Traducteurs, interprètes et éditeurs

« La traduction, c’est la médiation entre la pluralité des cultures et l’unité de l’humanité. » Paul Ricœur

 
 
 
            

 

 

Yang Xianyi : traducteur littéraire hors normes, fondateur de la collection Panda

par Brigitte Duzan, 19 septembre 2010

    

Pendant les dernières années de la vie de Mao Zedong, la littérature avait pour mission quasi exclusive, même dans le domaine de la fiction, de servir de porte parole à l’extrême gauche qui dominait la vie politique. C’était notoirement terne et ennuyeux, y compris les traductions en langue anglaise qui paraissaient dans le mensuel « Chinese Literature » (中国文学), créé en 1951 pour faire connaître au monde la littérature chinoise.

     

La collection Panda

     

Après la mort de Mao, les rédacteurs  de « Chinese literature » entreprirent de dégager le travail de traduction  de sa gangue de bois tout en renouvelant et modernisant l’éventail des œuvres traduites. Avec le développement de la politique d’ouverture, naquit en 1981 la collection Panda (熊猫丛书), conçue en imitation de la collection britannique

 

Yang Xianyi (杨宪益) en 2006

Penguin, y compris le logo, un panda remplaçant le pingouin dans quasiment le même médaillon ovale.

    

La collection a fait un remarquable travail de défrichage et de vulgarisation. Les grandes œuvres classiques, et les œuvres modernes considérées comme les plus représentatives, en particulier de nombreux recueils de nouvelles, ont ainsi été traduites en anglais et publiées.

     

Les meilleures traductions ont pendant longtemps été celles réalisées, en collaboration avec son épouse, par un personnage hors du commun, décédé il y a peu, en novembre 2009, à près de 95 ans : Yang Xianyi (杨宪益).

     

Yang Xianyi

     

Enfance à Tianjin

    

Photo d'enfence

 

Il est né à Tianjin en janvier 1915, fils unique d’une famille éminente de la ville. Son grand-père avait été gouverneur provincial, et son père l’un des dirigeants de la Banque de Chine à Tianjin. On dit qu’il avait amassé une fortune en partie grâce aux affaires traitées avec les seigneurs de guerre du Nord. Il mourut cependant lorsque l’enfant n’avait encore que cinq ans, le laissant aux soins de son épouse principale et de la concubine qui lui avait donné le jour. Considérant les deux femmes comme sa mère, l’enfant grandit choyé et protégé, recevant une éducation traditionnelle de tuteurs privés jusqu’à l’âge de douze ans.

    

Sa mère réussit alors à convaincre l’épouse principale de lui permettre d’aller à l’école. Comme une éducation cosmopolite était alors à la mode dans les milieux huppés, c’est une école de missionnaires qui fut choisie : le collège

anglo-chinois de Tianjin. Par patriotisme, le jeune Yang Xianyi refusa d’abord de prendre un nom occidental, puis, comme son vieux professeur lui expliquait qu’il devait le faire s’il voulait apprendre l’anglais, il choisit le nom de Julien, en hommage à Julien l’Apostat, l’empereur romain du quatrième siècle qui avait défendu, contre le christianisme, un retour au paganisme et aux valeurs romaines d’antan. Ce qui dénotait déjà, chez Yang Xianyi, outre une certaine culture, un esprit original et attaché aux grandes valeurs traditionnelles.

    

Il manifesta son patriotisme à diverses reprises, en particulier lors de l’invasion du Nord de la Chine par les Japonais, mais il était surtout passionné de littérature ancienne, et c’est parce qu’il ne trouvait pas de professeur de grec à Tianjin qu’il choisit de partir continuer ses études en Angleterre.

     

Etudes et mariage en Angleterre

     

Il partit en 1936 étudier au Merton College, à Oxford. Il y connut Gladys Tayler, autre personnage hors du commun : née en 1919 à Pékin, où son père était missionnaire, elle était revenue en 1926 en Angleterre poursuivre ses études, de littérature chinoise. Ils étaient faits pour s’entendre. Ils se fiancèrent.

    

Leur premier travail en commun fut une traduction du célèbre poème de Qu Yuan (屈原) “Li Sao” (《离骚》), exprimant la douleur du poète exilé par le roi de Chu ; Yang Xianyi, qui avait alors 24 ans, le traduisit en un long poème épique dont le sinologue britannique David Hawkes dira en riant qu’il avait autant de ressemblance avec l’original qu’un œuf de Pâques avec une omelette. Mais c’était un début.

     

Gladys Tayler devint la première diplômée de littérature chinoise de l’université d’Oxford. Une fois mariés, ils décidèrent en 1940 de revenir en Chine, contre l’avis des parents de Gladys, conscients des difficultés qui les

 

“Li Sao” (《离骚》)

attendaient dans une Chine en guerre. Dans son autobiographie inachevée, Gladys Yang a déclaré : « A l’encontre de bien des amis étrangers, je ne suis pas allée en Chine pour la révolution, ou par curiosité pour l’expérience de la vie en Chine, mais par amour pour Yang Xianyi, pour les merveilleux souvenirs que j’avais de mon enfance à Pékin, et par admiration pour la culture chinoise. »

    

Retour en Chine

    

Ils arrivèrent en 1940 à Chongqing, alors capitale provisoire du gouvernement nationaliste. La famille Yang était pratiquement ruinée, et Yang Xianyi lui-même avait dilapidé son argent à Oxford en menant une vie extravagante et dispendieuse. Il avait vendu ses livres pour se renflouer un peu.

    

Les deux époux au moment de leur mariage

(Photo: Camden New Journal)

 

Ils passèrent les années de guerre à enseigner et à faire des traductions, au début pour le gouvernement nationaliste, mais ils furent bientôt attirés par la rhétorique communiste ; finalement, lorsque les Nationalistes se replièrent à Taiwan, ils proposèrent au couple de partir sur un des vols affrétés par Tchang Kai-chek, mais ils refusèrent. Ils descendirent le Yangzi jusqu’à Nankin, sur une jonque en bois surchargée de réfugiés. Ils perdirent tous leurs bagages lorsque coula la jonque qui les transportait, mais ils arrivèrent sains et saufs, avec leurs deux enfants.

     

Au début, Yang Xianyi fut honoré par le nouveau gouvernement chinois. En 1952, les deux époux entrèrent aux Editions de la Presse étrangère, à Pékin, chargés de la traduction en anglais des classiques chinois. Ils traduisirent alors, outre, bien sûr, des œuvres de propagande,  « Le rêve dans le pavillon rouge » (红楼梦), le roman de la dynastie des Qing paru en français sous le titre « Chronique indiscrète des mandarins » (儒林外史) et des œuvres de… Lu Xun.

     

Mais le climat se raidit peu à peu, fut de moins en moins favorable aux Chinois qui avaient, comme lui, de nombreux contacts avec l’étranger, et sa tendance à parler trop directement rendit Yang Xianyi vulnérable aux attaques. Il se rendit compte que ses idées n’étaient pas totalement conformes à la ligne officielle. Il écrivit une série de livres sur les révoltes paysannes dans l’histoire chinoise qui ne furent pas publiés, à l’exception de celui sur la révolte des « Sourcils rouges » (1), car les éditeurs trouvèrent que les paysans n’étaient pas décrits de manière suffisamment héroïque, rapporte-t-il ironiquement dans son autobiographie. Les deux époux continuaient cependant à placer tous leurs espoirs dans le nouveau régime, même si c’était avec quelques réserves.

     

A la fin des années cinquante, Yang Xianyi était l’un des traducteurs littéraires les plus éminents en Chine à cette époque, et l’un des plus prolifiques. Travaillant, comme les autres, huit heures par jour six jours sur sept, sans avoir un total contrôle sur le choix des œuvres qu’il devait traduire, il utilisait ses loisirs à du travail plus personnel : des articles sur la littérature occidentale pour diverses revues, des traductions en chinois de grands classiques occidentaux, voire, pour ses amis, des vers satiriques dont il s’était fait une spécialité reconnue.

     

La Révolution culturelle faillit être fatidique au couple.

     

Révolution culturelle

     

Critiqué par ses collègues, ostracisé, Yang Xianyi fit une dépression. Il commença à entendre des voix, imaginant des ennemis cachés dans l’appartement. Son épouse le voyait peu à peu sombrer dans la folie. Ils furent finalement jetés en prison, mais pas au même endroit, et ils restèrent ainsi séparés et sans nouvelles l’un de l’autre pendant quatre ans. Dans son autobiographie, Yang Xianyi a décrit a posteriori, avec son humour caractéristique, des épisodes de sa vie en prison ; en réalité, ce fut une des périodes les plus dures de son existence.

     

Qui plus est, leur fils et leurs deux filles furent au même moment envoyés dans des provinces éloignées travailler dans des fermes et des usines. Leur fils en perdit la raison, ne guérit jamais, et se suicida en 1979.

     

Et après

      

Après la mort de Mao, les deux époux reprirent leur ancien mode de vie, recevant beaucoup, leurs nombreux amis chinois et étranger. Comme on leur régla les salaires impayés de leurs années de prison, ils connurent une relative aisance, s’achetèrent leur premier réfrigérateur et aidèrent des amis, écrivains et artistes, qui avaient du mal à écouler leurs œuvres dans un climat intellectuel encore très statufié. Lorsque Yang Xianyi fut nommé rédacteur en chef de la revue « Chinese Literature », qui avait été dirigée par Mao Dun jusqu’en 1966, il y publia des traductions des

 

Yang Xianyi et Gladys (photo Beijing review)

nouvelles et textes représentatifs de la nouvelle littérature qui émergeait alors en Chine. C’est en 1981 qu’il créa ensuite la collection Panda, pour regrouper les traductions en anglais de textes classiques contemporains dans une collection de poche de qualité, mais d’un prix abordable, la revue « Chinese Literature » devenant parallèlement trimestrielle.

    

Le couple recommença à voyager à l’étranger, invité par des universités en Europe, au Japon et en Inde. A nouveau plein d’espoir et optimiste quant à l’avenir du pays, Yang Xianyi devint membre du Parti en 1985. Au printemps 1989, cependant, il exprima publiquement son soutien aux étudiants manifestant sur la place Tian’anmen, et fut horrifié par le massacre du 4 juin qu’il dénonça dans des entretiens téléphoniques avec des radios étrangères. Les deux époux partirent se cacher quelques semaines, mais ne furent pas inquiétés. Yang Xianyi voulut ensuite démissionner du Parti : on lui répondit que c’était impossible, qu’il serait expulsé…

     

Après des années de maladie, Gladys décéda en 1999. Yang Xianyi lui survécut dix ans, tristement.

     

Une vie de traductions

     

Ils ont toujours travaillé ensemble : Yang Xianyi faisait une première ébauche, que Gladys révisait ensuite, plusieurs fois, jusqu’à la version finale.

     

Leur carrière débuta réellement en 1943, lorsqu’ils furent invités à traduire des classiques chinois à l’Institut national de compilation et traduction, à Chongqing. Ils passèrent trois ans à traduire l’œuvre monumentale de l’historien de la dynastie des Song Sima Guang (司马光) : le « Zishi Tongjian » ou  « miroir général pour aider le gouvernement »  (资治通鉴), ouvrage de référence de l’historiographie chinoise datant du onzième siècle – 294 volumes, trois millions de caractères.

     

Ils perdirent le manuscrit dans les turbulences de la guerre, mais cela détermina ensuite leur parcours professionnel, qui commença en 1952 lorsqu’ils furent engagés par les Editions de la Presse étrangère, à Pékin.

    

Les deux époux ont réalisé la traduction des grands romans classiques chinois et des œuvres notable de la période contemporaine, en particulier un grand nombre de recueils de nouvelles. Outre leurs traductions de textes chinois en anglais, ils traduisirent aussi en chinois plusieurs grands classiques occidentaux comme l’Odyssée d’Homère ou le Pygmalion de George Bernard Shaw. Ils ont vraiment été un pont entre les deux cultures à un moment crucial de l’histoire où la Chine s’ouvrait au monde.

     

Le 17 septembre 2009, deux mois avant sa mort, Yang Xiangyi fut couronné par l’Association nationale des traducteurs chinois d’un prix venant récompenser l’ensemble de son œuvre. Il était le second à recevoir cette distinction, après l’indologiste Ji Xianlin (季羡林).

      

Œuvres hors traductions

Outre son autobiographie, trois recueils d’écrits ‘au fil de la plume’ et une nouvelle ‘de taille moyenne’ :

    

1947        零墨新笺      (随笔集)  (un peu d’encre sur du papier neuf)

1950         零墨续笺      (随笔集)  (un peu d’encre sur quelques feuilles supplémentaires)

1957         赤眉军    (中篇小说)     « L’armée des Sourcils rouges » (1)

1983         译余偶拾      (随笔集)  (bouts de traductions ramassés au hasard)

    

    

Mars 2002 : « White Tiger », autobiographie (publiée en chinois en février 2010 : 杨宪益自传)

 

  « L’armée des Sourcils rouges »赤眉军

(Le titre anglais est inspiré du rêve fait par sa mère avant sa naissance  « par lequel tout a commencé », dit-il : elle avait rêvé qu’elle était assaillie par un tigre blanc ; un devin y vit un signe à la fois auspicieux et néfaste, l’enfant à naître n’aurait pas de frères et mettrait la santé de son père en danger en naissant… mais il aurait une carrière exceptionnelle après avoir connu bien des malheurs)

Extraits :

www.amazon.com/White-Tiger-Autobiography-Yang-Xianyi/dp/9629960702#reader_9629960702

(dont une galerie de photos dans la section « surprise me »)

     

(1) Mouvement de révolte paysanne à la fin de la dynastie de Han antérieurs (à partir de la fin de la première décennie après Jésus-Christ), provoqué à la fois par les réformes de l’usurpateur Wang Mang et par des inondations dévastatrices du fleuve Jaune qui avaient entraîné misère et famine dans la région du Shandong et du nord du Jiangsu.

 

杨宪益自传 « White Tiger »

     
     
       

         

 

 

 

     

 

 

     

 

 

 

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