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« The Rice-Sprout
Song » : tournant dans l’œuvre de Zhang Ailing et roman
prémonitoire
par Brigitte Duzan, 29 avril 2021
« The Rice-Sprout Song » (《秧歌》) est
le premier de deux romans écrits par
Zhang Ailing/Eileen Chang (张爱玲)
au début des années 1950, le second étant
« Naked Earth »
(《赤地之恋》)
; d’abord écrits en anglais, puis traduits en
chinois par l’auteure elle-même, ils ont fait
l’objet de vives controverses, et « The Rice-Sprout
Song » en particulier.
Ce roman marque un tournant dans l’œuvre de Zhang
Ailing tout comme dans sa vie. Il a en effet été
écrit alors qu’elle avait quitté Shanghai, en 1952,
pour s’installer à Hong Kong où elle restera
jusqu’en 1955. Il représente aussi un style nouveau
sur un thème nouveau pour une écrivaine dont l’œuvre
était jusque-là aux antipodes de la littérature
politique prônée et pratiquée par les écrivains
chinois d’un bord comme de l’autre, en particulier
pendant les années de guerre. Son roman n’est certes
pas procommuniste, mais, contrairement à ce qu’on a
pu dire, |
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The Rice-Sprout Song,
édition originale Scribner 1955
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il n’a pas été écrit au service d’une idéologie ou d’un
système de pensée.
Différent des nouvelles au style incisif écrites à l’apogée de
la période créative des années 1940, « The Rice-Sprout Song »
n’en reste pas moins une œuvre littéraire à ne pas négliger. À
le relire aujourd’hui, quelque soixante-dix ans plus tard, le
roman apparaît en outre comme un témoignage prémonitoire.
Un tournant dans la vie et l’œuvre de l’auteure
Départ de Shanghai
Ce n’était pas la première fois que l’écrivaine venait à Hong
Kong : elle y avait déjà séjourné de 1939 à 1941, pour des
études universitaires brutalement interrompues par le
bombardement de la ville par les Japonais. Ce séjour lui avait
inspiré une série de nouvelles à son retour à Shanghai, dont
« Love
in a Fallen City » (《倾城之恋》).
Mais, quand elle y arrive au printemps 1952, c’est dans un tout
autre contexte, en raison du climat de plus en plus pesant en
Chine populaire à partir de la campagne « de réforme de la
pensée » (思想改造)
en 1951 et le contrôle croissant du Parti sur le secteur
éducatif et les médias.
Si elle quitte Shanghai, c’est donc poussée par le durcissement
idéologique et la progression de l’emprise du nouveau régime sur
les esprits et la création littéraire, mais sans doute aussi mue
par le désir de s’éloigner d’une ville où elle était reléguée
depuis la fin de la guerre en marge des institutions littéraires
à cause de sa position politique ambiguë et de son association
avec Hu Lancheng (胡兰成).
Elle arrive seule à Hong Kong, et c’est un voyage de non-retour.
Nouvelle vie, nouveaux écrits à Hong Kong
Quand elle arrive, il lui faut trouver, prosaïquement, de quoi
gagner sa vie. Sa maîtrise de l’anglais lui permet de trouver un
poste de traductrice au Service d’information des Etats-Unis (US
Information Service, USIS). Elle traduit en chinois des
chefs-d’œuvre de la littérature américaine, dont des essais
d’Emerson et « The Old Man and the Sea » d’Hemingway – première
des innombrables traductions de ce texte en chinois (《老人与海》)
sortie à Hong Kong en décembre 1952 et rééditée en 1972.
C’est alors qu’elle écrit les deux romans, « The Rice-Sprout
Song » (《秧歌》)
et « The
Naked Earth » (《赤地之恋》),
le premier décrivant les excès et les absurdités de la politique
postérieure à la Réforme agraire du début des années 1950, et le
second en étant comme la suite, puisqu’il commence avec la
Réforme agraire pour se poursuivre avec le mouvement des Trois
Antis et, dans une troisième partie, le mouvement « Résister
à l’Amérique et aider la Corée ».
Les deux œuvres sont critiques de la politique maoïste,
décrivant les souffrances résultant de mesures absurdes dictées
par l’idéologie, en particulier envers les paysans. Les deux
romans ont été écrits en anglais, et traduits par l’auteure
elle-même en chinois. « The Rice-Sprout Song » constitue
cependant un cas différent de
« The
Naked Earth » qui
seul est une véritable commande de l’USIS. C’est un roman qui
mérite une attention particulière, au-delà de sa catégorisation
injustement péjorative d’œuvre « de commande ».
Un roman commencé à Shanghai, achevé à Hong Kong
Contrairement à « Naked Earth » qui a sa source dans un projet
antérieur repris par Zhang Ailing intitulé « Adieu au front
coréen » (Farewell to the Korean Front
《告别朝鲜前线》),
« Rice-Sprout Song », selon l’auteure elle-même, a été commencé
en 1950, avant qu’elle quitte Shanghai, et n’a bénéficié d’une
aide de l’USIS qu’après l’achèvement des deux premiers
chapitres. C’est donc un projet personnel, qui a d’ailleurs bien
des caractéristiques de l’univers des nouvelles antérieures de
Zhang Ailing, en particulier dans la peinture des personnages :
c’est une autre illustration de son « esthétique de la
désolation »
(“荒凉美学”).
Les premiers chapitres montrent comment, malgré la
distribution de terres pendant la Réforme agraire,
les paysans arrivent à peine à survivre à un hiver
rigoureux en raison des taxes et réquisitions qui
leur sont imposées et leur laissent à peine de quoi
vivre. Ces premières pages ont séduit
Richard McCarthy, alors à la tête de l’USIS.
Il a donc proposé à Zhang Ailing de financer ses
recherches et l’a ensuite présentée à Scribner qui a
publié la version initiale du roman en anglais en
1955.
Le roman n’a donc pas été formellement
« commissionné », comme il ressort clairement d’une
interview d’Eileen Chang par Shui Jing (水晶)
en 1971, déclaration reprise dans un article de
Stephen Soong (宋淇),
l’exécuteur testamentaire de Zhang Ailing, visant à
réfuter les affirmations contraires contenues dans
un livre de Tang Wenbiao (唐文标)
.
En fait, c’est plutôt la traduction en chinois du
roman qui |
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La traduction en chinois publiée
dans « World Today » |
semble avoir été promue par l’USIS pour des raisons
stratégiques : pour lutter contre le développement de la
littérature de gauche à Hong Kong. La version chinoise a
d’abord été publiée à Hong Kong en 1954 en chapitres séparés
dans l’hebdomadaire « World Today » (《今日世界》)
financé par l’USIS. Au-delà de la controverse, il est très
intéressant d’avoir les deux versions, dans les deux
langues, pour pouvoir les comparer. C’est en effet un
premier exemple d’auto-traduction qui va devenir un trait
caractéristique de l’œuvre de Zhang Ailing une fois établie
aux Etats-Unis, avec parfois de multiples allers-retours,
voire réécritures, d’une langue à l’autre.
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La traduction en chinois publiée dans
« World Today » |
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The Rice-Sprout Song
Un roman sur la faim
Contrairement à ce qu’on lit souvent, il ne s’agit pas d’une
peinture des absurdités de la Réforme agraire, mais de la
période qui suit. Le roman commence alors que les
redistributions sont terminées. Le personnage principal, Gold
Root, est maintenant propriétaire d’un lopin de terre et d’une
habitation. Du coup, sa femme Moon Scent, qui était partie
travailler dans une famille à Shanghai, revient au village : en
ville, il n’est plus question d’avoir des domestiques, et
ceux-ci sont incités à rentrer dans leurs villages travailler
les terres qui viennent de leur être données ; maintenant, la
vie est belle à la campagne, leur dit-on.
Quand elle arrive, cependant, la situation n’est pas aussi
brillante que ce que laissait entendre le discours officiel. Les
familles ont à peine de quoi manger un gruau léger deux fois par
jour. Les paysans souffrent toujours de la faim et, qui plus
est, s’espionnent mutuellement pour contrôler que le voisin n’a
pas plus à manger que les autres. Gold Root ayant voulu fêter le
retour de Moon Scent avec un gruau un peu plus consistant qu’à
l’ordinaire, ils sont pris en flagrant délit par le représentant
local du Parti car leur petite fille refuse de cacher son bol à
son arrivée ; il ne dit rien sur le moment, mais s’en
souviendra…
Le récit est bien mené : il montre comment les personnages
souffrent de la faim au point qu’un jeune scénariste envoyé au
village pour participer à la vie locale et en tirer une histoire
vécue ne peut pas le supporter et prétexte des lettres à poster
pour aller dans la bourgade proche s’acheter de la nourriture,
ce qui le met d’ailleurs dans une situation délicate car il doit
se cacher pour manger ce qu’il rapporte. Mais il montre aussi
comment la faim lancinante finit par entraîner un processus de
détérioration des rapports humains et des valeurs familiales
traditionnelles. Moon Scent, par exemple, revenue de la ville et
supposée par là-même avoir des économies, est l’objet de
pressions pour qu’elle prête de l’argent à sa famille. Quand
elle résiste, elle est prise de remords.
La faim érode les liens sociaux, mais ce qui finit par provoquer
une révolte, ce sont les pressions politiques : les paysans déjà
affamés doivent encore livrer des grains et organiser une fête
au moment du Nouvel An pour les familles qui ont des soldats
enrôlés dans l’Armée populaire. La milice tire, la révolte est
écrasée dans le sang, Gold Root est grièvement blessé, la petite
fille meurt piétinée par la foule, Moon Scent dans l’incendie du
dépôt de grains qu’elle a allumé autant par désespoir que par
vengeance ou de simple rage. Les survivants sont forcés de
parader pour les célébrations du Nouvel An, en chantant et
dansant le Yangge (秧歌),
c’est-à-dire les chants traditionnels de réjouissance après une
bonne moisson. Le roman se termine ainsi sur une image
allégorique qui confine en fait à une danse macabre.
Esthétique de la désolation, au féminin, sous Mao
On est loin, apparemment, des nouvelles ciselées et
acérées des années 1940. Pourtant, l’atmosphère est
bien toujours la même, et l’avenir toujours sans
issue pour les personnages, la différence étant que
ce ne sont plus seulement les femmes qui sont
concernées, mais toutes les familles villageoises.
Ici, ce n’est plus la famille patriarcale
traditionnelle qui est source d’oppression
intenable, c’est la pression de la faim, causée par
la politique du Parti qui fait peser sur les paysans
la charge de contribuer à la construction nationale
en leur imposant des prélèvements planifiés sans
considération de leur situation effective. Dans ce
contexte, Zhang Ailing dresse des portraits aussi
attachants que ceux de ses récits précédents : le
camarade Gu (Gu Gang
顾冈),
piètre scénariste et pleutre qui ne supporte pas la
faim ; tout le cadre familial, esquissé mais bien
présent ; le camarade Wong (王同志),
sympathique et prêt du peuple, mais finalement
capable de faire tirer sur les paysans révoltés pour
sauver sa |
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The Rice-Sprout Song, réédition
University of California Press 1998 |
propre peau ; mais surtout, bien sûr, Moon Scent, finalement
au centre du récit bien plus que son mari.
Comme l’a fait remarquer David Der-wei Wang dans la préface à la
réédition de 1998 de la version anglaise du roman
,
Moon Scent est de la lignée des grandes femmes « affamées » de
la littérature chinoise, en tête desquelles la belle-sœur
Xianglin (祥林嫂)
de la nouvelle « Le Sacrifice du Nouvel An » (《祝福》)
de
Lu Xun.
Or, cette nouvelle de 1924 fait partie du
deuxième recueil de Lu Xun,
« Errances » (《彷徨》),
recueil plus amer que le premier, qui a pour thème les
« errances » des intellectuels chinois dans les années 1920, une
fois retombés l’enthousiasme et l’élan suscités en 1919 par le
mouvement du 4 mai.
Cependant, les femmes du type de la belle-sœur Xianglin étaient
traditionnellement condamnées à la passivité et à la souffrance
par une société qui ne leur laissait guère d’autre choix que
celles de victimes. C’est encore le cas de Bai Liusu au début de
« Love
in a Fallen City » (《倾城之恋》) et
si elle trouve une échappatoire, c’est grâce à la guerre… et à
un nouveau mariage.
Moon Scent est d’une autre trempe. C’est elle qui a le plus de
ressources dans la famille, le plus de sens pratique aussi, et
le plus de courage pour faire face à la pression politique et
transgresser les ordres de réquisition, en libérant finalement
sa colère dans un acte désespéré. La fin du récit présente les
paysans trouvant son cadavre carbonisé assis, tel un bouddha en
prière immolé par le feu, et en faisant une sorte de
boddhisattva appartenant désormais aux mythes du village.
L’autre personnage féminin extrêmement attachant, mais tout
juste esquissé, est la Shah Ming (沙明)
dont le commandant Wang est tombé éperdument amoureux, qu’il a
perdue pendant la guerre, et qu’il cherche depuis lors,
désespérément
.
Presque tout le chapitre six lui est consacré ;
son histoire est comme une
nouvelle en incise au sein du roman, et digne d’un
conte de Pu Songling (蒲松龄).
Un roman personnel
On a beaucoup reproché à Zhang Ailing d’avoir livré un pamphlet
anti-communiste sur la vie dans la campagne chinoise aux
lendemains de la Réforme agraire en inventant une réalité
villageoise dont elle ne connaissait pas grand-chose, un peu à
la manière du scénariste Gu de son roman fabriquant un récit
conforme à l’histoire officielle et par là-même y participant.
Or, selon
les déclarations de Zhang Ailing elle-même, elle est
partie d’expériences vécues, et d’histoires qu’on
lui a rapportées, ou qu’elle a lues dans la presse.
Il ne s’agit plus de la Réforme agraire pratiquées
dans les zones libérées du nord, comme dans la
plupart des romans sur le sujet
,
mais bien des lendemains de la réforme dans le sud.
Et la région où se passe le roman, Zhang Ailing la
connaissait très bien : elle y est passée lors du
voyage qu’elle a fait, de Shanghai à Wenzhou,
lorsqu’elle est allée rencontrer Hu Lancheng avant
leur divorce en 1947. Elle en a tiré un journal de
voyage qui a été publié après sa mort, et réédité à
Pékin en 2010, sous le titre « Notes de voyage en
pays étranger » (Yìxiāng
jì《异乡记》)
.
On retrouve dans « The Rice-Sprout Song » des
observations pittoresques notées dans le journal :
par exemple, les descriptions des latrines et des
magasins bordant la rue pavée au tout début du roman
|
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Voyage en pays étranger Yixiangji,
édition 2010 |
(chap. 4 du journal), l’évocation au chapitre deux des
petits monticules pour protéger les cercueils en attente
d’un jour favorable pour des funérailles officielles (vu à
travers la fenêtre du train dans le journal), ou encore la
mise à mort du cochon du chapitre douze.
Par ailleurs, dans la postface de l’édition en chinois, Zhang
Ailing indique que son roman est inspiré à la fois par la
« confession » d’un cadre communiste qui aurait avoué avoir
échoué à empêcher une révolte paysanne pendant la Réforme
agraire, mais aussi par un film communiste dans lequel une
grange était incendiée par un espion nationaliste – l’une ayant
inspiré le personnage du commandant Wong, l’autre l’incendie à
la fin du roman.et le personnage caricatural du scénariste Gu
dont elle a fait une figure emblématique de la fabrication de
l’histoire en conformité avec l’idéologie du moment.
Desservi par sa version en anglais
,
qui gomme les liens en particulier stylistiques avec les
nouvelles précédentes de Zhang Ailing, le roman est à
redécouvrir aujourd’hui, au-delà même de sa valeur littéraire.
Un roman prémonitoire
Lorsque David Der-wei Wang écrit sa préface pour la réédition de
la version anglaise du roman, en 1998, c’est dans un contexte de
relative ouverture, après une Rétrocession dans le calme qui
avait apaisé le pire des terreurs qui l’avaient précédée. Relu
aujourd’hui, le roman laisse une tout autre impression.
Le contexte historique de
« Rice-Sprout Song »,
c’est la politique dite des « Achats et ventes unifiés de
céréales » responsable de la crise céréalière de 1953 dont on
parle peu. L’objectif était de stabiliser et d’unifier le prix
des céréales sur l’ensemble du territoire, mais aussi de
contrôler la production agricole afin de dégager des surplus
pour financer l’industrialisation.
Le mécanisme que dépeint Zhang Ailing de réquisition planifiée,
automatique, de céréales auprès des paysans, sans tenir compte
de leurs capacités réelles à fournir les quantités
demandées, c’est le mécanisme aveugle, magnifié par des mesures
annexes, qui a conduit à la Grande Famine consécutive au Grand
Bond en avant. La famine qui mène à la révolte de Gold Root
préfigure celle de 1960. Et par ailleurs, la répression
sanglante de cette révolte préfigure une autre répression
sanglante, d’une toute autre envergure, dont l’ombre plane
encore sur la Chine d’aujourd’hui.
Le roman de Zhang Ailing reste une œuvre à lire pour ses
qualités littéraires, mais sa lecture aujourd’hui fait aussi
renaître bien des fantômes du passé.
C’est le principal sujet des recherches de Chou
Tan-ying, depuis sa thèse
de doctorat
sous la direction d’Isabelle Rabut soutenue en septembre
2014 :
« Jinsuo ji (La Cangue d’or) et ses métamorphoses
: réécriture, auto-traduction/écriture bilingue et
adaptation d’Eileen Chang ».
C’est d’ailleurs le seul personnage dont le nom n’est
pas traduit dans la version en anglais de « Rice-Sprout
Song ». Ces traductions reflètent un mode d’écriture qui
semble pensé d’abord en chinois, et certaines
traductions donnent des noms étranges en anglais :
comrade Small Chang, par exemple, ou encore Plenty Own
Chou ou Gold Have Got. Dans d’autres cas, l’auteure a
choisi d’expliquer l’expression chinoise qu’elle cite,
ce qui fait de son texte anglais un curieux amalgame à
valeur didactique par moments, avec des transcriptions
du chinois inspirées du système Wade Giles, mais très
personnelles.
La traduction du roman en français demanderait une
triangulation à partir des deux versions, en anglais et
en chinois, l’anglais donnant l’interprétation du
chinois par l’auteure elle-même.
Voir le texte chinois :
https://www.99csw.com/book/2028/index.htm
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