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En mémoire de Liliane
Dutrait
par Brigitte Duzan, 27 novembre
2010
Liliane Dutrait
nous a quittés, le mois dernier.
Je ne l’ai
jamais rencontrée, mais les écrits qui restent d’elles,
les témoignages de son époux, de ses amis, de ceux qui
l’ont connue de près ou de loin m’en dessinent une image
nimbée d’un certain flou, qui dégage l’émotion contenue
d’anciennes photos sépias découvertes par hasard dans un
vieil album photo.
Prolégomènes
Elle était
savoyarde. Née en 1952, elle passa son bac à Chambéry
avant de partir à Aix faire une maîtrise d’art et
d’archéologie,
où elle retrouva son futur époux, Noël Dutrait,
qu’elle avait
connu dès les années de lycée. Il faisait, lui, des
études de chinois, avec les grands sinologues Léon
Vandermeersch, qui avait créé à Aix la chaire de chinois
en 1966, et Patrick Destenay qui y devint son assistant
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Liliane Dutrait |
en 1968, puis le directeur du
département au départ de son maître, en 1972.
C’était un univers
propre à susciter des vocations. Noël et Liliane ont très tôt
partagé un même amour pour la langue et la culture chinoises,
intérêt commun qui a rythmé leur existence après leur mariage.
Liliane Dutrait avec son époux |
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C’est donc tout
naturellement que, en 1976, alors que Noël avait obtenu
un premier poste au lycée Magendie à Bordeaux et qu’elle
attendait un premier enfant (1), qu’elle s’inscrivit à
l’université
Bordeaux III pour préparer une licence de langue et
civilisation chinoises, qu’elle décrocha deux ans plus
tard.
Sa carrière fut
dès lors partagée entre deux passions, l’archéologie et
le
monde chinois. Son
premier poste
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fut celui de secrétaire de rédaction de la revue
‘Archéologia’ de 1972 à 1976, puis elle continua à écrire en
freelance pour la revue après le déménagement à Bordeaux. Elle
devint en 1986 rédactrice en chef adjointe de ‘Préhistoire et
Archéologie’, et continua jusqu’en 1993 à écrire en journaliste
indépendante pour divers autres titres spécialisés, y compris
des articles de vulgarisation pour la revue ‘Ça m’intéresse’,
tout en faisant même du rewriting pour certains ouvrages.
De l’archéologie au chinois
Spécialiste, entre
autres, de céramique, elle est l’auteur de nombreux articles sur
la céramique chinoise, ancienne et moderne. Même dans le domaine
archéologique qui lui était propre, elle avait donc un lien
étroit avec la culture chinoise. Mais le chinois et la
littérature qui lui est liée s’imposèrent peu à peu comme
passion dévorante, réclamant une exclusivité féroce que
connaissent bien tout ceux qui en ont fait l’expérience.
Après leur
retour à Aix, Noël Dutrait soutint sa thèse en 1983, et
se lança alors dans la traduction. Son premier travail
fut la traduction d’un roman d’A
Cheng
(阿城)
qui connaissait alors une notoriété fulgurante en
Chine : les « Trois rois ».
Le livre fut
publié chez Alinéa, avant que les droits soient repris
par les éditions de l’Aube. Ce fut un coup de cœur
immédiat chez les sinologues et sinophiles français ;
puis Claude Roy, et Michel Polac sur France Inter, en
ayant fait des éloges dithyrambiques, le second
conseillant à ses auditeurs de courir acheter le livre,
ce devint également un succès de librairie. Il avait
traduit seul, Liliane avait assuré la relecture de la
traduction.
Puis il
traduisit « PaPaPa » de
Han Shaogong (韩少功),
cette fois-ci en collaboration avec un étudiant chinois
de l’université, Hu Sishe, aujourd’hui président de
l’université des langues étrangères de Xi’an (2). Le
livre fut |
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A Cheng « Les trois rois » |
publié en 1990 toujours chez
Alinéa (et réédité à l’Aube cinq ans plus tard).
Toutes ses traductions
ultérieures furent ensuite réalisées en collaboration avec
Liliane. Ce fut une aventure fantastique qui fit découvrir au
public français des aspects encore inédits de la littérature
contemporaine chinoise, et tout particulièrement deux des
figures les plus marquantes des trente dernières années :
Mo Yan (莫言)
et
Gao Xinjian (高行健).
Co-traductrice de Mo Yan et Gao Xinjian
Décryptage de Mo Yan
Mo Yan « Le pays de l’alcool » |
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C’est avec
Mo Yan que
débuta véritablement la collaboration de Liliane en tant
que traductrice, et non plus seulement au niveau de la
relecture, et cette collaboration s’orienta très vite
vers une distribution des rôles particulière : Noël
effectuait une première esquisse, reprise ensuite par
Liliane ; au terme de cette seconde étape, l’ébauche
ainsi élaborée était alors discutée en commun, le texte
définitif n’étant parachevé
qu’après une lecture à haute voix pour s’assurer de la
parfaite fluidité de la langue.
Leurs
traductions de
Mo Yan, outre sa
parfaite clarté, a la caractéristique d’être fidèle à
l’original, conformément à la tradition française, et en
opposition aux traductions de
Mo Yan réalisées
par Howard Goldblatt, qui a tenté de réordonner, voire
couper, des textes qu’il trouvait chaotiques, avec
l’accord initial de l’auteur et sous la pression des
éditeurs américains. Mais, selon la ferme conviction de
Noël Dutrait, c’était aller à l’encontre du style même
de Mo Yan, qui écrit très vite, dans un état |
d’intense
concentration, en relisant rapidement son texte une fois
celui-ci mis au propre par une secrétaire. Ce qui lui importe
est en effet la spontanéité de l’écriture, ce qu’il appelle ‘le
flux de paroles’. C’est donc une sorte de contresens de vouloir
le corriger. Mo Yan semble d’ailleurs avoir été influencé par
ses traducteurs français, car il n’accepte plus les
interventions de ce genre sur ses textes.
Cette fidélité au texte
original permet de retrouver dans la traduction française la
‘saveur’ des changements de style de
Mo Yan,
pour qui chaque nouvelle œuvre doit être une création dans un
style différent des précédents. La collaboration de Liliane,
toujours soucieuse de la précision des termes, s’est affirmée au
cours de ce travail, pour porter tous ses fruits, ensuite,
lorsqu’il s’est agi de s’attaquer à la traduction de « La
montagne de l’âme » de
Gao Xinjian. (3)
C’est d’ailleurs pour
« La montagne de l’âme » qu’apparaît la mention « traduit par
Noël et Liliane Dutrait ». On a gentiment reproché au sinologue
d’avoir cédé à des tendances machistes en faisant figurer son
nom en premier lieu : ce serait mal le connaître ; comme toutes
leurs traductions, la mention est le fruit d’une réflexion
commune et du choix bien pesé des mots, et, dans ce cas, en
outre, de leur ordre. Les deux traducteurs sont en fait cités,
comme au théâtre, par ordre d’entrée en scène.
Découverte de Gao
Xinjian
Mo Yan
était une aventure sans gros risques car c’était une commande.
Le cas de
Gao Xinjian fut totalement différent : un
périple au long cours entrepris sur un coup de cœur, sans
promesse
d’atteindre in fine au
port. C’est aussi l’histoire d’une amitié profonde qui s’est
traduite encore récemment lorsque l’écrivain est en personne
venu porter un témoignage ému lors de l’hommage rendu à Liliane
Dutrait à la Cité du Livre, à Aix, le 23 novembre dernier.
Les deux époux
ont rencontré
Gao Xinjian pour
la première fois en mai 1979, alors qu’il participait au
premier voyage en France d’un groupe d’écrivains chinois
après la Révolution culturelle ; il servait d’interprète
à la délégation, menée par
Ba Jin
(巴金). Ils restèrent en contact et virent l’écrivain s’affirmer peu à peu comme l’un des plus intéressants auteurs d’avant-garde chinois. Lorsqu’il envoya aux Dutrait son livre
« La Montagne de l’Ame » (《灵山》),
après sa publication à Taiwan en 1990, le roman leur
apparut comme un texte unique, sans analogie dans la
production littéraire chinoise de l’époque. Ils furent
en outre frappés par la tranquille conviction de
l’auteur qui leur affirma qu’ils tenaient là le futur
grand roman asiatique.
Ils se
lancèrent alors à corps perdu dans cette traduction
d’une œuvre
monumentale qui avait coûté sept ans de travail à son
auteur, sans l’assurance de voir leur peine un jour
rétribuée. Le texte abondait de ces « jeux de langues »
chers à l’écrivain, qu’il incitait ses traducteurs à
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Gao Xinjian « La montagne de l’âme » |
rendre en
français en en inventant de semblables de leur côté. C’était un travail qui leur
tenait l’esprit occupé en permanence, les repas même devenant
lieu de discussion sur le choix du mot le plus approprié dans
tel ou tel cas, ce « mot sur le bout de la langue » dont parle
Pascal Quignard, car, dit-il, « tous les noms sont sur le bout
de la langue, il suffit de les convoquer au bon moment » … Leurs
enfants se souviennent encore de ces séances mémorables, qui ne
s’en souviendrait pas ? (4)
Ils terminèrent la
phase finale, c’est-à-dire la lecture à haute voix, le soir du
14 juillet 1995, accompagnés par le bruit joyeux des feux
d’artifice qui semblaient fêter autant la fin de leur labeur que
la fête nationale. La traduction avait été acceptée entre temps
par les éditions de l’Aube qui la publièrent peu après. C’était
la seconde traduction du roman dans le monde, après celle du
sinologue suédois Göran Malmqvist.
Noël Dutrait évoqua
avec Marion Hennebert, alors grande prêtresse des éditions de
l’Aube, la probabilité que Gao soit le prix Nobel chinois de
littérature tant attendu ; elle l’annonça alors comme chose évidente à l’émission
Parenthèse, avec son enthousiasme communicatif habituel. C’était
effectif cinq ans plus tard, et
Gao Xinjian accédait brusquement à la célébrité
mondiale. Ses traducteurs étaient mis à l’honneur à l’occasion,
sans oublier Liliane Dutrait.
Rencontres croisées
Parallèlement à ce
travail de traduction, Liliane Dutrait était également
présidente de l’association aixoise « Rencontres croisées » qui
organise tous les ans la Fête du Livre à Aix. En 2009, la Fête
avait été lancée sur le thème de ‘L’Asie des Ecritures
croisées’, la littérature chinoise étant représentée par les
écrivains Xu Xing de Chine continentale et Li Ang de Taiwan. La
manifestation était doublée d’un colloque sur ‘Le roman en Asie
et ses traductions’ à l’université de Provence.
En mai 2010, pour la
nouvelle manifestation annuelle "A vous de lire", c’était, entre
autres,
Gao Xinjian qui était à l’honneur avec, outre
des lectures traditionnelles, des ‘lectures dansées’ et des
projections de ses œuvres cinématographiques, un rendez-vous
original intitulé « Pérégrination autour de la Montagne de
l’Ame », scandée en douze stations dans la ville où se sont
poursuivies les lectures du texte.
Liliane Dutrait
participa encore le 4 juin, à la Cité du Livre d’Aix, à une
soirée consacrée aux écrivains coréens qui lui rendirent ensuite
hommage sur leur site, Keul Madang, en des termes qui résument
bien l’impression générale
qu’elle a laissée chez ceux qui la connaissaient : « Nous
revoyons Liliane, un grand sourire aux lèvres, heureuse du
succès. Elle avait la parole rare, de celles qui forcent à
écouter…. Nous aimions sa modestie, son élégance et son exigence
de qualité. »
In memoriam
Cela fait vingt ans que
je lis des livres « traduits par Noël et Liliane Dutrait », et
ce nom était resté sans plus de signification précise que
quelques traces d’encre sur une page blanche. Il suffit, comme
bien souvent, que survienne la mort, pour qu’on réalise soudain
qu’on est passé à côté d’une réalité profonde derrière un nom
sous un titre, et qu’il est trop tard, irrémédiablement, pour
combler le vide.
Enfin, pas tout à fait,
puisque ces quelques lignes pourront s’ajouter à celles qui ont
été écrites ces derniers temps à la mémoire d’une traductrice
effacée et sans prétention à la gloire, mais qui aura contribué,
en tandem étroit avec son époux, à faire connaître des œuvres
majeures du patrimoine littéraire mondial, chinois en
l’occurrence.
Notes
(1) Il s’agit de
Vincent Dutrait, devenu un génial illustrateur, après, tradition
familiale oblige, un détour de cinq ans par la Corée – Voir son
site :
http://www.vincentdutrait.com/blogv2/
(2) Où Noêl Dutrait est
par ailleurs professeur honoraire.
(3) Cette collaboration
exemplaire tout au long d’une existence rappelle par bien des
points celle du grand traducteur chinois
Yang Xiangyi avec son
épouse Gladys Tayler.
(4) Voir la vidéo de
l’interview des deux époux expliquant leur liens avec Gao
Xinjian et leur mode de collaboration :
http://gsite.univ-provence.fr/gsite/document.php?project=chinois&pagendx=1538
A lire en complément :
Une courte nouvelle
pleine d’humour de
Mo Yan
(莫言)
dont la
traduction, par Noël et Liliane Dutrait, est parue le 18 août
2008 dans le Figaro, dans le cadre d’une série de textes écrits
par de grands écrivains étrangers auxquels on avait demandé de
commencer par la même phrase de l’Odyssée d’Homère : « Ulysse
prit le sentier rocailleux qui monte à travers bois, du port
vers la falaise. Il allait vers l’endroit qu’avait dit Athéna…
»
« Le vieil
homme et le château bleu »
(《蓝色城堡》)
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