Auteurs de a à z

 
 
 
     

 

 

Chu T’ien-hsin 朱天心

Présentation

par Brigitte Duzan, 2 mai 2022

 

Fille de Chu Hsi-ning (朱西甯/) et sœur cadette de Chu Tien-wen (朱天文), Chu Tien-hsin est l’une des grandes écrivaines taïwanaises de la génération née dans les années 1950. Son œuvre, qui couvre la période des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, est essentiellement axée sur la forme courte, nouvelles, novellas et essais.

 

Premiers pas : contexte et influences

 

Née en mars 1958 à Kaohsiung (高雄), Chu Tien-hsin a fait des études d’histoire à l’université nationale de Taiwan. Elle a commencé à écrire au lycée et ses premières publications datent de 1977, l’année de son entrée à l’université : la nouvelle « Des journées dans l’arche » (《方舟上的日子》) et un long essai, « Chant martelant le sol » (《击壤歌》).

 

Chu Tien-hsin

 

Contexte

 

Quand elle a commencé à écrire, dans les années 1970, la scène littéraire taïwanaise était dominée par ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature du terroir » (乡土文学), mouvement fondé sur l’attachement nostalgique à leurs racines des écrivains venus du Continent dans le grand exode de l’armée nationaliste et sur leur espoir, tournant au fantasme, de reconquérir le pays perdu et de reconstruire la civilisation chinoise. À l’instar de Shen Congwen (沈从文), leur grand modèle, ils écrivaient d’un même élan des textes empreints de l’amour de la terre natale, avec une vision émue et idéalisée de la ruralité. C’était en particulier le cas du père de Chu Tien-hsin, Chu Hsi-ning (朱西甯/).

 

Puis, lorsque, en janvier 1979, Pékin et Washington eurent noué des relations diplomatiques, le gouvernement chinois renonça au slogan de « libérer [Taiwan] par la force » (wuli jiefang 武力解放) et adopta une politique de « réunification pacifique », avec un projet défini par Deng Xiaoping comme « un pays, deux systèmes » (一国两制). À Taiwan, Chiang Ching-kuo doit alors renoncer au fondement de la légitimité du pouvoir de son père : reconquérir le Continent » (fangong dalu 反攻大陆). Il oriente sa vision de l’avenir dans un esprit d’héritage de la pensée de Sun Yat-sen : une « Chine réunifiée dans l’esprit des trois principes du peuple » (Sanminzhuyi tongyi Zhongguo 三民主义统一中国).

 

Chu Tien-hsin jeune

 

Dans ce contexte est née et s’est développée, dans les années 1980 et 1990, un courant nommé « littérature des villages de garnison » (juancun wenxue 眷村文学), en référence aux villages construits à la hâte pour loger les familles de soldats de l’armée nationaliste débarqués dans l’île ; mais comme ils étaient censés repartir très vite, c’étaient des bâtiments provisoires, constituant une Chine en miniature avec un mode de vie et une culture spécifiques. Ces villages ont été démantelés à partir de 1979, quand il est devenu clair que l’idée de « reconquête » était un leurre, donnant naissance à un sentiment de nostalgie et de de désillusion. La nouvelle de Chu Tien-hsin « À mes frères des village de garnison » (想我眷村的兄弟們), publiée en 1992, est un exemple-type de ce courant littéraire ; mais le village de son enfance faisait déjà presque figure de rêve d’une existence antérieure.

 

L’amour n’était pas alors un thème à l’ordre du jour. Zhang Ailing elle-même était critiquée comme écrivaine sentimentale, relevant de l’école des canards mandarins et papillons (鸳鸯蝴蝶派). À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les œuvres de littérature féminine relevaient pour beaucoup d’une approche conservatrice privilégiant les narrations sentimentales, ce qui leur valut d’être rangées sous l’étiquette condescendante de « littérature de boudoir » (guixiu wenxue 闺秀文学), telles les romances populaires de Qiong Yao (瓊瑤).

 

C’est dans cet univers en profonde mutation que Chu Tien-hsin a dû se redéfinir, et encore plus après la levée de la loi martiale en 1987. Elle était dans une situation inconfortable : née à Taiwan, mais considérée comme faisant partie des « natifs de l’étranger » (waishengren 外生人), de la deuxième génération dans son cas, bien qu’étant née sur le sol taïwanais [1].

 

Influences

 

Au début de sa carrière d’écrivaine, elle a été comme ses sœurs influencée, dans ce contexte, par son père, par Zhang Ailing, mais aussi par l’écrivain et politicien Hu Lancheng (胡兰成) venu enseigner à Taiwan en 1974 [2]. Sa carrière d’enseignant fut brève, cependant, en raison de son passé collaborationniste, mais il devint alors le mentor de la famille Chu dont les filles furent ses disciples.

 

 

Chu Tien-hsin, ses parents et ses sœurs avec Hu Lancheng en 1976

 

 

En 1976, en effet, une maison d’édition ayant réédité l’un des ouvrages de Hu Lancheng initialement publié dans les années 1950, le livre suscita des polémiques si houleuses que l’université fut obligée de le limoger et de le renvoyer du campus. Chu Hsi-ning lui loua alors l’appartement d’un voisin qui venait de déménager et Hu Lancheng s’installa près de chez eux, devenant le professeur privé des filles. Cela ne dura que six mois avant qu’il soit contraint de quitter l’île et de partir au Japon. Mais cette courte période suffit à marquer les esprits des trois filles de manière déterminante, surtout les deux aînées. Chu Hsi-ning a expliqué qu’à l’époque c’était la littérature occidentale qui était à la mode à Taiwan, alors que la littérature classique chinoise était considérée comme terriblement ennuyeuse ; Hu Lancheng leur a donné le goût de cette littérature.

 

C’est alors, parce que Hu Lancheng ne trouvait plus d’éditeur, que Chu Hsi-ning créa les éditions Sansan chufang (三三書坊), et la revue Sansan jikan (三三), le double-trois étant à la fois symbole des Trois principes du peuple (三民主义) de Sun Yat-sen et de la Sainte Trinité, la famille étant d’obédience protestante. La rédaction du journal fut confiée à Chu Tien-hsin et à sa sœur aînée. L’influence de Hu Lancheng continua de s’exercer même après son départ au Japon, pratiquement jusqu’à sa mort en 1981.  

 

Engagement politique

 

Jeune, sous l’influence de sa vénération pour Tchang Kai-chek, Chu Tien-hsin exprime dans ses premiers récits sa foi dans la reconquête du Continent perdu.

 

 

Le numéro d’août 1978 du Sansan jikan

Par ailleurs, cependant, elle a été marquée dès sa petite enfance par les questions identitaires. Elle a raconté [3] que sa mère Liu Mu-sha (刘慕沙) était d’une famille hakka de Miaoli (苗栗), au nord-ouest de l’île ; son grand-père maternel était médecin de village. Quand elle a eu deux ans, sa mère a donné naissance à une troisième fille, et Tien-hsin a été envoyée chez ses grands-parents, dans un village hakka. Il n’y avait pas de problèmes ethniques à Taiwan, dit-elle,  jusqu’à ce que Lee Teng-hui (李登輝) s’empare de la question ethnique pour attaquer ses rivaux politiques et résoudre les conflits à l’intérieur du Parti [4].

  

Wo jide, (Je me souviens)

 

Lors de la campagne électorale de 2004, avec son mari, l’écrivain Tang Nuo (唐诺) [5], et Hou Hsiao-hsien, elle a participé à une Alliance pour l’égalité ethnique qui avait pour but de lutter contre l’utilisation des questions ethniques par les partis en lice, Guomingdang et Parti démocrate progressiste.

 

Cet engagement se traduit dans une première partie de son œuvre. Ses œuvres plus récentes ont cependant évolué vers des formes et contenus s’éloignant de la politique en travaillant sur la mémoire et le rapport au temps et à l’espace : la mémoire est appelée à reconstituer la continuité du temps historique en comblant la brèche créée par la levée de la loi martiale en 1987. Le premier titre de son cycle de nouvelles politiques après 1987 est emblématique : « Je me souviens » (Wo jide 我記得) sorti en 1989.

 

Une œuvre originale

 

Préoccupations politiques

 

En 1976 et 1981, Chu Tien-hsin a obtenu le prix littéraire décerné par le supplément littéraire du United Daily News (Lianhe bao Fukan 聯合報副刊) ; la deuxième fois, c’était pour sa novella (zhongpian xiaoshuo) « Wei Liao » (《未) – littéralement « Inachevé » - qui dépeint la vie dans un village de garnison dix ans avant « « À mes frères du village de garnison ». Quand elle est partie du village, Chu Tien-hsin ne pensait pas que c’était pour toujours ; elle croyait pouvoir y revenir, rendre visite à ses amis qui y restaient. Mais, par la suite, le quartier a été détruit et la communauté s’est dispersée. Quand elle y est revenue, il n’en restait rien ni personne. Quant à elle, les Taïwanais de sa génération la considéraient comme une immigrante de deuxième génération, et en tant que telle étrangère, privée de légitimité.

 

Inachevé Weiliao

 

Après la levée de la loi martiale, elle a écrit une série de nouvelles sur des thèmes politiques qui offrent une image contrastée de l’opposition au pouvoir à Taiwan, du « Décameron » (十日談》) et des « Dix-neuf jours du nouveau parti » (新黨十九日) en 1988 à « Délivrance du Bouddha » (佛滅) [6] en 1989 et « Il était une fois Urashima Taro » (從前從前有個浦島太郎》) en 1990.

 

Son « Décameron » est inspiré (pour la forme) de celui de Boccace : il est construit comme une suite de dix récits de dix jeunes gens qui échangent leurs histoires pendant dix jours alors qu’ils séjournent à la campagne. C’est une sorte de dialogue sur la démocratie à partir des expériences de quatre d’entre eux d’où se dégage une impression de désillusion sur le processus démocratique et l’engagement politique. L’atmosphère est oppressante. « Les dix-neuf jours du nouveau parti » donne une image dérisoire de la vie politique, réduite à une lutte pour protéger les intérêts de quelques petits boursicoteurs, la crise boursière offrant à une femme au foyer l’occasion de sortir de son terne quotidien qui apparaît plus fermé que jamais.

 

Récit polémique relevant d’un genre lancé par le romancier Chang Ta-chun (張大春) associant fiction et actualité en brouillant les frontières entre les deux (xinwen xiaoshuo 新聞小說), « La délivrance du Bouddha » a suscité de vives controverses à sa sortie, car il y est fait allusion à des personnages réels, aisément reconnaissables. Elle a aujourd’hui perdu beaucoup de son intérêt, ancré dans l’actualité. La nouvelle suivante, « Il était une fois Urashima Taro », retient aujourd’hui bien plus l’attention. Inspirée d’une légende japonaise [7], elle montre l’aliénation d’un militant politique inspiré dans sa jeunesse par les idéaux d’égalité de Gorki et de Pouchkine et condamné à trente ans de prison ; quand il en sort, il a perdu ses repères et finit étranger dans sa propre famille, obsédé par une paranoïa qui lui fait voir des espions partout.   

 

À ces écrits de fiction, il faut aussi ajouter les quatre recueils d’essais (sanwen ji 散文集) qui jalonnent la période après 1989, sur les mêmes thèmes, politique et mémoire :

- Conversations autour d’un thé l’après-midi (Xiawucha huati下午茶話題) ;

- Mengmeng apprend à voler (Xuefei de Mengmeng學飛的盟盟), souvenirs de sa fille enfant ;

- Notes hebdomadaires d’une romancière sur la politique (Xiaoshuojia de zhengzhi zhouji 小說家的政治周記), recueil d’articles sur l’actualité parus dans la presse ;

- Avant mes 22 ans (Ershi’er sui zhiqian 二十二歲之前).

 

Chu Tien-hsin ne se borne d’ailleurs pas à exprimer ses idées et à formuler ses critiques par le biais de la littérature ; en 1991, elle adhère au Parti socio-démocratique chinois (Zhonghua shemindang 中華社民), pour se désolidariser du Guomingdang présidé par Lee Teng-hui à partir de 1988. En 2004, elle milite dans l’Alliance pour l’égalité ethnique, aux côtés de Hou Hsiao-hsien.

 

Au-delà de la politique

 

Elle n’a cependant pas écrit que des textes à thématique politique. L’inspiration littéraire est très présente pendant ces années post-loi martiale. Outre le « Décameron », quatre autres nouvelles ont pour titre celui d’une œuvre littéraire célèbre (des novellas à une exception près, adaptées au cinéma), le tout s’éloignant de la politique :

- « L’année dernière à Marienbad » (《去年在马伦巴》) en 1989 : d’après le « ciné-roman » d’Alain Robbe-Grillet publié en 1961 et le film d’Alain Resnais sorti la même année. Dans la nouvelle de Chu Tien-hsin, le personnage principal est un petit papetier venu de Hong Kong, isolé du monde extérieur dans une boutique qui ressemble à celle d’un chiffonnier et où le temps semble cesser de s’écouler : homme immobile dans un monde clos comme l’hôtel de Marienbad.

- « Mort à Venise » (《威尼斯之死》) en 1992 : d’après la novella de Thomas Mann datant de 1912 et le film de Luchino Visconti sorti en 1971. La nouvelle de Chu Tien-hsin est une métafiction : le narrateur est un romancier qui explique le roman qu’il est en train d’écrire, intitulé « Mort à Venise » car son personnage se suicide dans un café nommé Venise.

- « Chronique d’une mort annoncée » (預知死亡紀事) en 1992 : d’après la novella de Gabriel García Márquez publiée en 1981 et adaptée au cinéma par Francesco Rosi en 1987. Le récit de García Márquez relate en flashback l’assassinat de Santiago Nasar, le narrateur jouant le rôle d’un détective reconstituant les raisons du meurtre. La nouvelle de Chu Tien-hsin en reprend l’atmosphère en prenant le titre dans son sens littéral : elle campe des « vieilles âmes » (lao linghun ) hantées par la pensée obsédante du caractère inéluctable de la mort, et de la vie comme préparation à la mort.

 

Le recueil « À mes frères de garnison »

(éd. 2002)

- « Breakfast at Tiffany’s » (《蒂凡尼的早餐》) en 1995 : d’après la novella de Truman Capote publiée en 1958 et adaptée au cinéma en 1961 par Blake Edwards. Ici, ce sont les diamants de la bijouterie Tiffany qui sont au cœur du récit de Chu Tien-hsin : pour la narratrice-journaliste, après neuf ans de travail, la possession d’un de ces diamants serait la marque de sa libération du sentiment d’aliénation qui la hante. La nouvelle est une satire du fétichisme de l’objet marchand et de l’analyse marxiste de la société de consommation.

 

À la recherche du passé

 

Le style et la thématique de Chu Tien-hsin ont ensuite évolué vers une sorte d’anthropologie urbaine de fiction, ou une archéologie de la mémoire nourrie de déambulations dans la ville de Taipei, à la recherche de ses souvenirs pour étayer sa quête identitaire. C’est le thème d’« Ancienne capitale » (《古都》), publié en 1997, c’est-à-dire aussitôt après la première élection présidentielle (au suffrage universel direct) qui porta Lee Teng-hui à la présidence.  C’est une œuvre difficile à définir, ni roman ni essai, tenant de l’un et de l’autre, disons « récit » comme ont choisi de dire les traducteurs français,

 

Le recueil Gudu 《古都》

 

Le récit est inspiré du roman de Yasunari Kawabata « Kyôto » (《古都》). Il s’agit d’un voyage entre Taipei et Kyoto à la recherche du Taipei disparu de l’enfance de l’auteure, celui du temps rêvé de la colonie japonaise. Kyoto ayant préservé le passé, comme une vitrine pour touristes, la vieille ville propose une image en miroir de la Taipei ancienne, celle de 1970, celle que cherche à retrouver la narratrice sous la ville moderne où elle ne reconnaît rien : c’est la ville des souvenirs contre la ville du présent. Le récit est une lecture du paysage urbain, et une lecture minutieuse qui tient du catalogue car c’est le nom même des lieux qui porte le souvenir obsédant d’un passé idéalisé où tout était plus beau : « En ce temps-là.. En ce temps-là… » Mais, au gré des destructions, la capitale s’est muée en une ville sans mémoire, un espace en mutation à la recherche de lui-même où l’on ne peut que se perdre : un « non-lieu ».

 

Récit hybride et fragmenté d’un rendez-vous manqué avec un double incertain, non-roman qui marque l’incertitude identitaire et la crise de l’individu privé de la possibilité de s’identifier à l’espace qui lui était familier, « Ancienne capitale » marque un tournant dans l’œuvre et la pensée de l’auteure, tournant encore affirmé après la mort de son père en 1998.

 

Écriture apolitique de la mémoire

 

La mémoire est en fait le fil thématique qui jalonne l’œuvre de Chi Tien-hsin depuis les récits sur les villages de garnison jusqu’à aujourd’hui.

 

Le tournant des années 2000

 

Avec le recueil de cinq nouvelles « Le Flâneur » (漫遊者), en 2000, la dimension socio-politique taïwanaise disparaît : le recueil est un voyage historique imaginaire, au bord de l’angoisse. Il reflète en fait la douleur provoquée par la disparition du père, en 1998, suscitant un imaginaire hanté par la mort, comme dans « Mort à Venise », mais ici personnel : « La mort est aujourd’hui assise devant moi … » (死亡今天就坐在我面前) dit, à la fin de la deuxième partie, le premier vers d’un poème qui sert de leitmotiv.

 

En même temps, le retour vers l’histoire et la méditation sur la mort pour tenter de mieux la comprendre se concluent simplement non sur un constat d’échec mais sur une suspension du récit : « il y a une coupure d’électricité, dit quelqu’un (停電了,有人說。) ». Fondu au noir, comme on dit au cinéma. Voyage inutile,

 

Le flâneur 《漫遊者》

impossibilité de rejoindre le père, sauf dans le rêve. Le voyage dans l’au-delà qui est voyage intérieur ramène finalement aux souvenirs d’enfance. Impossible cependant de remonter le temps de l’Histoire, il faut aller ailleurs, l’imaginaire déroulant alors un voyage comme un pèlerinage en des lieux lointains, mais qui ramènent in fine au bonheur perdu de l’enfance, au temps de l’insouciance, à l’espoir du temps sans histoire. Interrompu par la coupure d’électricité qui ramène l’ombre de la mort. 

 

« Le Flâneur » reflète une crise existentielle liée à la dissolution du sentiment du lieu comme support identitaire, lieu de transition devenu lieu de fuite et d’exil.

 

Publiée en 2006, la nouvelle « Dernier regard vers la cité du sud » (南都一望) marque une dernière plongée dans les préoccupations politiques. C’est un « dernier regard » sur les conflits politiques, cette fois autour des idées indépendantistes, sous la forme d’une sorte de récit, ou fable, d’anticipation avec une île divisée en deux : un Nord et un Sud où les Waishengren regroupés dans le Nord sont victimes de discrimination ; privés de tous leurs droits, y compris de se marier avec des membres d’autres groupes ethniques, ils doivent rédiger des confessions exprimant leur amour de la patrie. Si cette législation est inspirée des lois de Nüremberg de 1935, les confessions rappellent les autocritiques demandées aux « contre-révolutionnaires » pendant la période maoïste en Chine continentale. La nouvelle reflète la même paranoïa collective en interrogeant l’avenir.

 

Le tournant de 2010

 

L’amour au temps des lotus en fleur

 

L’œuvre de Chu Tien-hsin prend une nouvelle orientation au début des années 2010 avec le roman « L’amour au temps des lotus en fleur au début de l’été » (《初夏荷花时期的爱情》) publié en 2010 [8] et couronné en 2011 du prix littéraire TIBE. Le récit était distingué pour avoir réintroduit le terme et le thème de l’amour dans la littérature taïwanaise, mais c’était dans une perspective assez sombre : l’histoire d’un couple qui vieillit, dans l’habitude l’un de l’autre, sans crise, mais sans amour et sans joie. La femme est à nouveau « tu », et « tu » découvre un jour par hasard, lors d’un rangement, un vieux journal que tenait son mari dans sa jeunesse. Resurgit alors l’amour d’autrefois, révolu, mais qui vient de nouveau illuminer le présent.   

 

La construction est particulièrement intéressante : la nouvelle est en treize courts chapitres, précédés d’un prologue. La brièveté de ces chapitres semble traduire

sur le papier le silence qui prévaut dans les relations entre les deux personnages. Le texte semble même s’effilocher vers la fin, avec cinq chapitres « inexistants » (不存在的篇章), les trois derniers (III, IV et V) tenant sur une même page. Le chapitre final, « Sur l’autre rive » (《彼岸世界》), joue sur l’image de la mort et l’imaginaire du passé. 

 

Comme souvent chez Chu Tien-hsin, c’est d’une scène d’un film que la nouvelle est inspirée : un film de 1953 d’Ozu – « Voyage à Tokyo » (Tokyo monogatari東京物語) : un vieux couple est debout sur un pont, le regard perdu dans le lointain, sans que l’on sache ce qu’ils peuvent bien penser [9]. « Tu » a vu le film quand elle était plus jeune et tente de percer le mystère de cette scène. Dans la nouvelle, un pas est franchi : il ne s’agit plus d’amours de jeunesse comme au début de l’œuvre de Chu Tien-hsin, mais d’une interrogation sur l’usure du temps, et l’usure de l’amour au fil du temps. L’amour de jeunesse offre une promesse d’idéal et de continuité pour la vieillesse, à moins qu’il s’agisse tout simplement d’un amour pour la jeunesse d’une écrivaine ayant atteint la cinquantaine.

 


 

Traductions en français

Nouvelles et novellas

 

- À mes frères du village de garnison想我眷村的兄弟們 (1992), trad. Olivier Bialais, in À mes frères du village de garnison : anthologie de nouvelles taïwanaises contemporaines, Angel Pino & Isabelle Rabut (éd.),  Bleu de Chine, coll. Lettres taïwanaises, 2001, pp. 93-129.

- Je me souviens《我記得》(1987) / Le Dernier Train pour Tamsui淡水最後列車(1984) / Le Chevalier de la Mancha 拉曼查志士(1994) in Anthologie de la famille Chu, trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, Christian Bourgois, coll. « Lettres taïwanaises », Paris, 2004, pp. 227-272/ 273-310

- Dix-neuf jours du nouveau parti (1989), trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, in : Félix s’inquiète pour le pays et autres nouvelles taïwanaises. Anthologie historique de la prose romanesque taïwanaise moderne, vol. 4, You Feng, 2018, pp. 193-253.

 

- Ancienne capitale《古都》(1997), trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, Actes Sud, coll. « Lettres taïwanaises », avril 2022, 192 p

 


 

Traductions en anglais

 

Nouvelles

- Waves Scour the Sands 浪淘沙(1976), trad. Fran Martin, Renditions, Spring 2005.

- The Last Train to Tamshui 淡水最後列車 (1984), trad. Michelle Yeh, The Chinese Pen, Spring 1988.

- Nineteen Days of the New Party 新黨十九日 (1988), trad. Martha Cheung, in : City Women: Contemporary Taiwan Women Writers, the Chinese University of Hong Kong, 2001.

- In Remembrance of My Buddies from the Military Compound 想我眷村的兄弟們(1992), trad. Michelle Wu, in : The Last of the Whampoa Breed: Stories of the Chinese Diaspora, Columbia University Press, 2005.

- A Story of Spring Butterflies 春風蝴蝶之事 (1992),  trad. Fran Martin, in : Angelwings: Contemporary Queer Fiction from Taiwan. University of Hawai’I Press, 2003.

- Li Chiapao 李家寶(2001), trad. Shou-Fang Hu-Moore, The Chinese Pen, Winter 2006.

- The Fling 《偷情》(2010), trad. Chris Wen-chao Li, The Taipei Chinese Pen, Spring 2011.

 

Recueil de nouvelles

- Old Capital, a Novel of Taipei 《古都》, trad. Howard Goldblatt, Columbia University Press, 2007, 236 p.

Il s’agit d’un recueil qui comporte quatre nouvelles, plus la novella du titre :

Death in Venice / Man of la Mancha / Breakfast at Tiffany’s / Hungarian Water / The Old Capital

Dans la première nouvelle, Venise est en fait le nom d’un café à Taipei. « Man of la Mancha » relate les divagations d’un homosexuel qui se balade dans les rues de Taipei. « Breakfast at Tiffany » aligne les réflexions décalées d’une femme sur l’argent et son pouvoir, avec citations de Marx à l’appui. « Hungarian Water » est une discussion entre deux amis dans un café sur les odeurs et les senteurs, le titre étant une référence (apparente) au nom d’un parfum.

Chaque titre fait référence à une œuvre littéraire : Thomas Mann (Mort à Venise), Cervantes (Man of la Mancha), Truman Capote (Breakfast at Tiffany’s), The Waste Land de T.S. Eliot (Hungarian Water), Kawabata (Old Capital). Voir ci-dessus.

 


 

Adaptation au cinéma

 

Women de tiankong (《我们的天空》) : film adapté de la nouvelle « Last Train to Tamshui » (淡水最後列車), réalisé par Ko I-chen (柯一正), sorti en 1986.

 


 

Documentaire

 

Wo jide, I Remember (《我記得 I Remember), documentaire littéraire de 2022 sur les deux sœurs Chu Tien-wen et Chu Tien-hsin (文學朱家紀錄片), réalisé par Lin Chun-ying (林俊頴) et produit par Hou Hsiao-hsien.

Trailer : https://www.youtube.com/watch?v=p1KqOOpSbZY&t=1s

 


 

Bibliographie

 

Temps et mémoire dans l’œuvre  de Chu T’ien-hsin, une quête de la subjectivité insulaire dans le roman taïwanais après 1987 - thèse de doctorat en Etudes chinoises de Fang-hwey Sécher (Chen), sous la direction de Gregory B. Lee, soutenue le 28.09.2012 à Lyon 3.

[La thèse s’intéresse au rapport entre temps et mémoire dans la littérature taïwanaise au lendemain de la levée de la loi martiale, en 1987

Thèse en ligne : https://scd-resnum.univ-lyon3.fr/out/theses/2012_out_chen_f.pdf


 

[1] Pour plus de détails sur les événements de cette période et leurs répercussions sur la littérature taïwanaise, voir l’introduction à chacun des quatre volumes de l’Anthologie historique de la prose taïwanaise moderne, en quatre tomes, éd. Angel Pino et Isabelle Rabut, éd. You Feng, 2016-2018.

[2] Déclaré traître à la patrie en Chine continentale pour sa collaboration avec le gouvernement pro-japonais de Wang Jingwei (汪精衞), il a fui au Japon après la défaite japonaise et y a passé vingt ans.

[3] On retrouve ces données biographiques dans divers articles et interviews, par exemple dans la page qui lui est consacrée dans baidu et ici : http://city.udn.com/51040/4058714

[4] Lee Teng-hui (1923-2020), membre du Kuomingtang, président de la République de 1988 (à la mort de Chiang Ching-kuo) à 2000.

[5] Nom de plume de Xie Caijun (谢材俊).

[6] Il s’agit littéralement de « l’extinction » (miè 滅) de tous les désirs, et l’accession du Bouddha au parinirvāṇa.

[7] Légende qui reprend l’idée du « Conte de l’oreiller » (《枕中记》), célèbre chuanqi des Tang (8e siècle) qui en inspira bien d’autres.
Voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques_Breve_histoire_du_xiaoshuo_I.htm

[8] Y compris en Chine continentale, aux Éditions du peuple de Shanghai (上海人民出版社) :

https://baike.baidu.com/item/%E5%88%9D%E5%A4%8F%E8%8D%B7%E8%8A%B1%E6%97%

B6%E6%9C%9F%E7%9A%84%E7%88%B1%E6%83%85/10334862

[9] Dans le film, le couple âgé vient à Tokyo rendre visite à ses enfants, mais ceux-ci sont trop occupés, les parents deviennent vite une gêne. Quand ils rentrent chez eux, la femme tombe malade, ils discutent de leur vie avec amertume et résignation.

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.