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Chu T’ien-hsin 朱天心
Présentation
par
Brigitte Duzan, 2 mai 2022
Fille de
Chu
Hsi-ning (朱西甯/宁)
et sœur cadette de
Chu
Tien-wen (朱天文),
Chu Tien-hsin est l’une des grandes écrivaines taïwanaises de la
génération née dans les années 1950. Son œuvre, qui couvre la
période des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, est essentiellement
axée sur la forme courte, nouvelles, novellas et essais.
Premiers pas : contexte et influences
Née en
mars 1958 à Kaohsiung (高雄),
Chu Tien-hsin a fait des études d’histoire à l’université
nationale de Taiwan. Elle a commencé à écrire au lycée et ses
premières publications datent de 1977, l’année de son entrée à
l’université : la nouvelle « Des journées dans l’arche » (《方舟上的日子》)
et un long essai, « Chant martelant le sol » (《击壤歌》).
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Chu Tien-hsin |
Contexte
Quand elle
a commencé à écrire, dans les années 1970, la scène littéraire
taïwanaise était dominée par ce qu’il est convenu d’appeler la
« littérature du terroir » (乡土文学),
mouvement fondé sur l’attachement nostalgique à leurs racines
des écrivains venus du Continent dans le grand exode de l’armée
nationaliste et sur leur espoir, tournant au fantasme, de
reconquérir le pays perdu et de reconstruire la civilisation
chinoise. À l’instar de
Shen
Congwen (沈从文),
leur grand modèle, ils écrivaient d’un même élan des textes
empreints de l’amour de la terre natale, avec une vision émue et
idéalisée de la ruralité. C’était en particulier le cas du père
de Chu Tien-hsin,
Chu
Hsi-ning (朱西甯/宁).
Puis,
lorsque, en janvier 1979, Pékin et Washington eurent noué des
relations diplomatiques, le gouvernement chinois renonça au
slogan de « libérer [Taiwan] par la force » (wuli jiefang
武力解放)
et adopta une politique de « réunification pacifique », avec un
projet défini par Deng Xiaoping comme « un pays, deux systèmes »
(一国两制).
À Taiwan, Chiang Ching-kuo doit alors renoncer au fondement de
la légitimité du pouvoir de son père : reconquérir le
Continent » (fangong dalu
反攻大陆).
Il oriente sa vision de l’avenir dans un esprit d’héritage de la
pensée de Sun Yat-sen : une « Chine réunifiée dans l’esprit des
trois principes du peuple » (Sanminzhuyi tongyi Zhongguo
三民主义统一中国).
Chu Tien-hsin jeune |
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Dans ce
contexte est née et s’est développée, dans les années 1980 et
1990, un courant nommé « littérature des villages de garnison »
(juancun wenxue
眷村文学),
en référence aux villages construits à la hâte pour loger les
familles de soldats de l’armée nationaliste débarqués dans
l’île ; mais comme ils étaient censés repartir très vite,
c’étaient des bâtiments provisoires, constituant une Chine en
miniature avec un mode de vie et une culture spécifiques. Ces
villages ont été démantelés à partir de 1979, quand il est
devenu clair que l’idée de « reconquête » était un leurre,
donnant naissance à un sentiment de nostalgie et de de
désillusion. La nouvelle de Chu Tien-hsin « À mes frères
des village de garnison » (《想我眷村的兄弟們》),
publiée en 1992, est un exemple-type de ce courant littéraire ;
mais le village de son enfance faisait déjà presque figure de
rêve d’une existence antérieure.
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L’amour
n’était pas alors un thème à l’ordre du jour.
Zhang
Ailing
elle-même était critiquée comme écrivaine sentimentale, relevant
de l’école des canards mandarins et papillons (鸳鸯蝴蝶派).
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les œuvres
de littérature féminine relevaient pour beaucoup d’une approche
conservatrice privilégiant les narrations sentimentales, ce qui
leur valut d’être rangées sous l’étiquette condescendante de
« littérature de boudoir » (guixiu wenxue
闺秀文学),
telles les romances populaires de Qiong Yao (瓊瑤).
C’est dans
cet univers en profonde mutation que Chu Tien-hsin a dû se
redéfinir, et encore plus après la levée de la loi martiale en
1987. Elle était dans une situation inconfortable : née à
Taiwan, mais considérée comme faisant partie des « natifs de
l’étranger » (waishengren
外生人),
de la deuxième génération dans son cas, bien qu’étant née sur le
sol taïwanais.
Influences
Au début
de sa carrière d’écrivaine, elle a été comme ses sœurs
influencée, dans ce contexte, par son père, par Zhang Ailing,
mais aussi par l’écrivain et politicien Hu Lancheng (胡兰成)
venu enseigner à Taiwan en 1974
.
Sa carrière d’enseignant fut brève, cependant, en raison de son
passé collaborationniste, mais il devint alors le mentor de la
famille Chu dont les filles furent ses disciples.
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Chu Tien-hsin, ses parents et ses
sœurs avec Hu Lancheng en 1976 |
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En 1976, en effet, une maison d’édition ayant réédité l’un des
ouvrages de Hu Lancheng initialement publié dans les années
1950, le livre suscita des polémiques si houleuses que
l’université fut obligée de le limoger et de le renvoyer du
campus. Chu Hsi-ning lui loua alors l’appartement d’un voisin
qui venait de déménager et Hu Lancheng s’installa près de chez
eux, devenant le professeur privé des filles. Cela ne dura que
six mois avant qu’il soit contraint de quitter l’île et de
partir au Japon. Mais cette courte période suffit à marquer les
esprits des trois filles de manière déterminante, surtout les
deux aînées. Chu Hsi-ning a expliqué qu’à l’époque c’était la
littérature occidentale qui était à la mode à Taiwan, alors que
la littérature classique chinoise était considérée comme
terriblement ennuyeuse ; Hu Lancheng leur a donné le goût de
cette littérature.
C’est
alors, parce que Hu Lancheng ne trouvait plus d’éditeur, que
Chu Hsi-ning créa les éditions Sansan chufang (三三書坊),
et la revue Sansan jikan (三三集刊),
le double-trois étant à la fois symbole des Trois principes du
peuple (三民主义)
de Sun Yat-sen et de la Sainte Trinité, la famille étant
d’obédience protestante. La rédaction du journal fut confiée à
Chu Tien-hsin et à sa sœur aînée. L’influence de Hu Lancheng
continua de s’exercer même après son départ au Japon,
pratiquement jusqu’à sa mort en 1981.
Engagement politique
Jeune,
sous l’influence de sa vénération pour Tchang Kai-chek, Chu
Tien-hsin exprime dans ses premiers récits sa foi dans la
reconquête du Continent perdu.
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Le numéro d’août 1978 du Sansan
jikan |
Par
ailleurs, cependant, elle a été marquée dès sa petite enfance
par les questions identitaires. Elle a raconté
que sa mère
Liu Mu-sha (刘慕沙)
était d’une famille hakka de Miaoli (苗栗),
au nord-ouest de l’île ; son grand-père maternel était médecin
de village. Quand elle a eu deux ans, sa mère a donné naissance
à une troisième fille, et
Tien-hsin
a été envoyée chez ses grands-parents, dans un village hakka. Il
n’y avait pas de problèmes ethniques à Taiwan, dit-elle,
jusqu’à ce que Lee Teng-hui (李登輝)
s’empare de la question ethnique pour attaquer ses rivaux
politiques et résoudre les conflits à l’intérieur du Parti
.
Wo jide,
(Je me souviens) |
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Lors de la
campagne électorale de 2004, avec son mari, l’écrivain Tang Nuo
(唐诺)
,
et Hou Hsiao-hsien, elle a participé à une Alliance pour
l’égalité ethnique qui avait pour but de lutter contre
l’utilisation des questions ethniques par les partis en lice,
Guomingdang et Parti démocrate progressiste.
Cet
engagement se traduit dans une première partie de son œuvre. Ses
œuvres plus récentes ont cependant évolué vers des formes et
contenus s’éloignant de la politique en travaillant sur la
mémoire et le rapport au temps et à l’espace : la mémoire est
appelée à reconstituer la continuité du temps historique en
comblant la brèche créée par la levée de la loi martiale en
1987. Le premier titre de son cycle de nouvelles politiques
après 1987 est emblématique : « Je me souviens » (Wo jide
《我記得》)
sorti en 1989.
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Une
œuvre originale
Préoccupations politiques
En 1976 et
1981, Chu Tien-hsin a obtenu le prix littéraire décerné par le
supplément littéraire du United Daily News (Lianhe bao Fukan 《聯合報》副刊) ;
la deuxième fois, c’était pour sa novella (zhongpian
xiaoshuo) « Wei Liao » (《未了》)
– littéralement « Inachevé » - qui dépeint la vie dans un
village de garnison dix ans avant « « À mes frères du village de
garnison ». Quand elle est partie du village, Chu Tien-hsin ne
pensait pas que c’était pour toujours ; elle croyait pouvoir y
revenir, rendre visite à ses amis qui y restaient. Mais, par la
suite, le quartier a été détruit et la communauté s’est
dispersée. Quand elle y est revenue, il n’en restait rien ni
personne. Quant à elle, les Taïwanais de sa génération la
considéraient comme une immigrante de deuxième génération, et en
tant que telle étrangère, privée de légitimité.
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Inachevé
Weiliao |
Après la
levée de la loi martiale, elle a écrit une série de nouvelles
sur des thèmes politiques qui offrent une image contrastée de
l’opposition au pouvoir à Taiwan, du « Décameron » (《十日談》)
et des « Dix-neuf jours du nouveau parti » (《新黨十九日》)
en 1988 à « Délivrance du Bouddha » (《佛滅》)
en 1989 et « Il était une fois Urashima Taro » (《從前從前有個浦島太郎》)
en 1990.
Son « Décameron »
est inspiré (pour la forme) de celui de Boccace : il est
construit comme une suite de dix récits de dix jeunes gens qui
échangent leurs histoires pendant dix jours alors qu’ils
séjournent à la campagne. C’est une sorte de dialogue sur la
démocratie à partir des expériences de quatre d’entre eux d’où
se dégage une impression de désillusion sur le processus
démocratique et l’engagement politique. L’atmosphère est
oppressante. « Les dix-neuf jours du nouveau parti »
donne une image dérisoire de la vie politique, réduite à une
lutte pour protéger les intérêts de quelques petits
boursicoteurs, la crise boursière offrant à une femme au foyer
l’occasion de sortir de son terne quotidien qui apparaît plus
fermé que jamais.
Récit
polémique relevant d’un genre lancé par le romancier
Chang Ta-chun (張大春)
associant fiction et actualité en brouillant les frontières
entre les deux (xinwen xiaoshuo
新聞小說),
« La délivrance du Bouddha » a suscité de vives
controverses à sa sortie, car il y est fait allusion à des
personnages réels, aisément reconnaissables. Elle a aujourd’hui
perdu beaucoup de son intérêt, ancré dans l’actualité. La
nouvelle suivante, « Il était une fois Urashima Taro »,
retient aujourd’hui bien plus l’attention. Inspirée d’une
légende japonaise
,
elle montre l’aliénation d’un militant politique inspiré dans sa
jeunesse par les idéaux d’égalité de Gorki et de Pouchkine et
condamné à trente ans de prison ; quand il en sort, il a perdu
ses repères et finit étranger dans sa propre famille, obsédé par
une paranoïa qui lui fait voir des espions partout.
À ces
écrits de fiction, il faut aussi ajouter les quatre recueils
d’essais (sanwen ji
散文集)
qui jalonnent la période après 1989, sur les mêmes thèmes,
politique et mémoire :
-
Conversations autour d’un thé l’après-midi (Xiawucha huati《下午茶話題》) ;
- Mengmeng
apprend à voler (Xuefei de Mengmeng 《學飛的盟盟》),
souvenirs de sa fille enfant ;
- Notes
hebdomadaires d’une romancière sur la politique (Xiaoshuojia
de zhengzhi zhouji
《小說家的政治周記》),
recueil d’articles sur l’actualité parus dans la presse ;
- Avant
mes 22 ans (Ershi’er sui zhiqian
《二十二歲之前》).
Chu
Tien-hsin ne se borne d’ailleurs pas à exprimer ses idées et à
formuler ses critiques par le biais de la littérature ; en 1991,
elle adhère au Parti socio-démocratique chinois (Zhonghua
shemindang
中華社民黨),
pour se désolidariser du Guomingdang présidé par Lee Teng-hui à
partir de 1988. En 2004, elle milite dans l’Alliance pour
l’égalité ethnique, aux côtés de
Hou
Hsiao-hsien.
Au-delà
de la politique
Elle n’a
cependant pas écrit que des textes à thématique politique.
L’inspiration littéraire est très présente pendant ces années
post-loi martiale. Outre le « Décameron », quatre autres
nouvelles ont pour titre celui d’une œuvre littéraire célèbre
(des novellas à une exception près, adaptées au cinéma), le tout
s’éloignant de la politique :
- « L’année
dernière à Marienbad » (《去年在马伦巴》)
en 1989 : d’après le « ciné-roman » d’Alain Robbe-Grillet publié
en 1961 et le film d’Alain Resnais sorti la même année. Dans la
nouvelle de Chu Tien-hsin, le personnage principal est un petit
papetier venu de Hong Kong, isolé du monde extérieur dans une
boutique qui ressemble à celle d’un chiffonnier et où le temps
semble cesser de s’écouler : homme immobile dans un monde clos
comme l’hôtel de Marienbad.
- « Mort
à Venise » (《威尼斯之死》)
en 1992 : d’après la novella de Thomas Mann datant de 1912 et le
film de Luchino Visconti sorti en 1971. La nouvelle de Chu
Tien-hsin est une métafiction : le narrateur est un romancier
qui explique le roman qu’il est en train d’écrire, intitulé
« Mort à Venise » car son personnage se suicide dans un café
nommé Venise.
- « Chronique d’une mort annoncée » (《預知死亡紀事》)
en 1992 : d’après la novella de Gabriel García Márquez publiée
en 1981 et adaptée au cinéma par Francesco Rosi en 1987. Le
récit de García Márquez relate en flashback l’assassinat de
Santiago Nasar, le narrateur jouant le rôle d’un détective
reconstituant les raisons du meurtre. La nouvelle de Chu
Tien-hsin en reprend l’atmosphère en prenant le titre dans son
sens littéral : elle campe des « vieilles âmes » (lao linghun
老灵魂)
hantées par la pensée obsédante du caractère inéluctable de la
mort, et de la vie comme préparation à la mort. |
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Le recueil « À mes frères de garnison
»
(éd. 2002) |
- « Breakfast
at Tiffany’s » (《蒂凡尼的早餐》)
en 1995 : d’après la novella de Truman Capote publiée en 1958 et
adaptée au cinéma en 1961 par Blake Edwards. Ici, ce sont les
diamants de la bijouterie Tiffany qui sont au cœur du récit de
Chu Tien-hsin : pour la narratrice-journaliste, après neuf ans
de travail, la possession d’un de ces diamants serait la marque
de sa libération du sentiment d’aliénation qui la hante. La
nouvelle est une satire du fétichisme de l’objet marchand et de
l’analyse marxiste de la société de consommation.
À la
recherche du passé
Le style
et la thématique de Chu Tien-hsin ont ensuite évolué vers une
sorte d’anthropologie urbaine de fiction, ou une archéologie de
la mémoire nourrie de déambulations dans la ville de Taipei, à
la recherche de ses souvenirs pour étayer sa quête identitaire.
C’est le thème d’« Ancienne
capitale » (《古都》),
publié en 1997, c’est-à-dire aussitôt après la première élection
présidentielle (au suffrage universel direct) qui porta Lee
Teng-hui à la présidence. C’est une œuvre difficile à définir,
ni roman ni essai, tenant de l’un et de l’autre, disons
« récit » comme ont choisi de dire les traducteurs français,
Le recueil Gudu 《古都》 |
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Le récit
est inspiré du roman
de Yasunari Kawabata « Kyôto »
(《古都》).
Il s’agit d’un voyage entre Taipei et Kyoto à la recherche du
Taipei disparu de l’enfance de l’auteure, celui du temps rêvé de
la colonie japonaise. Kyoto ayant préservé le passé, comme une
vitrine pour touristes, la vieille ville propose une image en
miroir de la Taipei ancienne, celle de 1970, celle que cherche à
retrouver la narratrice sous la ville moderne où elle ne
reconnaît rien : c’est la ville des souvenirs contre la ville du
présent. Le récit est une lecture du paysage urbain, et une
lecture minutieuse qui tient du catalogue car c’est le nom même
des lieux qui porte le souvenir obsédant d’un passé idéalisé où
tout était plus beau : « En ce temps-là.. En ce temps-là… »
Mais, au gré des destructions, la capitale s’est muée en une
ville sans mémoire, un espace en mutation à la recherche de
lui-même où l’on ne peut que se perdre : un « non-lieu ».
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Récit
hybride et fragmenté d’un rendez-vous manqué avec un double
incertain, non-roman qui marque l’incertitude identitaire et la
crise de l’individu privé de la possibilité de s’identifier à
l’espace qui lui était familier, « Ancienne capitale » marque un
tournant dans l’œuvre et la pensée de l’auteure, tournant encore
affirmé après la mort de son père en 1998.
Écriture apolitique de la mémoire
La mémoire
est en fait le fil thématique qui jalonne l’œuvre de Chi
Tien-hsin depuis les récits sur les villages de garnison jusqu’à
aujourd’hui.
Le
tournant des années 2000
Avec le
recueil de cinq nouvelles « Le Flâneur » (《漫遊者》),
en 2000, la dimension socio-politique taïwanaise disparaît : le
recueil est un voyage historique imaginaire, au bord de
l’angoisse. Il reflète en fait la douleur provoquée par la
disparition du père, en 1998, suscitant un imaginaire hanté par
la mort, comme dans « Mort à Venise », mais ici personnel : « La
mort est aujourd’hui assise devant moi … » (死亡今天就坐在我面前)
dit, à la fin de la deuxième partie, le premier vers d’un poème
qui sert de leitmotiv.
En même
temps, le retour vers l’histoire et la méditation sur la mort
pour tenter de mieux la comprendre se concluent simplement non
sur un constat d’échec mais sur une suspension du récit : « il y
a une coupure d’électricité, dit quelqu’un (停電了,有人說。) ».
Fondu au noir, comme on dit au cinéma. Voyage inutile,
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Le flâneur 《漫遊者》 |
impossibilité de rejoindre le père, sauf dans le rêve. Le voyage
dans l’au-delà qui est voyage intérieur ramène finalement aux
souvenirs d’enfance. Impossible cependant de remonter le temps
de l’Histoire, il faut aller ailleurs, l’imaginaire déroulant
alors un voyage comme un pèlerinage en des lieux lointains, mais
qui ramènent in fine au bonheur perdu de l’enfance, au temps de
l’insouciance, à l’espoir du temps sans histoire. Interrompu par
la coupure d’électricité qui ramène l’ombre de la mort.
« Le
Flâneur » reflète une crise existentielle liée à la dissolution
du sentiment du lieu comme support identitaire, lieu de
transition devenu lieu de fuite et d’exil.
Publiée en
2006, la nouvelle « Dernier regard vers la cité du sud »
(《南都一望》)
marque une dernière plongée dans les préoccupations politiques.
C’est un « dernier regard » sur les conflits politiques, cette
fois autour des idées indépendantistes, sous la forme d’une
sorte de récit, ou fable, d’anticipation avec une île divisée en
deux : un Nord et un Sud où les Waishengren regroupés
dans le Nord sont victimes de discrimination ; privés de tous
leurs droits, y compris de se marier avec des membres d’autres
groupes ethniques, ils doivent rédiger des confessions exprimant
leur amour de la patrie. Si cette législation est inspirée des
lois de Nüremberg de 1935, les confessions rappellent les
autocritiques demandées aux « contre-révolutionnaires » pendant
la période maoïste en Chine continentale. La nouvelle reflète la
même paranoïa collective en interrogeant l’avenir.
Le
tournant de 2010
L’amour au temps des lotus en fleur |
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L’œuvre de
Chu Tien-hsin prend une nouvelle orientation au début des années
2010 avec le roman « L’amour au temps des lotus en fleur au
début de l’été » (《初夏荷花时期的爱情》)
publié en 2010
et couronné en 2011 du prix littéraire TIBE. Le récit était
distingué pour avoir réintroduit le terme et le thème de l’amour
dans la littérature taïwanaise, mais c’était dans une
perspective assez sombre : l’histoire d’un couple qui vieillit,
dans l’habitude l’un de l’autre, sans crise, mais sans amour et
sans joie. La femme est à nouveau « tu », et « tu » découvre un
jour par hasard, lors d’un rangement, un vieux journal que
tenait son mari dans sa jeunesse. Resurgit alors l’amour
d’autrefois, révolu, mais qui vient de nouveau illuminer le
présent.
La
construction est particulièrement intéressante : la nouvelle est
en treize courts chapitres, précédés d’un prologue. La brièveté
de ces chapitres semble traduire
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sur le
papier le silence qui prévaut dans les relations entre les deux
personnages. Le texte semble même s’effilocher vers la fin, avec
cinq chapitres « inexistants » (不存在的篇章),
les trois derniers (III, IV et V) tenant sur une même page. Le
chapitre final, « Sur l’autre rive » (《彼岸世界》),
joue sur l’image de la mort et l’imaginaire du passé.
Comme
souvent chez Chu Tien-hsin, c’est d’une scène d’un film que la
nouvelle est inspirée : un film de 1953 d’Ozu – « Voyage à
Tokyo » (Tokyo monogatari 《東京物語》)
: un vieux couple est debout sur un pont, le regard perdu dans
le lointain, sans que l’on sache ce qu’ils peuvent bien penser
.
« Tu » a vu le film quand elle était plus jeune et tente de
percer le mystère de cette scène. Dans la nouvelle, un pas est
franchi : il ne s’agit plus d’amours de jeunesse comme au début
de l’œuvre de Chu Tien-hsin, mais d’une interrogation sur
l’usure du temps, et l’usure de l’amour au fil du temps. L’amour
de jeunesse offre une promesse d’idéal et de continuité pour la
vieillesse, à moins qu’il s’agisse tout simplement d’un amour
pour la jeunesse d’une écrivaine ayant atteint la cinquantaine.
Traductions en
français
Nouvelles et novellas
- À mes
frères du village de garnison《想我眷村的兄弟們》
(1992), trad. Olivier Bialais, in À mes frères du village de
garnison : anthologie de nouvelles taïwanaises contemporaines,
Angel Pino & Isabelle Rabut (éd.), Bleu de Chine, coll. Lettres
taïwanaises, 2001, pp. 93-129.
- Je me souviens《我記得》(1987)
/
Le Dernier Train pour Tamsui《淡水最後列車》(1984)
/ Le Chevalier de la Mancha 《拉曼查志士》(1994)
in Anthologie de la famille Chu, trad. Angel Pino et
Isabelle Rabut,
Christian Bourgois, coll. « Lettres taïwanaises », Paris, 2004,
pp. 227-272/ 273-310
- Dix-neuf jours du nouveau parti (1989), trad.
Angel Pino
et Isabelle Rabut, in : Félix s’inquiète pour le pays et
autres nouvelles taïwanaises. Anthologie historique de la prose
romanesque taïwanaise moderne, vol. 4, You Feng, 2018, pp.
193-253.
-
Ancienne
capitale《古都》(1997), trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, Actes
Sud, coll. « Lettres taïwanaises », avril 2022, 192 p
Traductions en anglais
Nouvelles
- Waves Scour the Sands
《浪淘沙》(1976),
trad. Fran Martin, Renditions, Spring 2005.
- The Last Train to Tamshui
《淡水最後列車》
(1984), trad. Michelle Yeh, The Chinese Pen, Spring 1988.
- Nineteen Days of the New Party
《新黨十九日》
(1988), trad. Martha Cheung, in :
City Women: Contemporary Taiwan Women Writers,
the Chinese University of Hong Kong, 2001.
-
In Remembrance of My Buddies from the Military Compound
《想我眷村的兄弟們》(1992),
trad. Michelle Wu, in :
The Last of the Whampoa Breed: Stories of the Chinese Diaspora,
Columbia University Press, 2005.
- A Story of Spring Butterflies
《春風蝴蝶之事》
(1992), trad. Fran Martin, in : Angelwings: Contemporary
Queer Fiction from Taiwan. University of Hawai’I Press,
2003.
- Li Chiapao
《李家寶》(2001),
trad. Shou-Fang Hu-Moore, The Chinese Pen, Winter 2006.
- The Fling
《偷情》(2010),
trad. Chris Wen-chao Li, The Taipei Chinese Pen, Spring 2011.
Recueil de nouvelles
- Old Capital, a Novel of Taipei 《古都》,
trad. Howard Goldblatt, Columbia University Press, 2007, 236 p.
Il s’agit d’un recueil qui comporte quatre nouvelles, plus la
novella du titre :
Death in Venice / Man of la Mancha / Breakfast at Tiffany’s /
Hungarian Water / The Old Capital
Dans la première nouvelle, Venise est en fait le nom d’un café à
Taipei. « Man of la Mancha » relate les divagations d’un
homosexuel qui se balade dans les rues de Taipei. « Breakfast at
Tiffany » aligne les réflexions décalées d’une femme sur
l’argent et son pouvoir, avec citations de Marx à l’appui.
« Hungarian Water » est une discussion entre deux amis dans un
café sur les odeurs et les senteurs, le titre étant une
référence (apparente) au nom d’un parfum.
Chaque titre fait référence à une œuvre littéraire : Thomas Mann
(Mort à Venise), Cervantes (Man of la Mancha), Truman Capote
(Breakfast at Tiffany’s), The Waste Land de T.S. Eliot
(Hungarian Water), Kawabata (Old Capital). Voir ci-dessus.
Adaptation au cinéma
Women
de tiankong
(《我们的天空》) :
film adapté de la nouvelle « Last Train to Tamshui » (《淡水最後列車》),
réalisé par Ko I-chen (柯一正),
sorti en 1986.
Documentaire
Wo jide, I
Remember (《我記得
I Remember》),
documentaire littéraire de 2022 sur les deux sœurs Chu Tien-wen
et Chu Tien-hsin (文學朱家紀錄片),
réalisé par Lin Chun-ying (林俊頴)
et produit par Hou Hsiao-hsien.
Trailer :
https://www.youtube.com/watch?v=p1KqOOpSbZY&t=1s
Bibliographie
Temps et
mémoire dans l’œuvre de Chu T’ien-hsin, une quête de la
subjectivité insulaire dans le roman taïwanais après 1987 -
thèse de doctorat en Etudes chinoises de Fang-hwey Sécher
(Chen), sous la direction de Gregory B. Lee, soutenue le
28.09.2012 à Lyon 3.
[La thèse s’intéresse au rapport entre temps et mémoire dans la
littérature taïwanaise au lendemain de la levée de la loi
martiale, en 1987
Thèse en
ligne :
https://scd-resnum.univ-lyon3.fr/out/theses/2012_out_chen_f.pdf
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