Actualités

 
 
 
     

 

 

Tranchant de lune et autres nouvelles contemporaines de Chine :

un format intéressant !

par Brigitte Duzan, 10 avril 2016

 

Ce sont sept nouvelles chinoises à découvrir qui ont été publiées fin janvier 2016 aux éditions Ming Books sous la forme originale d’un petit coffret dont les fascicules rappellent le format des lianhuanhua.

 

Ce mini-coffret regroupe sept récits d'auteurs chinois contemporains allant des années 1980 aux années 2000, les traductions étant des travaux d’étudiants [1] qui ont été réalisés et primés dans le cadre du Concours international de traduction de Chine 2013 [2].

 

Le coffret des sept nouvelles

 

L’ensemble est sorti sous le titre de l’une des nouvelles, qui n’est pas la meilleure, mais qui a pour elle d’avoir la notoriété du prix Nobel décerné à son auteur. Or c’est en outre celle qui se distingue des autres par un style propre à Mo Yan, mêlant une note de fantastique au réalisme qui est le style général de ces récits.

 

On peut donc la mettre à part, et il est alors intéressant de considérer les autres dans leur ordre chronologique, en essayant de trouver à cette galerie de portraits une logique recoupant l’histoire littéraire de la Chine pendant cette période.

 

1.  Les épreuves 《塔铺》 de Liu Zhenyun (刘震云 )  [titre exact : Le relais de la pagode]

Nouvelle initialement parue en 1987 dans la revue Littérature du peuple (《人民文学》).

Dans cette nouvelle, la première qu’il ait publiée, Liu Zhenyun dépeint le formidable élan d’espoir qu’a provoqué, au lendemain de la Révolution culturelle, la réinstauration du gaokao, c’est-à-dire l’examen d’entrée à l’université. Il a été rétabli en 1977 ; on a fêté en 2012 le 35ème anniversaire de cet événement national
[3] qui a inspiré de nombreuses œuvres, tant en littérature qu’au cinéma.

 

Les espoirs suscités étaient accompagnés d’une immense angoisse devant l’ampleur du travail à accomplir pour tenter de rattraper un retard de dix ans. Liu Zhenyun prend quelques cas symboliques pour décrire le mélange d’espoir fou et de panique qui a précédé l’examen, de calculs moins glorieux aussi. Son titre original – du nom du villagepris pour cadre - indique bien que l’examen n’est qu’un prétexte pour

 

1. Le Relais de la pagode

(Tapu, recueil 1989)

dresser un tableau satirique du village et des inégalités qui condamnent certains à l’échec, et en particulier les filles.  

 

Il s’agit d’une œuvre qui s’inscrit dans le courant de « nouveau réalisme » (新写实) qui marque la période, mais c’est un réalisme désabusé que Liu Zhenyun développe dans ses récits ultérieurs en le pimentant d’humour.

 

2. Deux compagnons 《浪行成双》 de Deng Yiguang (邓一光) [Un couple de loups]

Nouvelle initialement parue en 1997 dans la revue Zhongshan (《钟山》) et rééditée dans le recueil portant le même titre publié en avril 2000.

C’est une nouvelle relativement ancienne dans l’œuvre de l’auteur, dont la publication date de la même année que son troisième roman, année où il est entré à l’Association des écrivains. C’est aussi l’une de ses nouvelles les plus connues et les plus populaires. Elle a obtenu le 8ème prix des Cent fleurs (
8届百花奖) et a également été traduite en anglais.

 

Elle évoque le destin tragique d’un couple de loups en termes humains et poétiques, avec une émotion retenue jusqu’à la fin. Elle nous rappelle que, si Deng Yiguang habite aujourd’hui Shenzhen, et si ses nouvelles traitent maintenant surtout de migrants et de leurs problèmes, il a passé les

 

2. Un couple de loups (recueil 2000)

deux dernières années de la Révolution culturelle comme « jeune instruit » dans un district rural de la région de Chongqing, très proche de la nature. Ses origines mongoles le prédisposaient par ailleurs à prendre le loup comme animal symbolique d’une nature en péril, dont il s’agit de préserver la beauté.  

 

3. Sanglots étouffés 《喑哑的声音》 de Li Er (李洱),

Nouvelle initialement parue en 1998 dans la revue Zhongshan, puis publiée en 2000 dans le recueil « Un muet volubile » (《饶舌的哑巴》) et rééditée dans plusieurs recueils par la suite, le dernieren janvier 2013.
 

Il est intéressant de voir deux nouvelles aussi différentes publiée à un an d’intervalle : celle de Deng Yiguang toute en émotion et en poésie ; celle de Li Er (apparemment) toute en froideur. Li Er a dix ans de moins que Deng Yiguang, il est né au tout début de la Révolution culturelle, et n’a jamais été « jeune instruit » ni ouvrier. Il a fait ses débuts en littérature dans la fièvre de la fin des années 1980, et eu Ge Fei (格非) comme mentor. Il écrit sur les intellectuels car c’est la seule chose qu’il connaît, ipse dixit.

 

Cette nouvelle s’inscrit dans la série de nouvelles qu’il a publiées dans des magazines dans les années 1990, alors

 

3. Sanglots étouffés (recueil 2013)

qu’il est professeur de chinois à Zhengzhou. Il les publie dans des recueils à partir de 2000, le second, en 2001, étant précédé d’une introduction où il présente ses nouvelles comme exprimant « une esthétique de l’amour de l’époque actuelle » (这一代的爱情美学) ; chez lui, c’est comme un vague souvenir de ce que peut être un amour romantique. « Sanglots étouffés » est dans ce style, le titre est déjà une indication.

 

4. La lettre 《信》 de Liu Qingbang (刘庆邦),

Nouvelle parue en 2000 dans la revue Littérature de Pékin (《北京文学》).

Avec Liu Qingbang, on revient à la génération des années 1950, et même des débuts de la décennie. Liu Qingbang est quelqu’un qui a été paysan et mineur, faute d’avoir pu faire des études, et qui a commencé à écrire dans le journal des mines. Il est devenu écrivain professionnel en 2001, à la force du poignet, et on aurait tort de réduire son œuvre à ses écrits sur les mineurs ou les paysans. C’est le roi du récit court, qui choisit soigneusement ses sujets, et cette nouvelle en est un reflet original.

 

Elle révèle peu à peu le trésor que représente cette lettre qu’une femme garde soigneusement, jalousement même, au fond d’une armoire. C’est un drame personnel qui donne

 

4. Recueil Shaonianshidai (avec La lettre)

toute sa valeur à ce bout de papier replié avec soin de la même manière depuis près de dix ans pour éviter qu’il ne se déchire. Le style est un modèle de délicatesse. C’est peut-être la plus belle nouvelle du coffret. En tout cas, elle confirme le talent de Liu Qingbang pour ce genre de petits récits apparemment très simples.

 

5. Là-haut 《上边》 de Wang Xiangfu (王祥夫)
Nouvelle parue en 2002 dans la revue La Cité des Fleurs (
《花城》) et rééditée dans la sélection de nouvelles de l’auteur publiées en janvier 2012.

 

5. La simplicité de la vie au village, nature morte de Wang Xiangfu

 

Moins connu que les écrivains précédents, Wang Xiangfu est un auteur de la génération de Deng Yiguang ; il est né en 1958 dans le Shanxi. Au sortir du lycée, après des études de peinture, il a été photographe et enseignant, pendant une quinzaine d’années. Ses récits s’attachent à décrire en termes simples, et avec

une sorte de tendresse qui laisse filtrer l’émotion, la vie quotidienne de gens ordinaires, les gens dont on dit qu’ils sont sans histoire.

 

Cette nouvelle est typique de son style. Elle laisse percevoir le drame d’une vieille femme restée seule, dans un de ces villages de montagnes désertés par les jeunes, et soudain excitée par la visite impromptue de son fils parti travailler « là-bas ». Fils attentionné, il a pris quelques jours pour réparer un peu la maison, et repart. Son absence lui pèse alors d’autant plus. Tout est dit sans être dit.

 

6. Le village des pins 《松树镇》 de Jin Renshun (金仁顺)
Nouvelle parue en 2008 dans la revue Lettres et Arts (
文学与艺术), et rééditée en septembre 2012 dans un recueil portant le même titre.

 

D’origine coréenne mais vivant maintenant à Changchun, Jin Renshun est d’une autre génération : la « génération intermédiaire » (《中间代》) des « post’70 ». Elle s’insère dans le courant qui caractérise ces auteurs, réaliste à la base, mais avec des divergences de style tenant à la personnalité propre à chacun.

 

Elle est aussi scénariste, et ce « Village des pins » est une vision désopilante d’un monde du cinéma superficiel et irresponsable. Préparant un film, une équipe passe faire des repérages dans un village ; le film ne sera jamais fait faute de financement, mais les espoirs suscités ont de profondes répercussions...

 

6. Le village des pins (recueil 2012)

 

7. Tranchant de lune 《月光斩》 de Mo Yan (莫言)

Nouvelle parue en 2004 dans la revue Littérature du peuple (《人民文学》).

Assez caractéristique de l'écriture de Mo Yan, d’un réalisme déviant vers le fantastique, Tranchant de Lune s'ouvre sur le meurtre d'un homme décapité net, sans trace de sang, et poursuit avec la légende de la fabrication de la lame qui a permis le crime.

 

On pense peu à peu au conte de Mei Jianchi (《眉间尺》) [4], et les doutes sont confirmés quand il est effectivement cité dans le cours du récit. On a quand même l’impression d’un texte écrit vite, que l’auteur peine à rendre cohérent. Le nom de Mo Yan ne sert ici que d’argument publicitaire, ce qui n’est pas forcément ce qu’on peut lui souhaiter de mieux.

 

Réflexion a posteriori

 

7. Tranchant de lune


On le voit bien, chacune de ces nouvelles a ses qualités propres, et son intérêt particulier, qui dépend finalement non d’un courant, d’une époque ou d’une école, mais du vécu et de la personnalité des auteurs. Chacune est intéressante en soi, sans l’être forcément en relation avec les autres.

 

C’est le problème de ce genre de recueil, qui ne donne pas, par ailleurs, de données suffisantes pour pouvoir replacer chacune des nouvelles dans son contexte, ce qui lui donnerait tout son sens. Telles qu’elles sont présentées, elles restent simplement de belles histoires.

 

Mais là est aussi la difficulté : il n’y a pas de lien évident entre ces textes. Chacun apparaît en fait comme un exemple représentatif du style de son auteur, ou de ce style à un moment déterminé. Il semble donc que l’on pourrait tirer un parti bien plus intéressant de ce petit format qui est en soi idéal pour la publication de ce genre de textes courts.

 

Les nouvelles représentent aujourd’hui ce qui s’écrit en Chine de plus intéressant, tant pour le fond que pour la forme. La nouvelle est en pleine évolution, alors que le roman n’arrive plus à se renouveler. Tout le monde en convient [5], tout en se demandant comment en publier – c’est évidemment aussi une question de rentabilité pour les éditeurs.

 

Ce format de coffret pourrait être repris pour faire connaître ce pan entier de littérature chinoise mal connu chez nous, en publiant des recueils de plusieurs nouvelles d’un même auteur, avec présentation et commentaires, ce qui permettrait de constituer peu à peu toute une collection de textes contemporains intéressants, représentatifs et faciles à lire, chez soi ou en voyage.

 


Tranchant de lune et autres nouvelles contemporaines de Chine

Coffret de sept nouvelles

Ming Books, janvier 2016. 

 

 


[1] Les traducteurs sont respectivement : 1) Grégoire Läubli et Zhong Zhengfeng, 2) Li Jia et Meng Yan, 3) Véronique Riffaud et Huang Xianfu, 4) et 5) Coraline Jortay, 6)  Morgane Gonseth, 7)  François Dubois.

[2] Les trente textes originaux en chinois proposés cette année-là à la traduction sont téléchargeables sur le site du concours : http://french.china.org.cn/archives/citc/node_7190313.htm

[3] Photos souvenirs de l’événement : http://news.sina.com.cn/pc/2012-06-06/326/2701.html

Il y a donc une erreur dans la traduction : l’histoire se passe en 1978, et ce n’est pas deux ans après le rétablissement de l’examen, mais l’année suivante (那是一九七八年,社会上刚兴高考的第二年).

[4] L’histoire de Mei Jianchi date de l’époque des Royaumes combattants, mais a été immortalisée par Lu Xun qui l’a réécrite dans ses « Contes anciens à notre manière » (《故事新编》) sous le titre « Forger les épées » (《铸剑》). C’est aussi un film d’animation des studios d’art de Shanghai. Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Animation_Mei_Jianchi.htm

 

 

 

 

  

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.