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« Ecrire, ce n’est pas transmettre, c’est appeler. » Pascal Quignard

 
 
 
     

 

 

Gao Xingjian 高行健  

Présentation 介绍

par Brigitte Duzan, 11 juillet 2010

 

Gao Xingjian 高行健

 

Ecrivain, traducteur, critique, dramaturge, metteur en scène, scénariste, réalisateur ou peintre selon l’exigence du moment, chinois de naissance mais français d’adoption et rejetant tout attachement réducteur à une quelconque patrie ou doctrine, Gao Xingjian semble avoir fait sienne la fameuse devise de Terence : humani nihil a me alieno puto, rien de ce qui est humain ne m’est étranger.

 

Longtemps prisé par un petit cénacle de traducteurs et exégètes, mais largement inconnu du public, Gao Xingjian devint brusquement, un beau jour d’octobre 2000, l’écrivain « chinois » dont plus personne ne pouvait ignorer ni le nom ni l’œuvre, par la grâce d’un prix qui arrivait là où on ne l’attendait pas : le Nobel de littérature. La planète littéraire vibra sous le choc, le gouvernement chinois sous l’affront, et la politisation de l’affaire fut déterminante pour

la notoriété d’un auteur qui se veut pourtant résolument apolitique et dont l’œuvre serait autrement restée peu ou prou confidentielle malgré le travail promotionnel du cénacle ci-dessus mentionné.

 

1. Chine : traducteur, essayiste et dramaturge

 

Gao Xingjian n’avait pourtant rien au départ qui pût le différencier beaucoup des Chinois de sa génération, et des écrivains en particulier : né en 1940, il a été marqué par tous les épisodes dramatiques de la période maoïste qu’il a vécus comme un cauchemar.

 

Enfance heureuse

 

Il est né à Ganzhou, préfecture de la province du Jiangxi (江西赣州), dans le sud-est de la Chine, région qui, dans la Chine ancienne, était en dehors de la sphère culturelle de la civilisation chinoise naissante, rattaché à la civilisation des peuples Yue () ; c’est certainement, bien qu’on n’en parle guère et que lui-même affiche un mépris délibéré et

 

Remise du prix Nobel

appuyé pour le ‘pays natal’, un des facteurs qui explique l’intérêt de Gao Xingjian pour les cultures dites minoritaires en Chine, intérêt que l’on retrouve au centre de son roman le plus connu, « La montagne de l’âme » (灵山).

 

Son enfance s’est déroulée pendant la période chaotique de la guerre de résistance contre le Japon ; il avait deux ans lors de la terrible campagne Zhejiang-Jiangxi qui laissa la région dévastée et des centaines de milliers de victimes dans la population civile. Ce n’était qu’un début.

 

Son père était employé de banque et sa mère comédienne amateur, avant de se marier. Elle mourut très tôt dans des circonstances, accident ou suicide, restées inexpliquées, mais a eu une influence déterminante sur la formation de la personnalité de son fils, lui inculquant sa passion du théâtre et de la littérature, comme il l’explique au tout début de ses « dialogues sur l’écriture » avec Denis Bourgeois (1):

 

« J’étais un enfant maladif. Les temps étaient très bouleversés, en Chine, à cette époque. Je n’allais pas à l’école. C’est ma mère qui m’a appris à lire. Je m’enfermais dans une petite chambre. Je pouvais y rester toute la journée. Je m’y inventais des histoires, je peignais aussi, pour moi-même, pour me faire plaisir. »

Il dessinait, écrivait des histoires, des contes pour enfants, et jouait aussi de la musique, du violon et des instruments traditionnels chinois. Il a gardé cet amour de la musique, et, quelque part, ses habitudes d’enfant : il a raconté qu’il peint et écrit ses premiers brouillons enfermé, en écoutant de la musique, pour faire le vide en lui.

 

Il avait neuf ans lorsque fut fondé la République populaire, et, en 1950, la famille alla s’installer à Nankin. Il entra en 1952 au lycée n° 10, où il put lire énormément de livres occidentaux traduits en chinois, tout en suivant des cours de peinture et de sculpture. Il en garde le souvenir d’une période de rêve. Puis, en 1957, plutôt que l’Institut national des Beaux-Arts (中央美术学院), il choisit d’entrer à

l’Université des Langues étrangères de Pékin (北京外国语大学Běijīng Wàiguóyǔ Dàxué ou 北外Běiwài ) (2) pour y étudier le français et la littérature. Diplômé en 1962, il commença à travailler comme traducteur.

 

Ecrire pour survivre

 

 

peinture "le regard"

En même temps, cependant, il commença à écrire en secret, des essais, des pièces de théâtre et des nouvelles. Au début de la Révolution culturelle, en 1966, il a dit avoir été, au départ, enthousiasmé par les discours de Mao Zedong, et s’est enrôlé dans un groupe de Gardes rouges :

« Au début de la Révolution culturelle, j’ai été garde rouge, j’ai participé à l’organisation d’un groupe rebelle, contre un groupe soutenu par le Parti, j’en ai même été un chef. Ensuite, au sein de la direction, quand j’ai vu ce qu’il en était vraiment, à savoir la lutte totale pour la prise du pouvoir d’une fraction contre une autre, je me suis retiré. » (3)

Il lui en restera un sentiment de culpabilité qui lui fera enfouir ses souvenirs au plus profond de lui-même, la mémoire étant désormais interdite parce que trop douloureuse. C’est cette expérience qui sous-tend son deuxième roman, « Le livre d’un homme seul » (《一个人的圣经》).

 

En 1970, il fut finalement envoyé « en rééducation » à la campagne, dans l’Anhui, et c’est là, après avoir prudemment brûlé ce qu’il avait écrit jusque là, qu’il devint véritablement écrivain, l’écriture se faisant nécessité vitale, pour survivre plus encore que pour témoigner. C’était une véritable création, au-delà de l’imaginaire. Mais c’était aussi dangereux : il cachait ce qu’il écrivait dans des pots remplis de choux qu’il enterrait ensuite, les sols des maisons étant en terre battue ; après avoir rebouché, il occultait le tout avec une de ces lourdes jarres qui servaient de réserves d’eau dans ces zones sans eau courante.

 

C’était pour lui une façon de supporter son existence. Il pensait qu’il finirait sa vie travailleur agricole,

l’écriture devenait une fuite, et un refuge. Des années plus tard, dans son discours prononcé devant

l’Académie suédoise, qu’il intitula « La raison d’être de la littérature », il revint sur ce rôle de la littérature, loin des idéologies et des missions sociales. Dans tous les pays et dans tous les temps, dit-il, un écrivain qui voulait préserver sa liberté de penser sans se condamner au silence n’avait qu’un choix : la fuite. Or, dans la Chine de Mao, même la fuite était impossible, sauf, justement, dans l’écriture, mais au prix d’un risque mortel. Il s’agissait de se parler à soi-même, pour se sentir vivant.

 

Il fut renvoyé en 1975 à Pékin, pour travailler, comme traducteur encore, dans une revue mensuelle qui s’appelait alors « China reconstructs » (中国建设), et qui était publiée dans un grand nombre de langues pour vanter les réussites du socialisme en Chine (4).

 

Dramaturge d’avant-garde

 

 « Premier essai sur l’art du roman moderne » (《现代小说技巧初探》)

 

C’est surtout après la liquidation de la Bande des Quatre que l’atmosphère commença à se détendre. En 1977, il fut transféré au Comité des relations internationales de

l’Association des Ecrivains chinois (中国作家协会对外联络委员会). C’est ainsi que, en mai 1979, il se rendit pour la première fois à Paris, avec un groupe d’écrivains, dont Ba Jin (巴金), comme traducteur et interprète du groupe. De retour à Pékin, il publia un texte inspiré de cette expérience: « Ba Jin à Paris » (《巴金在巴黎》).

 

C’est en effet cette année 1979 qu’il commence à publier ses premiers textes, essais et nouvelles, dans des magazines littéraires. En 1980, il devient dramaturge et scénariste attitré du Théâtre d’Art populaire de Pékin (北京人民艺术剧院), poste qu’il occupera jusqu’en 1987. C’est pour lui une période extrêmement féconde. Il commence par publier, en 1981, un essai intitulé « Premier essai sur l’art du roman moderne » (《现代小说技巧初探》) qui

déclenche aussitôt une violente polémique, sur la signification et les implications des notions de « modernisme » et  de « réalisme » ; mettant en cause le « réalisme socialiste », il devient la cible des cercles conservateurs.

 

En même temps, il écrit des pièces de théâtre influencées par des modèles occidentaux, et en particulier le ‘théâtre de l’absurde’, surtout Beckett et Ionesco dont il avait lui-même traduit des œuvres, mais aussi Brecht, Artaud ou Kantor. Mais c’est aussi un théâtre renouant avec les traditions

ancestrales du jeu de masques ou du jeu d’ombres et avec certains effets scéniques de l’opéra chinois.

 

En 1982, sa pièce « Signal

d’alarme » (《绝对信号》) est un succès ; elle marque le début du théâtre expérimental en Chine, et, faisant de lui un auteur d’avant-garde, suscite une nouvelle polémique. Mais c’est avec la pièce suivante, « L’arrêt de bus » (《车站》), mise en scène l’année suivante avec une pièce de Lu Xun, que les choses se gâtent. La pièce dépeint les sentiments, pensées et attitudes

 

« L’arrêt de bus » (《车站》)

de sept personnages, désignés simplement par leur rôle dans la société, qui attendent un bus à un arrêt comme on attend Godot, ayant chacun une raison pour aller en ville ; les bus passent sans s’arrêter, et, dix ans plus tard, ils sont toujours là. La pièce fut critiquée dans le cadre du mouvement de lutte contre la « pollution intellectuelle » qui débuta pratiquement au même moment, sans doute pour l’impression d’impuissance et d’absurdité donnée par des personnages laissés en plan sur le bord de la route et incapables d’aller nulle part ; les futures représentations furent interdites.

 

Dramaturge interdit

 

En même temps, Gao Xingjian publie des nouvelles, ainsi qu’une série d’articles sur ses conceptions du théâtre et de la littérature dans la presse spécialisée. Mais les attaques contre lui se multiplient. On lui diagnostique en outre un cancer au poumon et, lorsque les analyses montrent que le diagnostic est erroné, il apprend qu’il risque d’être arrêté et envoyé dans un camp au Qinghai.

 

Il décide alors de quitter Pékin et part faire un long périple de dix mois dans le sud du pays : ce voyage va lui fournir la majeure partie, autobiographique, de son roman « La montagne de l’âme », commencé en 1982. Il débute dans les forêts du Sichuan, et continue le long du Yangzi, jusqu’à la côte, visitant au passage des districts de minorités Qiang, Miao et Yi, sur les franges de la civilisation chinoise dominante, avec des arrêts dans des temples bouddhistes et taoïstes qui fournissent de leur côté un contrepoint au confucianisme. Il s’agit essentiellement d’une quête intérieure, de paix et de liberté, à replacer dans le contexte politique de l’époque.

 

De retour à Pékin, il écrit encore deux pièces. La première, « L’homme sauvage » (《野人》), mise en scène en 1985, semble directement inspirée de son voyage ; elle dépeint en effet un écologiste et un journaliste qui partent dans des contrées sauvages de la Chine à la recherche d’un mythique ‘homme sauvage’ mi-humain, mi-singe ; elle est constituée de scènes dialoguées alternant avec des épisodes de chant, danse et musique traditionnels chinois. Quant à la seconde, « L’autre rive » (《彼岸》), à nouveau annoncée comme du ‘théâtre expérimental’ (实验剧作), ses répétitions sont interrompues et elle est interdite avant même la première représentation : le titre évoquant l’illumination bouddhiste, cette ‘autre rive’ que chacun rêve d’atteindre, elle met en scène trois personnages, toujours anonymes, qui entrent en un conflit symbolique sur les notions de valeurs individuelles et collectives, et qui, ayant traversé pour rejoindre ‘l’autre rive’, se rendent compte qu’elle n’existe pas.

 

C’est la dernière pièce signée Gao Xingjian à être représentée en Chine continentale. Convaincu dès lors qu’il va être réduit au silence, il est décidé à partir. En 1987, il est invité à Fribourg par le Morat Institut for Künst und Wissenschaft, et de là, en 1988, il passe en France à l’invitation de la direction régionale d’aide à la création. Au lendemain des événements de la place Tian’anmen, en juin 1989, il dénonce à la presse les actions des autorités chinoises, rend sa carte du Parti, et demande l’asile politique en France.

 

Début 1990, il publie dans « Jintian » (《今天》)  une pièce intitulée « La fuite » (《逃亡》) qui, traduite par Goran Malmqvist, est représentée à Stockholm. Elle dépeint trois personnages réfugiés dans un entrepôt désaffecté, aux dernières heures de la nuit, alors que l’on entend au loin le grondement des tanks et des rafales de tirs ; c’est un huis clos où la tension à fleur de peau, la perte des espérances aussi, déclenchent l’agressivité, le désir, l’introspection (5). La pièce entraîne l’interdiction totale des œuvres de Gao Xingjian en Chine. La police saisit son appartement de Pékin, il est déclaré persona non grata. Les ponts sont définitivement coupés.

 

Installe à Bagnolet, dans la banlieue parisienne, il n’en bougera plus, peignant pour gagner sa vie, et pouvoir continuer à écrire, librement. Ou plutôt, plus généralement, à créer, car la liberté, justement, semble lui donner des ailes : il élargit alors son champ de réflexion et de création à une infinité de domaines qui en font un artiste complexe, inclassable.

 

2. Exil : artiste aux multiples facettes

 

En 1990, il achève son roman « La montagne de

l’âme » (灵山), après sept ans de travail ; il est publié à Taiwan, traduit en suédois et publié en Suède deux ans plus tard , puis traduit en français et publié en France en 1995.

 

La montagne de l’âme

 

C’est une sorte de roman initiatique, une quête mystique, un pèlerinage aux sources où le personnage principal fait un voyage à la rencontre de lui-même, un tissu de récits où ce personnage principal, désigné par trois pronoms personnels différents, est éclaté en diverses facettes de son moi qui sont le miroir l’une de l’autre. L’usage libre des pronoms personnels, dérivé des recherches en matière théâtrale de Gao Xingjian, permet de rapides changements de perspective où se brouillent l’imaginaire et le souvenir, la fiction et le réel.

 

« La montagne de l’âme » (灵山)

 

C’est le récit d’une double fuite, de deux voyages parallèles construits à partir des souvenirs et impressions laissés par le voyage de l’auteur dans le sud de la Chine en 1983 : le voyage de « tu » et celui de « je ». Le premier est un citadin rongé par la nostalgie du passé et le désir de reconstruire son existence, et parti à la recherche de cette « montagne de l’âme » dont il a entendu parler dans un train. « Je » est son autre visage, qui ressemble comme une goutte d’eau à l’auteur : « écrivain qui ne peut publier » bouleversé par un faux diagnostic qui l’a poussé à questionner le sens de son existence, et désormais en quête d’une « vie authentique » ; il va, un peu au hasard, de rencontre en rencontre, de récit en récit…

 

« La montagne de l’âme » (灵山)

 

Gao Xingjian reprend ici des concepts taoïstes, et en particulier la recherche de la sagesse par exploration des paradoxes et ambiguïtés de la vérité. Il n’est pas anodin que le voyage se passe en grande partie au Sichuan, ancien pays de Chu () qui, dès la dynastie des Zhou, au onzième siècle avant Jésus-Christ, fut une zone à part, une civilisation différente de celle du Nord, avec des traditions chamaniques et taoïstes restées vivaces même après

l’absorption dans l’empire, utilisant même une écriture différente.

 

Evidemment, la montagne de l’âme n’existe pas plus que

l’autre rive, mais l’important est dans la recherche, qui est

d’abord pour Gao Xingjian une recherche sur la langue et une recherche sur la forme. La première, qui rejoint des préoccupations très actuelles, part de la nécessité de revivifier la langue par apport d’éléments de la langue parlée, sa référence explicite étant les romanciers de la période Ming, et en particulier Feng Menglong (冯梦龙), comme spécialiste du récit court en langue vernaculaire.

 

Mais il a reconnu une autre influence, celle de Georges Pérec, le Pérec de « L’homme qui dort » qui lui aurait inspiré l’utilisation du « tu » (« Tu te promènes encore parfois. Tu refais les mêmes chemins. Tu traverses des champs labourés …»),  Marguerite Duras lui ayant inspiré, quant à elle, le « elle dit », « tu dis » qui lui sont propres… On a ainsi une mosaïque d’influences qui peinent à se fondre en un tout cohérent, au moins dans le texte original, car la traduction permet beaucoup mieux l’identification avec le modèle.

 

En fait, Gao Xingjian a expliqué qu’il se laisse guider par les mots, et les mots prononcés à haute voix, car il « écrit » en dictant ses textes qu’il enregistre au magnétophone, il a ainsi qualifié son style de « courant de langage » (语言流), plus que de « courant de conscience » (意识流), allant au-delà du monologue intérieur qui le caractérise.

 

Le second axe de recherche, sur la forme, qui est lié au premier, part du refus nécessaire de la fiction classique, comme il l’a déclaré à Denis Bourgeois :

« L’ère ouverte par Kafka et Pessoa est une ère du sujet morcelé, en lambeaux. Celle d’une écriture éclatée à tous les niveaux. Des lambeaux avec lesquels on a tissé un nouveau rapport à l’écriture. »

L’écriture recompose la mémoire, mais au travers de récits éclatés.

 

La narration n’est pas seulement éclatée entre un « tu » et un « je », doublés d’un « il » observé à distance, mais chacune des facettes du personnage prend la parole en alternance : au « tu » sont alloués les chapitres impairs 1 à 31, puis pairs 32 à 80, le « je » apparaissant dans les chapitres correspondants pairs, puis impairs, le chapitre 52 expliquant inopinément que « tu » est la création

fictive du « je » dans la fiction narrative. Ils sont en outre complétés par un « elle » qui  représente

l’ensemble des femmes qui hantent la vie du personnage principal, objet de tourments nés des contraintes liées aux conventions sociales et règles morales. (6)

 

En outre, tous les genres de la littérature chinoise sont abordés et utilisés, en vrac et dans le désordre, y compris des bribes de poèmes, une sorte d’interview, des chants populaires, des passages philosophiques, des parodies d’essais linguistiques et des extraits d’annales historiques, le tout accentuant l’impression de désagrégation de la narration, ce qui est d’ailleurs le but avoué : substituer le « mouvement continu de la création » au fil narratif classique.

 

La fin donne par ailleurs l’impression d’un devoir terminé à la hâte : le roman s’achève brusquement, de façon symbolique au chapitre 81, comme le livre de Laozi, « le Livre de la voie et de la vertu » (道德经), et il se termine par cette phrase : « En réalité, je ne comprends rien, strictement rien. C’est comme ça. »

 

En fait, Gao Xingjian pensait au départ écrire un livre deux ou trois fois plus long, un « grand roman asiatique ». Mais son exil temporaire étant devenu définitif après les événements de Tian’anmen, c’est toute son existence qui s’en est trouvée remise en cause, ainsi que ses buts artistiques. La fin de « La montagne de l’âme » est l’aveu du total désarroi de son auteur, et la marque d’une œuvre inachevée, gardant les stigmates de l’expérimentation.

 

Celle-ci fut ensuite poursuivie avec « Le livre d’un homme seul » (《一个人的圣经》), écrit entre 1996 et 1998.

 

Le livre d’un homme seul 

 

Le livre est une sorte d’exorcisme, tentant de rendre la vision qu’a gardée l’auteur de la Révolution culturelle à travers son triple rôle

d’activiste politique, de victime et d’observateur, pour s’efforcer

d’en finir avec un terrible sentiment de culpabilité qui lui a fait

jusqu’ici refuser le souvenir même de cette période. Il s’en sort avec une autre position de refus, refus du modèle moral du dissident, de la responsabilité politique, du devoir de sauver l’autre : « Tu as écrit ce livre pour toi, un livre sur la fuite, le Livre d'un homme seul, tu es à la fois ton Seigneur et ton apôtre, tu ne te sacrifies pas pour les autres et tu ne demandes pas qu'on se sacrifie pour toi… »

 

Gao Xingjian reprend le procédé d’écriture utilisant les pronoms personnels expérimenté dans son roman précédent, mais le « je » a ici disparu, symbole de la suppression de l’identité personnelle, de l’individu, dans la Chine de Mao dont il fait resurgir les souvenirs enfouis. Restent le « tu » du présent, hors de Chine, et

 

« Le livre d’un homme seul »

(《一个人的圣经》)

le « il » du passé, de la Révolution culturelle, représentant deux mémoires, l’une réelle, l’autre imaginaire qui invite le « tu » du présent à rêver. Le jeu resserré des pronoms renforce ici la cohérence du texte.

 

« Tu » s’efforce de reconstituer sa mémoire, et de revivre, finalement, par l’écriture, mais il faut la médiation d’une femme – donc un duo « tu – elle » - pour l’inciter à surmonter la douleur du souvenir, et le rejet de la mémoire qui en découle : « Tu veux fuir la mémoire pour rester le plus longtemps au présent » et jouir de ce moment présent. Mais le retour sur le passé permet de rejeter clairement la politique comme entreprise collective, et finalement de se libérer de tout engagement, et surtout de toute responsabilité vis-à-vis de l’histoire.

 

L’exil, qui était fuite, devient distanciation pour mieux saisir l’histoire vécue, renforçant le besoin de retrouver un moi individuel, et marginal, face à l’engagement utopique et collectif du passé. Mais c’est un projet personnel, un discours privé ; il s’agit d’une écriture individuelle, et non consensuelle ou fusionnelle comme l’écriture romanesque ordinaire qui se cherche un auditoire : ce que Gao Xingjian a appelé « la littérature froide ». Il ne concède à l’écrivain d’autre responsabilité que celle vis-à-vis de la langue.

« L’auteur n’est pas la conscience de la société et la littérature est encore moins le reflet de cette société. Elle n’est que fuite vers les bans de la société. Celui qui se met à l’écart peut observer en gardant la tête froide. Il ne rend de compte qu’à lui-même : son regard transcende sa propre personne et il peut exprimer ce qu’il observe... »

 

L’exil opère ainsi une libération, et cette libération stimule la créativité. Dans un article intitulé

« L’écriture en exil » (7), Gao écrivait en 2000 : « en ce qui me concerne, l’exil, plus que la nostalgie, fut une sorte de renaissance de ma créati­vité. »

 

Un bouillonnement créatif

 

Effectivement, à partir de 1990, on voit Gao Xingjian multiplier les créations dans tous les domaines. Il peint, surtout, semble-t-il, parce que ses peintures, à l’encre de Chine, sont prisées et se vendent bien. Mais elles viennent aussi illustrer les couvertures de ses livres, et servir de décors lors des représentations des pièces de théâtre qu’il continue d’écrire.

 

son opéra « Neige en août » (八月雪)

 

Il aborde également le cinéma et l’opéra. Dans le cadre de Marseille 2003, l'Année Gao, il devait présenter à la fois une pièce de théâtre, « Le quêteur de la mort », des peintures, son opéra « Neige en août » (八月雪), qui avait été créé à Taiwan l’année précédente, et son premier film, « La silhouette, sinon l’ombre » (ou « Silhouette/Shadow »), un film « total », sorte de cinéma-poème où Gao Xingjian expérimentait à nouveau.

 

Cette frénésie créative eut des conséquences dramatiques sur sa santé. En fait, dès les lendemains de la remise du prix Nobel, il continua ses projets tout en assumant interviews et engagements sociaux. C’est alors qu’il était à Taipei pour diriger les répétitions de son opéra qu’il fut hospitalisé une première fois ; il se remit à temps pour diriger la représentation de sa pièce « Quatre quatuors pour un week-end » à la Comédie française, mais

dut ensuite subir une opération importante en février/mars 2003.

 

Ce n’est donc qu’en 2005 que l’opéra fut créé à l’opéra de Marseille, et le film fut terminé en 2006. Il en a depuis lors réalisé un second, un court métrage sur la base de certains de ses tableaux, un « film-tableau » intitulé « Après le déluge » qui a récemment été projeté au festival de Vernon (8).

 

C’est peut-être ce bouillonnement créatif qui est le plus intéressant chez Gao Xingjian, car l’écriture déborde ainsi de ses cadres habituels.

 

A la fin de sa conférence sur « La montagne de l’âme » (voir note 6), il déclarait :

         « 如果论家不认为是小说,不是就是了。 »

         « Si les critiques pensent que ce n’est pas un roman, eh bien ce n’en est pas un, tant pis. »

Il a depuis lors largement dépassé ces critiques, car tout ce qu’il fait est inclassable. On peut aimer ses œuvres ou ne pas les aimer, on ne peut pas les ignorer. Et si l’on se donne la peine de creuser un peu, on finira toujours par trouver la pépite qui correspond à ses goûts et à sa sensibilité.

 

Il est sans doute, non vraiment un pont entre l’Orient et l’Occident comme on le dit souvent, mais plutôt un de ces créateurs hybrides et intemporels, nés du mélange actuel des cultures, pour lesquels, justement, l’Orient et l’Occident finissent par devenir des concepts obsolètes, tout comme le concept étroit de littérature.

 

Notes

(1) Entretiens réalisés entre 1994 et 1997, et publiés sous le titre « Au plus près du réel » (éditions de

l’Aube, 1997, repris en collection de poche en 2001 avec le discours prononcé le 7 décembre 2000 devant l’académie suédoise : « La raison d’être de la littérature »)

(2) Egalement connue sous l’appellation anglaise de Beijing Foreign Studies University (BFSU).

(3) « Au plus près du réel »

(4) La revue, créée en 1949, fut rebaptisée « China today » (今日中国) en 1990.

(5) Texte de la pièce : http://books.google.fr/books?id=KrcI0z7tnoIC&printsec=frontcover&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

(6) Il a expliqué lui-même les bases de ces recherches dans une longue conférence donnée à Stockholm en 1991 et publiée ensuite dans « Jintian » en 1992, « Littérature et métaphysique : à propos de ‘La montagne de l’âme’ » (文学与玄学·关于《灵山》)

Texte entier : http://book.kanunu.org/html/2005/0625/130.html

(7) in « Où va la Chine ? », éditions du Félin, février 2000.

(8) Pour « Silhouette/Shadow », voir l’analyse en profondeur de sa traductrice Mabel Lee : http://mclc.osu.edu/rc/pubs/lee.htm

Pour l’opéra, voir la présentation par le traducteur français Noêl Dutrait  (in Perspectives chinoises 75/2003) http://perspectiveschinoises.revues.org/60

Ainsi qu’un extrait de la mise en scène du Théâtre national de Taipei :

Acte 1 scène 3 http://www.youtube.com/watch?v=Lo0fKwOWiN8

 


 

Principales publications en France :

 

1. Aux éditions de l’Aube

Romans et nouvelles   (traduits par Noël et Liliane Dutrait)

1995 La Montagne de l’âme (灵山)

1997 Une canne à pêche pour mon grand-père (nouvelles) (《给我老爷买鱼竿》)

2000 Le Livre d’un homme seul (《一个人的圣经》)

Essais

1997 Au plus près du réel, dialogues avec Denis Bourgeois

2000 La raison d’être de la littérature

2. Chez d’autres éditeurs :

Théâtre

Aux éditions Lansman :

1992 La fuite

1993 Au bord de la vie

1995 Le somnambule

1999 Quatre quatuors pour un week-end

2000 Gao Xingjian, théâtre I

Aux éditions MEET, Arcane 17

1994 Dialoguer, Interloquer

 


 

Notes sur les nouvelles

 

Les nouvelles de Gao Xingjian datent des années avant 1987 et son départ de Chine. Ses deux premières œuvres publiées furent deux romans, le premier dès 1979, alors qu’il était traducteur pour le Comité des relations internationales de l’Association des Ecrivains : 寒夜的星辰 (Etoiles dans la nuit glacée).

 

A partir de 1981, il publia ensuite toute une série de nouvelles, plusieurs chaque année, jusqu’en 1991.

 

1981          《朋友》                             Ami

                《雨,雪,及其它他》           Pluie, neige et autres

1982          《路上》                             Sur la route

              《海上》                            Sur la mer

1982          《二十五年后》                   Vingt cinq ans plus tard

1983          《花环》                            La couronne de fleurs

              《母亲》                            Mère

              《河那边》                         De ce côté-ci du fleuve

              《鞋匠和他的女儿》             Le cordonnier et sa fille

1984          《花豆》                            Huadou  (scénario publié en 1985)

1985          《侮辱》                            Insultes

              《公园里》                         Dans un parc *

              《车祸》                            L’accident *

              《无题》                            Sans titre

1986          《给我老爷买鱼竿》             Une canne à pêche pour mon grand-père *

1989            recueil de nouvelles publié à Taiwan comprenant les précédentes plus trois inédites :

              《你一定要活着》                Tu veux vivre absolument

              《圆恩寺》                         Le temple *

              《抽筋》                            La crampe *

1991          《瞬间》                            Instantanés *

* Nouvelles publiées dans le recueil paru aux éditions de l’Aube sous le titre « Une canne à pêche pour mon grand-père »

 

Certaines de ces nouvelles furent écrites en vue de la réalisation de films, et adaptées en scénarios, mais les films n’ont ensuite jamais été réalisés. Le premier cas fut celui de « Huadou » (《花豆》), d’abord écrit comme scénario de film, en 1982, puis publié comme nouvelle ensuite en 1984. Il avait dès ce moment-là établi les principes de base des films qu’il voulait faire.

 

Ce fut également le cas de « Une canne à pêche pour mon grand-père » (《给我老爷买鱼竿》) qui fut son second scénario. La nouvelle contient un certain nombre d’éléments sonores (en particulier la retransmission du match de football qui marque le retour progressif à la réalité du personnage principal qui vient de rêver tout éveillé à son grand-père et à des scènes de son enfance), éléments sonores qui devaient faire partie de la bande-son.

 

Le troisième cas est « Instantanés » (《瞬间》), qui est une suite de brefs tableaux apparemment sans liens entre eux ; le texte fut écrit

 

« Une canne à pêche pour mon grand-père »

 (《给我老爷买鱼竿》)

en 1987 à la demande d’un producteur français, mais qui fut très déçu en voyant le « scénario » de Gao Xingjian, car il voulait quelque chose de chinois propre à flatter le goût de l’exotisme du public français ! Le texte fut donc publié sous forme de nouvelle en 1991.

 

Enfin, il écrivit une dernière nouvelle, 《冥城》la ville sombre, qu’il proposa comme base de livret d’opéra à Taipei, mais le caractère míng, évoquant les puissances infernales, fut jugé inapproprié ; plutôt que de changer son titre, Gao Xingjian changea d’idée, et ce fut le début du projet d’opéra « Neige en août ».

 

 

 

 

 

 


 

 

 

     

 

 

 

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