager et illusoire, empreint d’un charme magique et augurant la fin de l’orage. Effectivement, le roman reflète le bonheur tranquille qui était celui de l’écrivain, son éloignement du cœur des conflits politiques en Chine : il est beaucoup plus optimiste qu’« Eclipse », c’est même le seul de ses romans qui se termine de façon positive. Après un mariage décevant et un divorce, la jeune femme qui est au centre du récit retrouve l’espoir en rencontrant un jeune cadre communiste qui lui donne le sens d’une mission à accomplir : le roman s’achève alors qu’elle s’apprête à participer aux manifestations du 30 mai…

        

D’avril à août 1929, Mao Dun envoie les passages rédigés au ‘Mensuel de la fiction’ qui les publie en épisodes séparés. Qin Dejun étant alors obligée de rentrer à Shanghai pour se faire avorter, il en arrête la rédaction, jusqu’à ce qu’elle revienne. Il écrit des nouvelles et des essais en l’attendant.

        

Son passé le rattrape cependant. En effet, il avait été marié en 1918 par sa mère à une jeune femme quasi illettrée, fille d’un petit commerçant, Kong Dezhi (孔德沚). La nouvelle de la liaison de son mari finit par lui revenir aux oreilles, elle alla en larmes se plaindre à sa belle-mère.

        

Lorsque, au début d’avril 1930, Mao Dun revint à Shanghai avec Qin Dejun, il continua à vivre un temps avec elle, et l’introduisit à son cercle d’amis. Mais il dut bientôt se rendre aux pressions de sa mère, et rompre avec elle pour revenir vivre avec Kong Dezhi. Qin Dejun avala une boîte de somnifères mais survécut, et revint se soigner dans son Sichuan natal. Autant Mao Dun est disert dans ses mémoires sur les circonstances de la rédaction d’« Arc-en-ciel », autant il est muet sur la rupture avec Qin Dejun est ses conséquences (7).

        

Trilogie rurale et Boutique de la famille Lin

         

Dès son retour à Shanghai, Mao Dun entre à la Ligue des écrivains de gauche (中国左翼作家联盟) dont il devient le secrétaire exécutif l’année suivante ; il travaille en étroite collaboration avec Lu Xun à promouvoir un mouvement révolutionnaire en littérature. Ses romans et nouvelles de 1932-33 sont le reflet de cet engagement, mais offrent une image extrêmement subtile de sa vision de l’évolution sociale en Chine au début du siècle, une vision historique qu’il veut réaliste de la métamorphose en cours de la société tant rurale qu’urbaine.

        

Ces œuvres présentent des panoramas détaillés d’une Chine parvenue au croisement d’axes de valeurs contradictoires - modèle agraire contre modèle industriel, capitalisme contre communisme, déclin contre révolution, passé contre futur - termes binaires qu’il évalue en termes de dialectique marxiste, en tant qu’interactions et non simples oppositions.

        

Ce qu’il montre dans les œuvres les plus significatives de cette période, c’est que tant la société rurale que la société urbaine est en voie d’effondrement en Chine, mais qu’il s’agit d’un processus historique inévitable et nécessaire pour accéder à une société communiste. Ce ne sont pas des œuvres qui dénoncent, mais qui dépeignent un mécanisme en marche.

       

Il traite la société rurale dans sa « Trilogie rurale » (农村三部曲”) : « Les vers à soie du printemps » (《春蚕》), « La moisson d’automne » (《秋收》) et « Les ruines de

l’hiver » (《残冬》).

        

Dans la première nouvelle, il décrit la ferveur avec laquelle une famille paysanne élève ses vers à soie comme une sorte de rituel, pour se retrouver face à la ruine quand ils ne peuvent écouler leur production, les usines ayant fermé leurs portes à cause de la guerre. La même conséquence désastreuse se reproduit dans la seconde partie de la trilogie : le malheureux paysan ayant décidé de se reconvertir dans la culture du riz se retrouve dans la même situation de surproduction.

       

Dans une construction mélodramatique, Mao Dun multiplie les désastres qui pleuvent sur ses

 

Les vers à soie du printemps

personnages, qu’il décrit empêtrés dans leurs traditions ; mais il le fait avec émotion, on ne sent aucune critique de leurs superstitions, de leur conservatisme, simplement il faut qu’il en soit ainsi, que la vieille société meure pour que puisse naître la nouvelle.

       

La boutique de la famille Lin

 

A la fin de la trilogie, le fils rebelle finit par se révolter contre les autorités locales avec ses camarades, au milieu de rumeurs annonçant l’apparition d’un Prince céleste. Ce

n’est en fait qu’un malheureux innocent, qui est arrêté par la police et sauvé par hasard quand les rebelles attaquent la prison. Ce sont bien eux, finalement, qui représentent

l’espoir ultime de renouveau. La trilogie semble donc bien dépeindre la progression de la paysannerie vers la révolution, mais de manière ambiguë : la lutte semble être aussi bien contre les forces de la Nature, comme peuvent le laisser entendre les titres appelant à replacer cette lutte dans le cadre du rythme des saisons.

       

Dans l’autre nouvelle importante de cette année 1932, « La boutique de la famille Lin » (《林家铺子》), Mao Dun montre la famille d’un petit boutiquier conduite à la ruine par une suite impitoyable d’événements hors de leur

contrôle : la guerre, la crise économique, la concurrence, mais aussi la corruption des autorités locales. Là encore, le vieux monsieur Lin n’est pas particulièrement mauvais bien qu’il contribue à ruiner les pauvres hères qui lui ont confié leurs économies, simplement la marche de l’histoire est inexorable, et il n’en est qu’un rouage.

        

Minuit

       

En 1933, « Minuit » (《子夜》) apporte le troisième volet de l’analyse entreprise par Mao Dun de la décomposition de la société chinoise de l’époque : il concerne l’industrie métropolitaine, et en l’occurrence un industriel de Shanghai. Comme les paysans et leurs cocons, comme monsieur Lin dans sa boutique, il se bat en vain contre le mécanisme de l’histoire, et plus il tente de lutter, plus il s’enfonce dans les dettes.

        

Il rachète des petites entreprises en faillite, mais se retrouve en déficit parce qu’elles ne sont pas rentables. Pour tenter de se renflouer, il essaie de spéculer en bourse, ce qui ne fait qu’affaiblir encore sa base industrielle. Sur quoi il essaie de renouer avec les bénéfices en diminuant ses coûts, c’est-à-dire en

 

Minuit (édition originale)

diminuant les salaires, ce qui déclenche une grève qu’il n’arrive à contrôler qu’en appelant la police. Il finit vaincu par les machinations de son principal rival, soutenu par des fonds étrangers.

       

Minuit (édition moderne)

 

« Minuit » est le sommet de l’œuvre de Mao Dun. D’une extrême complexité dans la description des mécanismes économiques et boursiers, tout autant que par la richesse des interactions humaines qui y sont représentées, le roman a été salué par le grand théoricien marxiste Qu Qiubai (瞿秋白) comme « le premier roman réaliste réussi de la littérature chinoise ». Mao Dun a expliqué qu’il avait composé son roman selon les méthodes réalistes du naturalisme à la Zola : patient travail de documentation, liste de personnages fixée dès le départ  pour représenter les diverses strates de la société shanghaïenne. « Minuit » est fascinant par la minutie du détail autant que par la maîtrise de la ligne narrative.

 

Le reste des œuvres de la période, y compris les essais, reprennent des thèmes analogues sur l’histoire et l’évolution contemporaine de la Chine. Mais Mao Dun poursuit aussi son travail de recherche littéraire, et

travaille en particulier avec Lu Xun pour diffuser des traductions de grandes œuvres de la littérature étrangère, dans la revue que Lu Xun a créée dans ce but et qui s’appelle, justement, « Littérature en traduction » (《译文》).

       

Fin 1937, la chute de Shanghai marque la fin d’une phase importante dans la vie de Mao Dun comme dans son œuvre. Comme les intellectuels de Shanghai autour de lui, il prend la route de l’intérieur et va mener une vie errante pendant toute la guerre, mais en continuant à écrire de manière tout aussi prolifique.

        

1938-1948 : errance et écriture

       

En mars 1938, il est à Wuhan, deux mois plus tard à Canton, puis à Hong Kong. A la fin de l’année, il part au Xinjiang, où l’appelle un ancien industriel de Mandchourie reconverti dans le journalisme de guerre, Du Zhongyuan (杜重远), qui l’appelle pour venir enseigner à l’université de Dihua (迪化), aujourd’hui Urumqi, dont on lui a confié la charge.

        

Mao Dun y arrive en mars 1939, prend la tête de

l’association culturelle du Xinjiang qui vient d’être créée, donne des cours, mais l’atmosphère est pesante, il repart en avril 1940, passe par Yan’an en chemin pour Chongqing où il arrive en octobre. Il retrouve là Guo Moruo (郭沫若) et se pose le temps d’écrire ses essais sans doute les plus célèbres : « Du paysage » (《风景谈》) et surtout « Eloge du peuplier blanc » (《白杨礼赞》), plus qu’un

 

Du Zhongyuan

essai, un poème en prose, devenu un classique que l’on apprend à l’école en Chine.

       

 

Exemple (texte à écouter)

       

Putréfaction

 

Début janvier 1941, dans le sud de l’Anhui, a lieu l’incident dit de la Nouvelle 4ème Armée (新四軍事件) : échauffourée entre troupes communistes et armée nationaliste qui marque la fin de la coopération entre les deux armées. Mao Dun quitte Chongqing et gagne Hong Kong. Il tire de

l’événement matière à un roman : « Putréfaction » (《腐蚀》).

        

L’histoire se passe à Chongqing entre septembre 1940 et février 1941 ; elle est écrite sous la forme d’un journal que l’auteur prétend dans l’introduction avoir trouvé dans un abri anti-aérien et qui est censé être celui d’une femme qui travaillait pour le gouvernement nationaliste ; elle y décrit comment elle a changé après avoir provoqué la mort d’un jeune garçon qu’elle avait aimé plus jeune et qu’elle était chargée d’espionner. L’histoire aurait pu donner un roman policier, Mao Dun l’a traitée le plan psychologique, et en a fait un pamphlet anti-nationaliste.

       

A la fin de l’année, il est à nouveau rattrapé par la guerre : Hong Kong est occupée par les Japonais, il fuit à Guilin où il écrit un roman sur la chute de la ville : « Objets perdus ramassés après le désastre » (《劫后拾遗》). Fin 1942, il revient à Chongqing, et écrit une pièce de théâtre qu’il vaut mieux oublier.

        

En mars 1946, la guerre contre le Japon est terminée, il quitte Chongqing pour revenir à Shanghai, par Hong Kong. Il arrive à Shanghai en mai, mais, si les Japonais sont partis, le Guomingdang est toujours là. Il repart à Hong Kong et y écrit encore une nouvelle, « Discipline » (《锻炼》), sur la guerre. Plus que jamais, la valeur de ses écrits tient à leur réalisme, à leur qualité de documents sur l’époque : il capture en toute hâte l’essence des événements qui sont encore frais dans les mémoires avant qu’ils ne s’effacent.

       

Mais, à la fin de l’année, à l’appel du Parti, il part rejoindre

 

Objets ramassés après le désastre,

édition originale de 1942

les troupes communistes dans le nord. Le 2 février 1949, il entre dans ce qui est encore Beiping.

        

Après 1949 : personnage officiel

       

Le président Mao avec Zhou Yang, Mao Dun et Guo Moruo
毛泽东主席与周扬、茅盾、郭沫若

 

A partir de la fondation de la République populaire, il est un personnage officiel. Il devient rédacteur en chef de la revue ‘la littérature du peuple’ (《人民文学》) puis est nommé ministre de la culture en octobre 1949 et le restera jusqu’à la fin de 1964.

       

Après la Révolution culturelle, en 1970, il devient rédacteur en chef d’un magazine pour enfants. Malade, il passe ensuite ses dernières années à rédiger ses mémoires, « Le chemin que j’ai parcouru » (我走过的路),  qui ont d’abord été publiées par épisodes dans la publication officielle

du Parti « Documents historiques sur la nouvelle littérature » (新文学史料).

       

Mao Dun officiel

 

Il est mort le 27 mars 1981 avant de les avoir terminées, mais en laissant des œuvres complètes qui font quarante volumes.

 

Il continue à exercer une influence importante sur le monde littéraire, en dépit des controverses (8), par le biais du Prix Mao Dun (茅盾文学奖) qu’il a créé de ses propres deniers.

 

       

 

 

Notes

(1) Les zi () étaient fondés sur des jeux de caractères : 鸿 hóng et  yàn désignent tous deux une oie sauvage.

(2) Les Sept Maîtres de Jian’an (建安七子) sont un groupe de sept poètes/penseurs de la période des Han de l’Est, Jian’an (建安) étant plus précisément le nom du règne de l’empereur Xian (獻帝), 196-220, date qui marque la fin de la dynastie des Han et le début de celle dite ‘des Trois Royaumes’. C’est une période de déclin dynastique, mais d’essor artistique, en particulier de la poésie.

(3) La conférence plénière de Xishan fut convoquée par le Guomingdang le 23 novembre 1925, au monastère Biyun des collines de l’Ouest, ou Xishan (西山碧云寺), dans la banlieue de Pékin. Marquant le triomphe des forces anti-communistes

 

Mao Dun âgé

(et anti-Comintern) dans le Parti (ensuite appelées groupe de Xishan 西山), elle prononça l’illégalité du Parti communiste (中国共产党“非法”). Elle annonçait la rupture prochaine du premier front uni. Mais, à la veille de l’Expédition du Nord, le Guomingdang réprima encore la tendance Xishan pour ne pas s’aliéner Moscou.

(4) Dans le contexte d’un désordre intérieur croissant après le mort de Sun Yat-sen, en mars 1924, le mécontentement social s’amplifie à Shanghai dans les premiers mois de 1925. Troubles et grèves se multiplient dans une usine  japonaise ; un gardien japonais tire sur un ouvrier et le tue, provoquant de violentes manifestations contre les capitalistes étrangers, et en particulier japonais. Le 30 mai, la police arrête quinze étudiants qui menaient une protestation dans la concession étrangère ; une foule s’amasse devant le poste de police où ils sont détenus, en demandant leur libération ; un cordon de police est établi pour les empêcher d’entrer, mais la manifestation devient violente ; un policier britannique tire sur la foule, suivi de la police sikh et chinoise, faisant quatre morts et de nombreux blessés dont cinq mourront ensuite de leurs blessures à l’hôpital. Les grèves et manifestations s’étendent alors à tout le pays.

(5) 中山舰事件 Zhōngshān Jiàn Shìjiàn :

l’incident du navire Zhongshan, prétendu complot par le capitaine du navire, et les communistes derrière lui, pour enlever Chiang Kai-chek. Il a pour résultat la rupture entre le Guomingdang et le Parti communiste. Zhou Enlai rentre à Shanghai.

(6) Premier engagement des communistes contre les forces nationalistes, le 1er août 1927, pour réagir contre les purges

anti-communistes par le Guomingdang. C’est la raison pour laquelle le 1er août est

 

Ancienne résidence à Pékin

considéré comme le jour de fondation de l’Armée rouge et célébré comme tel.

(7) Qin Dejun aura par la suite une action non négligeable dans la lutte révolutionnaire. En mai 1949, elle fut arrêtée par la police du Guomingdang, jugée et condamnée à mort. Elle fut miraculeusement sauvée par la libération de Shanghai. A près de 80 ans, en avril 1985, soit quatre ans après le décès de Mao Dun, elle livra à la postérité son histoire malheureuse avec le grand écrivain dans un livre de mémoires publié à Hong Kong : « Mao Dun et moi, un épisode amoureux» (《我与茅盾的一段情》).

(8) Les critiques se sont déchaînées lors de la remise du dernier et 8ème Prix décerné en août 2011 : les œuvres récompensées ne semblent pas être particulièrement choisies pour leurs qualités novatrices.

         


        

Traductions en français

       

- Les vers à soie du printemps et autres nouvelles, éditions en langues étrangères, Pékin 1958

- Les vers à soie du printemps, éditions Acropole, 1980

- L’arc-en-ciel, traduction du chinois de Bernadette Rouis et Jacques Tardif, revue et corrigée par Michelle Loi, éditions Acropole, 1981

- L’éclipse (la trilogie), Blandin Noël/Sillage, 1992

- Minuit, Laffont, 1972

- Minuit, traduction du chinois de Jacques Meunier et Michelle Loi, éditions You Feng, mars 2011

        

Edition bilingue

- The Shop of the Lin Family & Spring Silkworms, translated by Sydney Shapiro, introduction by David Der-wei Wang, Chinese-English bilingual edition, Chinese University Press, Hong Kong 2004.

       

Trois nouvelles dans deux recueils :
« Shanghai 1920-1940 », nouvelles de huit écrivains traduits par Victor Surio, Emanuelle Péchenart et Anne Wu, Bleu de Chine, juillet 1998. Deux nouvelles de Mao Dun :
- « Un déménagement d’opérette » : en attendant son mari encore au travail, seule à la maison, une femme s'ennuie et s'inquiète : entendre le voisin jouer de l'harmonium à côté la rassure, cela signifie qu’il est encore là, que les gens n'ont pas encore déménagé pour fuir les combats dont parlent les rumeurs, en ville.
- « Shanghai » : Une description acerbe et désopilante du parcours du combattant à mener pour s'installer à Shanghai.
« Treize récits chinois 1918-1949 », traduits par Martine Vallette-Hémery, Philippe Picquier, 1991
- « L’histoire de Grand-Nez » (《大鼻子的故事》) : une des rares nouvelles de Mao Dun à la fois pleine d’humour et avec une fin optimiste, mais sans abandonner le message anti-japonais.
Janvier 1932, les Japonais ont bombardé Shanghai ; un enfant d’une huitaine d’années ayant perdu sa maison et ses parents erre en cherchant à manger, en chapardant au besoin. Quatre ans plus tard, il croise une manifestation d'étudiants qui crient « Vive la lutte pour la libération ! » et autres slogans ; il ne comprend pas, mais décide de les suivre.
Texte chinois : http://www.my285.com/xdmj/maodun/04.htm

       


        

Adaptations cinématographiques

       

Les vers à soie du printemps, le film

 

La nouvelle « Les vers à soie du printemps » (《春蚕》) a été adaptée par Cai Chusheng (蔡叔声) et mise en scène par Cheng Bugao (程步高) dès 1933. C’est dire l’importance de la nouvelle à l’époque, autant que les liens très étroits qui existaient entre les cercles littéraires et cinématographiques de gauche. Le film est considéré comme l’un des grands classiques du cinéma de gauche des années 1930 en Chine.

       

« La boutique de la famille Lin » (《林家铺子》) a été adaptée par Xia Yan (夏衍) et mise en scène par Shui Hua (水华) en 1959.

Voir l’analyse comparée de la nouvelle et du film.

       

 

       

La boutique de la famille Lin, le film

 

« Minuit » (《子夜》) a été adapté au cinéma et réalisé par Sang Hu (桑弧) en 1981. Il avait prévu de le faire dès 1960, mais le projet prit du retard et il ne put voir le jour plus tôt en raison de la Révolution culturelle.

 

 

       


        

Lire en complément :

« La boutique de la famille Lin »  《林家铺子》 :

la nouvelle de Mao Dun (茅盾) et le film de Shui Hua (水华)

《雾》 (茅盾) « Brouillard » (Mao Dun)

« Les vers à soie du printemps » (《春蚕》)

(à venir)

       
       

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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