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                  | 
				Gao Xingjian 
				高行健    
				
				Présentation 介绍 
				par Brigitte Duzan, 11 juillet 
				2010   
					
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						Gao Xingjian 高行健 |  | 
						Ecrivain, 
						traducteur, critique, dramaturge, metteur en scène, 
						scénariste, réalisateur ou peintre selon l’exigence du 
						moment, chinois de naissance mais français d’adoption et 
						rejetant tout attachement réducteur à une quelconque 
						patrie ou doctrine, Gao Xingjian semble avoir fait 
						sienne la fameuse devise de Terence : humani nihil a 
						me alieno puto, rien de ce qui est humain ne m’est 
						étranger.  
						  
						Longtemps prisé 
						par un petit cénacle de traducteurs et exégètes, mais 
						largement inconnu du public, Gao Xingjian devint 
						brusquement, un beau jour d’octobre 2000, l’écrivain 
						« chinois » dont plus personne ne pouvait ignorer ni le 
						nom ni l’œuvre, par la grâce d’un prix qui arrivait là 
						où on ne 
						l’attendait 
						pas : le Nobel de littérature. La planète littéraire 
						vibra sous le choc, le gouvernement chinois sous 
						l’affront, et la politisation de l’affaire fut 
						déterminante pour  |  
						la notoriété d’un auteur 
				qui se veut pourtant résolument apolitique et dont l’œuvre 
				serait autrement restée peu ou prou confidentielle malgré le 
				travail promotionnel du cénacle ci-dessus mentionné.   
					
						| 
						1. Chine : traducteur, essayiste et dramaturge 
						  
						Gao Xingjian 
						n’avait pourtant rien au départ qui pût le différencier 
						beaucoup des Chinois de sa génération, et des écrivains 
						en particulier : né en 1940, il a été marqué par tous 
						les épisodes dramatiques de la période maoïste qu’il a 
						vécus comme un cauchemar. 
						  
						Enfance 
						heureuse 
						  
						Il est né à 
						Ganzhou, préfecture de la province du Jiangxi (江西赣州),
						dans le 
						sud-est de la Chine, région qui, dans la Chine ancienne, 
						était en dehors de la sphère culturelle de la 
						civilisation chinoise naissante, rattaché à la 
						civilisation des peuples Yue (越) ; 
						c’est certainement, bien qu’on n’en parle guère et que 
						lui-même affiche un mépris délibéré et 
						 |  | 
						
						 
						Remise du prix Nobel |  
				appuyé pour le ‘pays natal’, 
				un des facteurs qui explique l’intérêt de Gao Xingjian pour les 
				cultures dites minoritaires en Chine, intérêt que l’on retrouve 
				au centre de son roman le plus connu, « La montagne de l’âme » (《灵山》).   
				Son enfance s’est 
				déroulée pendant la période chaotique de la guerre de résistance 
				contre le Japon ; il avait deux ans lors de la terrible campagne 
				Zhejiang-Jiangxi qui laissa la région dévastée et des centaines 
				de milliers de victimes dans la population civile. Ce n’était 
				qu’un début.   
				Son père était employé 
				de banque et sa mère comédienne amateur, avant de se marier. 
				Elle mourut très tôt dans des circonstances, accident ou 
				suicide, restées inexpliquées, mais a eu une influence 
				déterminante sur la formation de la personnalité de son fils, 
				lui inculquant sa passion du théâtre et de la littérature, comme 
				il l’explique au tout début de ses « dialogues sur l’écriture » 
				avec Denis Bourgeois (1): 
				  
				« J’étais un enfant 
				maladif. Les temps étaient très bouleversés, en Chine, à cette 
				époque. Je n’allais pas à l’école. C’est ma mère qui m’a appris 
				à lire. Je m’enfermais dans une petite chambre. Je pouvais y 
				rester toute la journée. Je m’y inventais des histoires, je 
				peignais aussi, pour moi-même, pour me faire plaisir. » 
				Il dessinait, écrivait 
				des histoires, des contes pour enfants, et jouait aussi de la 
				musique, du violon et des instruments traditionnels chinois. Il 
				a gardé cet amour de la musique, et, quelque part, ses habitudes 
				d’enfant : il a raconté qu’il peint et écrit ses premiers 
				brouillons enfermé, en écoutant de la musique, pour faire le 
				vide en lui.  
				  
					
						| 
						Il avait neuf 
						ans lorsque fut fondé la République populaire, et, en 
						1950, la famille alla s’installer à Nankin. Il entra en 
						1952 au lycée n° 10, où il put lire énormément de livres 
						occidentaux traduits en chinois, tout en suivant des 
						cours de peinture et de sculpture. Il en garde le 
						souvenir d’une période de rêve. Puis, en 1957, plutôt 
						que l’Institut national des Beaux-Arts (中央美术学院), 
						il choisit d’entrer à 
						l’Université 
						des Langues étrangères de Pékin (北京外国语大学Běijīng 
						Wàiguóyǔ Dàxué 
						ou 
						
						北外Běiwài 
						) (2) 
						pour y étudier le français et la littérature. Diplômé en 
						1962, il commença à travailler comme traducteur. 
						  
						Ecrire pour 
						survivre 
						  |  | 
						
						 
						peinture "le regard" |  
				En même temps, 
				cependant, il commença à écrire en secret, des essais, des 
				pièces de théâtre et des nouvelles. Au début de la Révolution 
				culturelle, en 1966, il a dit avoir été, au départ, enthousiasmé 
				par les discours de Mao Zedong, et s’est enrôlé dans un groupe 
				de Gardes rouges : 
				« Au début de la 
				Révolution culturelle, j’ai été garde rouge, j’ai participé à 
				l’organisation d’un groupe rebelle, contre un groupe soutenu par 
				le Parti, j’en ai même été un chef. Ensuite, au sein de la 
				direction, quand j’ai vu ce qu’il en était vraiment, à savoir la 
				lutte totale pour la prise du pouvoir d’une fraction contre une 
				autre, je me suis retiré. » 
				(3) 
				Il lui en restera un 
				sentiment de culpabilité qui lui fera enfouir ses souvenirs au 
				plus profond de lui-même, la mémoire étant désormais interdite 
				parce que trop douloureuse. C’est cette expérience qui sous-tend 
				son deuxième roman, « Le livre d’un homme seul » (《一个人的圣经》). 
				  
				En 1970, il fut 
				finalement envoyé « en rééducation » à la campagne, dans 
				l’Anhui, et c’est là, après avoir prudemment brûlé ce qu’il 
				avait écrit jusque là, qu’il devint véritablement écrivain, 
				l’écriture se faisant nécessité vitale, pour survivre plus 
				encore que pour témoigner. C’était une véritable création, 
				au-delà de l’imaginaire. Mais c’était aussi dangereux : il 
				cachait ce qu’il écrivait dans des pots remplis de choux qu’il 
				enterrait ensuite, les sols des maisons étant en terre battue ; 
				après avoir rebouché, il occultait le tout avec une de ces 
				lourdes jarres qui servaient de réserves d’eau dans ces zones 
				sans eau courante.  
				  
				C’était pour lui une 
				façon de supporter son existence. Il pensait qu’il finirait sa 
				vie travailleur agricole, 
				l’écriture devenait une 
				fuite, et un refuge. Des années plus tard, dans son discours 
				prononcé devant 
				l’Académie suédoise, 
				qu’il intitula « La raison d’être de la littérature », il revint 
				sur ce rôle de la littérature, loin des idéologies et des 
				missions sociales. Dans tous les pays et dans tous les temps, 
				dit-il, un écrivain qui voulait préserver sa liberté de penser 
				sans se condamner au silence n’avait qu’un choix : la fuite. Or, 
				dans la Chine de Mao, même la fuite était impossible, sauf, 
				justement, dans l’écriture, mais au prix d’un risque mortel. Il 
				s’agissait de se parler à soi-même, pour se sentir vivant. 
				  
				Il fut renvoyé en 1975 
				à Pékin, pour travailler, comme traducteur encore, dans une 
				revue mensuelle qui s’appelait alors « China reconstructs » (中国建设), 
				et qui était publiée dans un grand nombre de langues pour vanter 
				les réussites du socialisme en Chine (4).  
				  
				Dramaturge 
				d’avant-garde 
				  
					
						| 
						 
						 « Premier essai sur 
						l’art du roman moderne » (《现代小说技巧初探》) |  | 
						C’est surtout 
						après la liquidation de la Bande des Quatre que 
						l’atmosphère commença à se détendre. 
						En 1977, il 
						fut transféré au Comité des relations internationales de 
						l’Association 
						des Ecrivains chinois (中国作家协会对外联络委员会).
						C’est 
						ainsi que, en mai 1979, il se rendit pour la première 
						fois à Paris, avec un groupe d’écrivains, dont Ba Jin (巴金), 
						comme traducteur et interprète du groupe. De retour à 
						Pékin, il publia un texte inspiré de cette expérience: 
						« Ba Jin à Paris » (《巴金在巴黎》).   
						C’est en effet 
						cette année 1979 qu’il commence à publier ses premiers 
						textes, essais et nouvelles, dans des magazines 
						littéraires. En 1980, il devient dramaturge et 
						scénariste attitré du Théâtre d’Art populaire de Pékin (北京人民艺术剧院), 
						poste qu’il occupera jusqu’en 1987. C’est pour lui une 
						période extrêmement féconde. Il commence par publier, en 
						1981, un essai intitulé « Premier essai sur l’art du 
						roman moderne » (《现代小说技巧初探》)
						qui 
						 |  
				déclenche aussitôt une violente 
				polémique, sur la signification et les implications des notions 
				de « modernisme » et  de « réalisme » ; mettant en cause le 
				« réalisme socialiste », il devient la cible des cercles 
				conservateurs.  
				  
				En même temps, il écrit 
				des pièces de théâtre influencées par des modèles occidentaux, 
				et en particulier le ‘théâtre de l’absurde’, surtout Beckett et 
				Ionesco dont il avait lui-même traduit des œuvres, mais aussi 
				Brecht, Artaud ou Kantor. Mais c’est aussi un théâtre renouant 
				avec les traditions  
				ancestrales du jeu de 
				masques ou du jeu d’ombres et avec certains effets scéniques de 
				l’opéra chinois.   
					
						| 
						En 1982, sa 
						pièce « Signal  
						d’alarme » (《绝对信号》) 
						est un succès ; elle marque le début du théâtre 
						expérimental en Chine, et, faisant de lui un auteur 
						d’avant-garde, suscite une nouvelle polémique. Mais 
						c’est avec la pièce suivante, « L’arrêt de bus » (《车站》), 
						mise en scène l’année 
						suivante avec une pièce de Lu Xun, que les choses se 
						gâtent. La 
						pièce dépeint 
						les sentiments, pensées et attitudes  |  | 
						 
						« L’arrêt de bus » 
						(《车站》) |  
				de sept 
				personnages, désignés simplement par leur rôle dans la société, 
				qui attendent un bus à un arrêt comme on attend Godot, ayant 
				chacun une raison pour aller en ville ; les bus passent sans 
				s’arrêter, et, dix ans plus tard, ils sont toujours là. La pièce 
				fut critiquée dans le cadre du mouvement de lutte contre la 
				« pollution intellectuelle » qui débuta pratiquement au même 
				moment, sans doute pour l’impression d’impuissance et 
				d’absurdité donnée par des personnages laissés en plan sur le 
				bord de la route et incapables d’aller nulle part ; les futures 
				représentations furent interdites.   
				Dramaturge interdit 
				  
				En même temps, Gao 
				Xingjian publie des nouvelles, ainsi qu’une série d’articles sur 
				ses conceptions du théâtre et de la littérature dans la presse 
				spécialisée. Mais les attaques contre lui se multiplient. On lui 
				diagnostique en outre un cancer au poumon et, lorsque les 
				analyses montrent que le diagnostic est erroné, il apprend qu’il 
				risque d’être arrêté et envoyé dans un camp au Qinghai. 
				 
				  
				Il décide alors de 
				quitter Pékin et part faire un long périple de dix mois dans le 
				sud du pays : ce voyage va lui fournir la majeure partie, 
				autobiographique, de son roman « La montagne de l’âme », 
				commencé en 1982. Il débute dans les forêts du Sichuan, et 
				continue le long du Yangzi, jusqu’à la côte, visitant au passage 
				des districts de minorités Qiang, Miao et Yi, sur les franges de 
				la civilisation chinoise dominante, avec des arrêts dans des 
				temples bouddhistes et taoïstes qui fournissent de leur côté un 
				contrepoint au confucianisme. Il s’agit essentiellement d’une 
				quête intérieure, de paix et de liberté, à replacer dans le 
				contexte politique de l’époque.  
				  
				De retour à Pékin, il 
				écrit encore deux pièces. La première, « L’homme sauvage » (《野人》), 
				mise en scène en 1985, semble directement inspirée de son 
				voyage ; elle dépeint en effet un écologiste et un journaliste 
				qui partent dans des contrées sauvages de la Chine à la 
				recherche d’un mythique ‘homme sauvage’ mi-humain, mi-singe ; 
				elle est constituée de scènes dialoguées alternant avec des 
				épisodes de chant, danse et musique traditionnels chinois. Quant 
				à la seconde, « L’autre rive » (《彼岸》), 
				à nouveau annoncée comme du ‘théâtre expérimental’ (实验剧作), 
				ses répétitions sont interrompues et elle est interdite avant 
				même la première représentation : le titre évoquant 
				l’illumination bouddhiste, cette ‘autre rive’ que chacun rêve 
				d’atteindre, elle met en scène trois personnages, toujours 
				anonymes, qui entrent en un conflit symbolique sur les notions 
				de valeurs individuelles et collectives, et qui, ayant traversé 
				pour rejoindre ‘l’autre rive’, se rendent compte qu’elle 
				n’existe pas. 
				  
				C’est la dernière pièce 
				signée Gao Xingjian à être représentée en Chine continentale. 
				Convaincu dès lors qu’il va être réduit au silence, il est 
				décidé à partir. En 1987, il est invité à Fribourg par le Morat 
				Institut for Künst und Wissenschaft, et de là, en 1988, il passe 
				en France à l’invitation de la direction régionale d’aide à la 
				création. Au lendemain des événements de la place Tian’anmen, en 
				juin 1989, il dénonce à la presse les actions des autorités 
				chinoises, rend sa carte du Parti, et demande l’asile politique 
				en France.  
				  
				Début 1990, il publie 
				dans « Jintian » (《今天》) 
				 une pièce intitulée « La fuite » (《逃亡》)
				qui, traduite 
				par Goran Malmqvist, est représentée à Stockholm. Elle dépeint 
				trois personnages réfugiés dans un entrepôt désaffecté, aux 
				dernières heures de la nuit, alors que l’on entend au loin le 
				grondement des tanks et des rafales de tirs ; c’est un huis clos 
				où la tension à fleur de peau, la perte des espérances aussi, 
				déclenchent l’agressivité, le désir, l’introspection (5). La 
				pièce entraîne l’interdiction totale des œuvres de Gao Xingjian 
				en Chine. La police saisit son appartement de Pékin, il est 
				déclaré persona non grata. Les ponts sont définitivement coupés. 
				  
				Installe à Bagnolet, 
				dans la banlieue parisienne, il n’en bougera plus, peignant pour 
				gagner sa vie, et pouvoir continuer à écrire, librement. Ou 
				plutôt, plus généralement, à créer, car la liberté, justement, 
				semble lui donner des ailes : il élargit alors son champ de 
				réflexion et de création à une infinité de domaines qui en font 
				un artiste complexe, inclassable.   
					
						| 
						2. Exil : artiste aux multiples facettes   
						En 1990, il 
						achève son roman « La montagne de  
						l’âme » (《灵山》), 
						après sept ans de travail ; il est publié à Taiwan, 
						traduit en suédois et publié en Suède deux ans plus tard 
						, puis traduit en français et publié en France en 1995.
						 
						  
						
						La montagne de l’âme 
						  
						C’est une sorte 
						de roman initiatique, une quête mystique, un pèlerinage 
						aux sources où le personnage principal fait un voyage à 
						la rencontre de lui-même, un tissu de récits où ce 
						personnage principal, désigné par trois pronoms 
						personnels différents, est éclaté en diverses facettes 
						de son moi qui sont le miroir l’une de l’autre. L’usage 
						libre des pronoms personnels, dérivé des recherches en 
						matière théâtrale de Gao Xingjian, permet de rapides 
						changements de perspective où se brouillent l’imaginaire 
						et le souvenir, la fiction et le réel.  |  | 
						 
						« La montagne de l’âme » 
						(《灵山》) |  
				  
				C’est le récit d’une 
				double fuite, de deux voyages parallèles construits à partir des 
				souvenirs et impressions laissés par le voyage de l’auteur dans 
				le sud de la Chine en 1983 : le voyage de « tu » et celui de 
				« je ». Le premier est un citadin rongé par la nostalgie du 
				passé et le désir de reconstruire son existence, et parti à la 
				recherche de cette « montagne de l’âme » dont il a entendu 
				parler dans un train. « Je » est son autre visage, qui ressemble 
				comme une goutte d’eau à l’auteur : « écrivain qui ne peut 
				publier » bouleversé par un faux diagnostic qui l’a poussé à 
				questionner le sens de son existence, et désormais en quête 
				d’une « vie authentique » ; il va, un peu au hasard, de 
				rencontre en rencontre, de récit en récit… 
				  
					
						| 
						 
						« La montagne de l’âme » 
						(《灵山》) |  | 
						Gao Xingjian 
						reprend ici des concepts taoïstes, et en particulier la 
						recherche de la sagesse par exploration des paradoxes et 
						ambiguïtés de la vérité. Il n’est pas anodin que le 
						voyage se passe en grande partie au Sichuan, ancien pays 
						de Chu (楚) qui, dès la dynastie 
						des Zhou, au onzième siècle avant Jésus-Christ, fut une 
						zone à part, une civilisation différente de celle du 
						Nord, avec des traditions chamaniques et taoïstes 
						restées vivaces même après 
						l’absorption 
						dans l’empire, utilisant même une écriture différente.
						 
						  
						Evidemment, la 
						montagne de l’âme n’existe pas plus que 
						l’autre rive, 
						mais l’important est dans la recherche, qui est 
						d’abord pour 
						Gao Xingjian une recherche sur la langue et une
						recherche sur la forme. La première, qui rejoint 
						des préoccupations très actuelles, part de la nécessité 
						de revivifier la langue par apport d’éléments de la 
						langue parlée, sa référence explicite étant les 
						romanciers de la période Ming, et en particulier Feng 
						Menglong (冯梦龙), 
						comme spécialiste du récit court en langue vernaculaire.
						 |    
				Mais il a reconnu une 
				autre influence, celle de Georges Pérec, le Pérec de « L’homme 
				qui dort » qui lui aurait inspiré l’utilisation du « tu » (« Tu 
				te promènes encore parfois. Tu refais les mêmes chemins. Tu 
				traverses des champs labourés …»),  Marguerite Duras lui ayant 
				inspiré, quant à elle, le « elle dit », « tu dis » qui lui sont 
				propres… On a ainsi une mosaïque d’influences qui peinent à se 
				fondre en un tout cohérent, au moins dans le texte original, car 
				la traduction permet beaucoup mieux l’identification avec le 
				modèle.  
				  
				En fait, Gao Xingjian a 
				expliqué qu’il se laisse guider par les mots, et les mots 
				prononcés à haute voix, car il « écrit » en dictant ses textes 
				qu’il enregistre au magnétophone, il a ainsi qualifié son style 
				de « courant de langage » (语言流), 
				plus que de « courant de conscience » (意识流), 
				allant au-delà du monologue intérieur qui le caractérise. 
				  
				Le second axe de 
				recherche, sur la forme, qui est lié au premier, part du refus 
				nécessaire de la fiction classique, comme il l’a déclaré à Denis 
				Bourgeois : 
				« L’ère ouverte par Kafka et Pessoa est une ère du sujet morcelé, en 
				lambeaux. Celle d’une écriture éclatée à tous les niveaux. Des 
				lambeaux avec lesquels on a tissé un nouveau rapport à 
				l’écriture. » 
				L’écriture recompose la 
				mémoire, mais au travers de récits éclatés. 
				  
				La narration n’est pas 
				seulement éclatée entre un « tu » et un « je », doublés d’un 
				« il » observé à distance, mais chacune des facettes du 
				personnage prend la parole en alternance : au « tu » sont 
				alloués les chapitres impairs 1 à 31, puis pairs 32 à 80, le 
				« je » apparaissant dans les chapitres correspondants pairs, 
				puis impairs, le chapitre 52 expliquant inopinément que « tu » 
				est la création 
				fictive du « je » dans 
				la fiction narrative. Ils sont en outre complétés par un 
				« elle » qui  représente  
				l’ensemble des femmes 
				qui hantent la vie du personnage principal, objet de tourments 
				nés des contraintes liées aux conventions sociales et règles 
				morales. (6)  
				  
				En outre, tous les 
				genres de la littérature chinoise sont abordés et utilisés, en 
				vrac et dans le désordre, y compris des bribes de poèmes, une 
				sorte d’interview, des chants populaires, des passages 
				philosophiques, des parodies d’essais linguistiques et des 
				extraits d’annales historiques, le tout accentuant l’impression 
				de désagrégation de la narration, ce qui est d’ailleurs le but 
				avoué : substituer le « mouvement continu de la création » au 
				fil narratif classique. 
				  
				La fin donne par 
				ailleurs l’impression d’un devoir terminé à la hâte : le roman 
				s’achève brusquement, de façon symbolique au chapitre 81, comme 
				le livre de Laozi, « le Livre de la voie et de la vertu » (《道德经》), 
				et il se termine par cette phrase : 
				« En réalité, je ne comprends rien, strictement rien. C’est comme ça. »
				 
				  
				En fait, Gao Xingjian 
				pensait au départ écrire un livre deux ou trois fois plus long, 
				un « grand roman asiatique ». Mais son exil temporaire étant 
				devenu définitif après les événements de Tian’anmen, c’est toute 
				son existence qui s’en est trouvée remise en cause, ainsi que 
				ses buts artistiques. La fin de « La montagne de l’âme » est 
				l’aveu du total désarroi de son auteur, et la marque d’une œuvre 
				inachevée, gardant les stigmates de l’expérimentation. 
				 
				  
				Celle-ci fut ensuite 
				poursuivie avec « Le livre d’un homme seul » (《一个人的圣经》),
				écrit entre 
				1996 et 1998. 
				  
				Le livre 
				d’un homme seul    
					
						| 
						Le livre est 
						une sorte d’exorcisme, tentant de rendre la vision qu’a 
						gardée l’auteur de la Révolution culturelle à travers 
						son triple rôle 
						d’activiste 
						politique, de victime et d’observateur, pour s’efforcer 
						d’en finir avec 
						un terrible sentiment de culpabilité qui lui a fait 
						jusqu’ici 
						refuser le souvenir même de cette période. Il s’en sort 
						avec une autre position de refus, refus du modèle moral 
						du dissident, de la responsabilité politique, du devoir 
						de sauver l’autre : « Tu as écrit ce livre pour toi, un 
						livre sur la fuite, le Livre d'un homme seul, tu es à la 
						fois ton Seigneur et ton apôtre, tu ne te sacrifies pas 
						pour les autres et tu ne demandes pas qu'on se sacrifie 
						pour toi… » 
						  
						Gao Xingjian 
						reprend le procédé d’écriture utilisant les pronoms 
						personnels expérimenté dans son roman précédent, mais le 
						« je » a ici disparu, symbole de la suppression de 
						l’identité personnelle, de 
						l’individu, 
						dans la Chine de Mao dont il fait resurgir les souvenirs 
						enfouis. Restent le « tu » du présent, hors de Chine, et 
						 |  | 
						 
						« Le livre d’un homme 
						seul »  
						(《一个人的圣经》) |  
						le « il » du passé, de la 
				Révolution culturelle, représentant deux mémoires, l’une réelle, 
				l’autre imaginaire qui invite le « tu » du présent à rêver. Le 
				jeu resserré des pronoms renforce ici la cohérence du texte.   
				« Tu » s’efforce de 
				reconstituer sa mémoire, et de revivre, finalement, par 
				l’écriture, mais il faut la médiation d’une femme – donc un duo 
				« tu – elle » - pour l’inciter à surmonter la douleur du 
				souvenir, et le rejet de la mémoire qui en découle : « Tu veux 
				fuir la mémoire pour rester le plus longtemps au présent » et 
				jouir de ce moment présent. Mais le retour sur le passé permet 
				de rejeter clairement la politique comme entreprise collective, 
				et finalement de se libérer de tout engagement, et surtout de 
				toute responsabilité vis-à-vis de 
				l’histoire. 
				  
				L’exil, qui était 
				fuite, devient distanciation pour mieux saisir l’histoire vécue, 
				renforçant le besoin de retrouver un moi individuel, et 
				marginal, face à l’engagement utopique et collectif du passé. 
				Mais c’est un projet personnel, un discours privé ; il s’agit 
				d’une écriture individuelle, et non consensuelle ou fusionnelle 
				comme l’écriture romanesque ordinaire qui se cherche un 
				auditoire : ce que Gao Xingjian a appelé « la littérature 
				froide ». Il ne concède à l’écrivain d’autre responsabilité que 
				celle vis-à-vis de la langue. 
				« 
				L’auteur n’est pas la conscience de la société et la littérature 
				est encore moins le reflet de cette société. Elle n’est que 
				fuite vers les bans de la société. Celui qui se met à l’écart 
				peut observer en gardant la tête froide. Il ne rend de compte 
				qu’à lui-même : son regard transcende sa propre personne et il 
				peut exprimer ce qu’il observe... » 
				  
				L’exil opère ainsi une 
				libération, et cette libération stimule la créativité.
				Dans un article intitulé 
				
				« L’écriture en exil » (7), Gao écrivait en 2000 : « en ce qui 
				me concerne, l’exil, plus que la nostalgie, fut une sorte de 
				renaissance de ma créativité. »  
				  
				Un bouillonnement 
				créatif 
				  
				Effectivement, à partir 
				de 1990, on voit Gao Xingjian multiplier les créations dans tous 
				les domaines. Il peint, surtout, semble-t-il, parce que ses 
				peintures, à l’encre de Chine, sont prisées et se vendent bien. 
				Mais elles viennent aussi illustrer les couvertures de ses 
				livres, et servir de décors lors des représentations des pièces 
				de théâtre qu’il continue d’écrire.   
					
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						son opéra « Neige en 
						août » (《八月雪》) |  | 
						Il aborde 
						également le cinéma et l’opéra. Dans le cadre de 
						Marseille 2003, l'Année Gao, il devait présenter à la 
						fois une pièce de théâtre, « Le quêteur de la mort », 
						des peintures, son opéra « Neige en août » (《八月雪》), 
						qui avait été créé à Taiwan l’année précédente, et son 
						premier film, 
						« La 
						silhouette, sinon l’ombre » (ou « Silhouette/Shadow »), 
						un film « total », sorte de cinéma-poème où Gao Xingjian 
						expérimentait à nouveau. 
						  
						Cette frénésie 
						créative eut des conséquences dramatiques sur sa santé. 
						En fait, dès les lendemains de la remise du prix Nobel, 
						il continua ses projets tout en assumant interviews et 
						engagements sociaux. C’est alors qu’il était à Taipei 
						pour diriger les répétitions de son opéra qu’il fut 
						hospitalisé une première fois ; il se remit à temps pour 
						diriger la représentation de sa pièce « Quatre quatuors 
						
						pour un 
						week-end » à la Comédie française, mais  |  
				dut ensuite subir une opération 
				importante en février/mars 2003.   
				Ce n’est donc qu’en 
				2005 que l’opéra fut créé à l’opéra de Marseille, et le film fut 
				terminé en 2006. Il en a depuis lors réalisé un second, un court 
				métrage sur la base de certains de ses tableaux, un 
				« film-tableau » intitulé « Après le déluge » qui a récemment 
				été projeté au festival de Vernon (8). 
				  
				C’est peut-être ce 
				bouillonnement créatif qui est le plus intéressant chez Gao 
				Xingjian, car l’écriture déborde ainsi de ses cadres habituels.
				 
				  
				A la fin de sa 
				conférence sur « La montagne de l’âme » (voir note 6), il 
				déclarait : 
				         « 如果论家不认为是小说,不是就是了。 » 
				         « Si les 
				critiques pensent que ce n’est pas un roman, eh bien ce n’en est 
				pas un, tant pis. » 
				Il a depuis lors 
				largement dépassé ces critiques, car tout ce qu’il fait est 
				inclassable. On peut aimer ses œuvres ou ne pas les aimer, on ne 
				peut pas les ignorer. Et si l’on se donne la peine de creuser un 
				peu, on finira toujours par trouver la pépite qui correspond à 
				ses goûts et à sa sensibilité.  
				  
				Il est sans doute, non 
				vraiment un pont entre l’Orient et l’Occident comme on le dit 
				souvent, mais plutôt un de ces créateurs hybrides et 
				intemporels, nés du mélange actuel des cultures, pour lesquels, 
				justement, l’Orient et l’Occident finissent par devenir des 
				concepts obsolètes, tout comme le concept étroit de littérature. 
				  
				Notes 
				(1) Entretiens réalisés 
				entre 1994 et 1997, et publiés sous le titre « Au plus près du 
				réel » (éditions de 
				l’Aube, 1997, repris en 
				collection de poche en 2001 avec le discours prononcé le 7 
				décembre 2000 devant l’académie suédoise : « La raison d’être de 
				la littérature ») 
				(2) Egalement connue 
				sous l’appellation anglaise de Beijing Foreign Studies 
				University (BFSU). 
				(3) « Au plus près du 
				réel » 
				(4) 
				La revue, créée en 
				1949, fut rebaptisée « China today » 
				(今日中国) 
				en 1990. 
				(5) Texte de la pièce :
				
				http://books.google.fr/books?id=KrcI0z7tnoIC&printsec=frontcover&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false 
				(6) Il a expliqué 
				lui-même les bases de ces recherches dans une longue conférence 
				donnée à Stockholm en 1991 et publiée ensuite dans « Jintian » 
				en 1992, « Littérature et métaphysique : à propos de ‘La 
				montagne de l’âme’ » (文学与玄学·关于《灵山》) 
				Texte entier :
				
				http://book.kanunu.org/html/2005/0625/130.html 
				(7)
				in « Où va la Chine ? », éditions du 
				Félin, février 2000. 
				(8) Pour 
				« Silhouette/Shadow », voir l’analyse en profondeur de sa 
				traductrice 
				Mabel Lee : 
				
				http://mclc.osu.edu/rc/pubs/lee.htm 
				Pour l’opéra, voir la 
				présentation par le traducteur français Noêl Dutrait  (in 
				Perspectives chinoises 75/2003)
				
				http://perspectiveschinoises.revues.org/60 
				Ainsi qu’un extrait de 
				la mise en scène du Théâtre national de Taipei : 
				Acte 1 scène 3
				
				http://www.youtube.com/watch?v=Lo0fKwOWiN8 
				  
 
				  
				Principales 
				publications en France : 
				  
				1. Aux éditions de 
				l’Aube 
				Romans et nouvelles 
				  (traduits par Noël et Liliane Dutrait) 
				1995 La Montagne de 
				l’âme (《灵山》) 
				1997 Une canne à pêche 
				pour mon grand-père 
				(nouvelles) (《给我老爷买鱼竿》) 
				2000 Le Livre d’un 
				homme seul (《一个人的圣经》) 
				Essais 
				1997 Au plus près du 
				réel, dialogues avec Denis Bourgeois 
				2000 La raison d’être 
				de la littérature 
				2. Chez d’autres 
				éditeurs : 
				Théâtre 
				Aux éditions 
				Lansman : 
				1992 La fuite 
				 
				1993 Au bord de la vie
				 
				1995 Le somnambule 
				1999 Quatre quatuors 
				pour un week-end 
				2000 Gao Xingjian, 
				théâtre I 
				Aux éditions MEET, Arcane 17 
				1994 Dialoguer, 
				Interloquer 
				  
 
				  
				Notes sur les 
				nouvelles 
				  
				Les nouvelles de Gao 
				Xingjian datent des années avant 1987 et son départ de Chine. 
				Ses deux premières œuvres publiées furent deux romans, le 
				premier dès 1979, alors qu’il était traducteur pour le Comité 
				des relations internationales de l’Association des Ecrivains :
				《寒夜的星辰》 
				(Etoiles dans la nuit 
				glacée). 
				  
				A partir de 1981, il 
				publia ensuite toute une série de nouvelles, plusieurs chaque 
				année, jusqu’en 1991.  
				  
				1981         
				 《朋友》                           
				  
				Ami 
				              
				 《雨,雪,及其它他》      
				     Pluie, neige et autres 
				1982         
				《路上》                           
				  Sur la route 
				         
				     
				《海上》                           
				 Sur la mer 
				1982         
				 《二十五年后》            
				       Vingt cinq ans plus tard 
				1983         
				 《花环》                           
				 La couronne de fleurs 
				         
				     《母亲》                           
				 Mère 
				         
				     《河那边》                      
				   De ce côté-ci du fleuve 
				         
				     《鞋匠和他的女儿》 
				         
				   
				Le cordonnier 
				et sa fille 
				1984         
				 《花豆》                   
				        Huadou  
				(scénario publié en 1985) 
				1985         
				 《侮辱》                   
				        Insultes 
				         
				     《公园里》               
				         Dans un parc * 
				         
				     《车祸》                   
				        L’accident * 
				         
				     《无题》                   
				        Sans titre 
				1986         
				 《给我老爷买鱼竿》       
				     Une canne à 
				pêche pour mon grand-père * 
				1989           
				 recueil de nouvelles publié à Taiwan comprenant les précédentes 
				plus trois inédites : 
				         
				     《你一定要活着》           
				    Tu veux vivre 
				absolument 
				         
				     《圆恩寺》               
				         Le temple * 
				         
				     《抽筋》                   
				        La crampe * 
				1991         
				 《瞬间》                   
				        Instantanés * 
				* Nouvelles publiées 
				dans le recueil paru aux éditions de l’Aube sous le titre « Une 
				canne à pêche pour mon grand-père » 
				  
					
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						Certaines de 
						ces nouvelles furent écrites en vue de la réalisation de 
						films, et adaptées en scénarios, mais les films n’ont 
						ensuite jamais été réalisés. Le premier cas fut celui de 
						« Huadou » (《花豆》), 
						d’abord écrit comme scénario de film, en 1982, puis 
						publié comme nouvelle ensuite en 1984. Il avait dès ce 
						moment-là établi les principes de base des films qu’il 
						voulait faire.   
						Ce fut 
						également le cas de « Une canne à pêche pour mon 
						grand-père » (《给我老爷买鱼竿》) 
						qui fut son second scénario. La nouvelle contient un 
						certain nombre d’éléments sonores (en particulier la 
						retransmission du match de football qui marque le retour 
						progressif à la réalité du personnage principal qui 
						vient de rêver tout éveillé à son grand-père et à des 
						scènes de son enfance), éléments sonores qui devaient 
						faire partie de la bande-son. 
						  
						Le troisième 
						cas est « Instantanés » (《瞬间》), 
						qui est une suite de brefs tableaux apparemment sans 
						liens entre eux ; le texte fut écrit  |  | 
						 
						« Une canne à pêche pour 
						mon grand-père » 
						 (《给我老爷买鱼竿》) |  
				 
						en 1987 à la demande d’un 
				producteur français, mais qui fut très déçu en voyant le 
				« scénario » de Gao Xingjian, car il voulait quelque chose de 
				chinois propre à flatter le goût de l’exotisme du public 
				français ! Le texte fut donc publié sous forme de nouvelle en 
				1991. 
				  
				Enfin, il écrivit une 
				dernière nouvelle, 
				《冥城》la 
				ville sombre, qu’il proposa comme base de livret d’opéra à 
				Taipei, mais le caractère 
				冥míng,
				évoquant les 
				puissances infernales, fut jugé inapproprié ; plutôt que de 
				changer son titre, Gao Xingjian changea d’idée, et ce fut le 
				début du projet d’opéra « Neige en août ». 
				  
				  
				  
				  
				  
				  
				 
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