« Love in a Fallen
City » : l’une des plus belles nouvelles de Zhang Ailing
par
Brigitte Duzan, 17 avril 2021
« Love in a Fallen City » (《倾城之恋》)
est une nouvelle de
Zhang Ailing (張愛玲)
initialement parue en 1943
.
Elle fait partie de la série de nouvelles publiées
la même année dans la revue « Violette » (《紫罗兰》)
et fait suite aux deux
« Brûle-parfums »
(《沉香屑》)
dont elle peut être considérée comme un pendant.
Ces nouvelles ont ensuite été publiées en 1944 dans
un recueil intitulé « Contes » (chuánqí
《传奇》),
en les rattachant ainsi à un type de narration
proche du fantastique qui s’est développé à partir
des Tang.
Zhang Ailing y fait une référence explicite à la fin
de « Love in a Fallen City ».
Comme le premier
« Brûle-parfums »
(《第一炉香》),
l’histoire se passe en grande partie à Hong Kong, en
1941, juste avant que la ville tombe aux mains des
Japonais, |
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Love in a Fallen City, édition
récente |
mais se termine quand la ville est tombée, d’où le titre :
qīngchéng
(倾城)
est une expression littéraire désignant une ville investie
et ruinée par l’ennemi, associée très souvent au pays tout
entier (qīngguó
qīngchéng
倾国倾城),
comme à la fin de la nouvelle.
Un récit acéré de Zhang Ailing
Dans sa concision même, la nouvelle est un superbe exemple de
l’art satirique de Zhang Ailing, mais aussi de sa maîtrise de la
forme courte.
Un récit où prime la concision et l’ellipse
La nouvelle commence à Shanghai où Bai Liusu (白流苏),
divorcée depuis plusieurs années, vit dans une atmosphère
étouffante dans la maison familiale où ses frères la considèrent
comme une charge et le lui font sentir. La seule manière pour
elle d’échapper à cet environnement étouffant est de se
remarier. Faisant fonction d’intermédiaire pour le mariage d’une
des filles de la famille Bai, madame Xu entreprend en même temps
de « caser » Liusu.
Celle-ci rencontre ainsi un sympathique hongkongais de passage à
Shanghai, Fan Liuyuan (范柳原),
qui ne lui était cependant pas destiné. Leur rencontre est
l’une des plus belles ellipses de la nouvelle : on « voit » les
femmes partir joyeusement pour la salle de bal où les
présentations doivent être faites, puis revenir moins
joyeusement, la jeune candidate au mariage allant s’enfermer,
furieuse, dans sa chambre. La rencontre est décrite en termes
offusqués par la « quatrième belle-sœur » : c’est Liusu qui a
dansé toute la soirée avec Fan Liuyuan, la jeune oiselle, très
bien élevée, ne sachant pas danser. Au lecteur est laissé tout
loisir d’imaginer la scène.
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Chuanqi (《傳奇》), éditions
originales années 1940 (à gauche l’édition de 1944) |
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Ce faisant, cependant, Liusu n’a pas amélioré sa situation.
Madame Xu lui offre un échappatoire : partant à Hong Kong
rejoindre son mari qui fait justement des affaires avec Fan
Liuyuan, elle invite Liusu à partir avec elle, sous prétexte de
s’occuper des enfants pendant le voyage. Commence alors, dans
l’ambiance mondaine de la colonie britannique, un jeu du chat et
de la souris également décrit par ellipses successives et nourri
de dialogues incisifs ; chacun des deux partenaires est aussi
méfiant l’un que l’autre et peu disposé à se laisser aller à ses
sentiments, chacun en raison de son propre caractère, mais Liusu
la première car elle y joue son avenir et n’a pas l’intention de
devenir une maîtresse, ou concubine selon la tradition chinoise.
C’est finalement, soudain, le bombardement de la ville par les
Japonais qui, faisant tomber leurs réserves, les rapprochera. Là
encore, le récit offre de superbes ellipses : on passe sans
ambages des mondanités de la colonie britannique dans le luxe un
rien décadent de l’hôtel de Repulse Bay, l’un des plus beaux
endroits de Hong Kong, au bombardement de l’hôtel puis à la
reddition des Anglais et à la reprise de la vie sous occupation
japonaise, dans des conditions rappelant celles de Shanghai
pendant la guerre.
La boucle est bouclée, mais, pour une fois, Zhang Ailing ménage
un dénouement heureux, un peu comme dans un mélo ; elle s’en
excuse presque, à la fin, dans une pirouette ironique de deux
lignes qui replace son récit dans l’univers des contes de la
tradition chinoise, les chuanqi, dont elle fera le titre
du recueil où la nouvelle sera publiée en 1944 – mais s‘il est
heureux, ce dénouement est aussi dérisoire :
谁知道呢?也许就因为要成全她,一个大都市倾覆了。成千上万的人死去,成千上万的人痛苦着,跟着是惊天动地的大改革……流苏并不觉得她在历史上的地位有什么微妙之点。她只是笑吟吟的站起身来,将蚊香盘踢到桌子底下去。
传奇里的倾国倾城的人大抵如此。
Qui sait ? Peut-être était-ce pour lui permettre d’arriver à ses
fins que la ville était tombée. Des milliers de gens étaient
morts, des milliers d’autres souffraient, victimes des immenses
bouleversements qui venaient de secouer la planète …… Liusu
n’avait aucune idée de ce que sa place dans cette histoire avait
de merveilleux. Elle se contenta de se lever en souriant pour
pousser du pied la plaquette d’encens anti-moustique sous le
lit.
Il y a dans les contes et légendes des beautés dévastatrices du
même genre, qui ruinent des pays entiers.
到处都是传奇,可不见得有这么圆满的收场。胡琴咿咿哑哑拉着,在万盏灯的夜晚,拉过来又拉过去,说不尽的苍凉的故事──不问也罢!
Des contes et légendes, il y en a partout, mais leur dénouement
n’est pas toujours aussi parfait. Dans la nuit éclairée de
milliers de lampes, le huqin égrène sa plainte au gré des
mouvements de l’archet, contant sans fin des histoires désolées
──
nul besoin
de demander lesquelles !
Satire des grandes familles
Zhang Ailing au début des années
1940, quand elle écrit ses chuanqi |
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Zhang Ailing apporte ici une nouvelle touche à la
satire des grandes familles qui caractérise son
œuvre : Bai Liusu est la cible des attaques et des
reproches de toute sa famille : frères,
belles-sœurs, sœurs et même sa mère. A 29 ans, elle
atteint l’âge où une femme trouve difficilement à se
marier, et encore plus à se remarier. Il faut
d’abord faire passer les jeunes sœurs. Pas question
de rêver à un amour romantique : le plus profond
amour reste, pour une femme, un moyen de gagner sa
vie. On sent le traumatisme subi par l’auteure dans
son enfance : derrière l’histoire du divorce de Bai
Liusu se profile l’histoire de ses propres parents
et dès lors sa propre méfiance à l’égard de
l’institution du mariage.
Bai Liusiu est parfaitement consciente qu’elle n’a
aucun don particulier, et ne peut gagner sa vie sauf
à déchoir en acceptant un travail subalterne, auquel
cas il lui serait encore plus difficile de trouver à
se marier convenablement. Pour Bai Liusu, le mariage
est donc une |
transaction comme une autre afin d’assurer ses fins de mois.
Elle aspire surtout à la paix loin de l’agitation familiale.
Quant à Fan Liuyuan, c’est une sorte de Casanova flambeur, mais
au fond solitaire, qui a dû se battre, en tant qu’enfant de
concubine, pour faire reconnaître ses droits à l’héritage de son
père. Du coup il est sans illusions, un rebelle aux bonnes mœurs
pour ce qu’elles ont d’hypocrite et de vaniteux, un dandy rétif
aux sentiments vulgaires, un être sans attaches incapable de
rester longtemps à la même place, il n’est chez lui nulle part.
Seule la guerre réussit à le changer.
Satire de la vie coloniale à Hong Kong
Hong Kong apparaît comme une sorte de paradis lointain, une
enclave britannique abritant un microcosme shanghaïen
occidentalisé, avec ses codes et ses préjugés, en particulier à
l’égard des « sangs mêlés », mais aussi des femmes. Hong Kong
est un rêve d’ailleurs, mais reste un rêve car les préventions
de la société huppée shanghaïenne se retrouvent démultipliés
dans un microcosme soumis lui-même aux codes exclusifs de la
société coloniale britannique. Zhang Ailing offre en exemple
dérisoire la « princesse » indienne qui vit aux crochets de son
britannique protecteur, âgé bien sûr – « princesse » qui n’est
autre qu’un souvenir autobiographique déguisé, évoquant l’image
de sa grande amie Fatima Mohideen (炎樱)
rencontrée à Hong Kong pendant le bref séjour qu’y fit Zhang
Ailing en 1940-1941, jusqu’à la chute de la ville.
Authenticité du récit
Toute la nouvelle dégage une impression d’authenticité qui n’est
pas fortuite ; elle est beaucoup plus achevée et profonde que
les deux « Brûle-parfums »
(《沉香屑》)
antérieurs. Zhang Ailing a elle-même expliqué les sources de son
inspiration dans un essai publié en 1984 : « Réflexions sur
"Love in a Fallen City" » (《回顾"倾城之恋"》).
Elle y raconte que, pendant les vacances d’été 1941, pendant
qu’elle étudiait à l’Université de Hong Kong, elle allait
souvent rendre visite à sa mère et ses partenaires de mahjong à
Repulse Bay. Plus tard, après la chute de la ville, ces amis
sont tous partis à Singapour et à Hanoi. Seuls deux sont restés
et ont continué à vivre ensemble à Hong Kong. C’est ce couple
qui lui a inspiré l’histoire de sa nouvelle. On peut donc dire
qu’elle est inspirée au départ d’une histoire vraie.
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Edition 1944 des chuanqi :
table des matières, avec à gauche la photo de
l’auteure |
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Dans cette peinture délicieusement acérée, Shanghai tout comme
Hong Kong apparaissent ainsi comme des émanations quasiment
autobiographiques de l’univers de Zhang Ailing. Ses personnages
ont la qualité de l’authentique, observé de visu. Le reste
relève de l’art narratif de l’écrivaine.
Une nouvelle malgré tout atypique
On définit généralement en chinois l’atmosphère de l’œuvre de
Zhang Ailing par le terme – qu’elle utilisait elle-même pour la
désigner - de « désolation » (huāngliáng
荒涼),
c’est-à-dire désolé et froid. Or ce n’est justement pas le cas
de cette nouvelle : elle a certes un ton satirique acerbe et un
fond de désolation, mais le personnage de Fan Liuyuan apporte
une note de chaleur humaine, même si le personnage est au départ
empreint de désillusion ; le cadre idyllique de Hong Kong ajoute
une touche de légèreté, une atmosphère de langueur exotique avec
une touche d’humour décalé.
Une histoire d’amour en pleine guerre, mais sans guerre
Pour une nouvelle parue en 1943, et qui se situe en 1941, en
pleine guerre, elle n’a rien des personnages révolutionnaires ou
des héros désincarnés typiques de la période. C’est une histoire
d’amour, entre deux personnages qui considèrent en fait l’amour
comme un piège dans lequel ils s’efforcent de ne pas tomber. Il
y a chez eux un refus systématique des émotions banales qui les
rend à la fois pitoyables et pathétiques. Mais cela crée une
tension qui rend la narration fascinante. Zhang Ailing a
expliqué :
“我以为这样写是更真实的。我知道我的作品里缺少力,但既然是个写小说的,就只能尽量表现小说里人物的力,不能替他们创造出力来。而且我相信,他们虽然不过是软弱的凡人,不及英雄的有力,但正是这些凡人比英雄更能代表这时代的总量”。
« Je pense que ce mode d’écriture est bien plus authentique. Je
sais que ce récit manque de force, mais, comme je suis
romancière, je peux seulement m’efforcer d’exprimer au mieux la
force de caractère des personnages, je ne peux pas leur en
créer. En outre, bien qu’ils soient de simples mortels avec
leurs faiblesses, et non de puissants héros, je suis sûre que ce
sont justement de simples mortels de ce genre qui représentent
notre époque bien mieux que des héros. »
La guerre comme deus ex machina seulement à la fin
C’est certes une histoire d’amour en pleine guerre, mais la
guerre est absente des trois-quarts de la nouvelle. La guerre
est ailleurs. Les personnages vont et viennent tranquillement
entre Shanghai et Hong Kong. À Shanghai, le principal souci des
fils de la famille Bai est de caser leurs sœurs, avant d’avoir à
marier de leurs filles. Ils sortent librement dîner, et même
danser.
À Hong Kong, la guerre se manifeste brutalement en décembre,
avec les bombardements japonais sur la ville. Mais la guerre est
brièvement décrite. La vie doit reprendre son cours dans les
décombres des habitations. La guerre est surtout le deus ex
machina qui fait soudain prendre conscience aux deux
protagonistes que leur amour est profond. C’est un amour qui
fleurit dans les ruines : "废墟之爱".
La beauté du texte tient dans la concision des descriptions de
situations, et dans l’humour incisif avec lequel sont écrits les
dialogues qui sont le plus important du développement narratif.
Elle tient aussi aux images poétiques qui expriment la tristesse
caractéristique de l’univers narratif de Zhang Ailing, tout
particulièrement dans cette nouvelle : cela commence avec la
musique du huqin, au début, joué par l’un des frères dans
une demi-obscurité, et on retrouve régulièrement des images
symboliques de la lune, des miroirs, et à la fin des maisons
vides.
Le temps narratif de cette nouvelle est presque un temps arrêté,
dans un monde en suspens, menacé par la guerre invisible, et qui
soudain se déchaîne comme une tempête, avant de se calmer en
laissant un monde en ruines, mais où l’amour prend plus de sens
qu’auparavant, un sens vital, au-delà des mièvres amours
romantiques.
Un conte
« Partout des contes et des légendes » conclut Zhang Ailing à la
fin de sa nouvelle, en reprenant l’image du joueur de huqin
du début, comme si le récit avait été porté par la musique, et
conté par ce musicien, tels les conteurs autrefois.
« Mais ils ne se terminent pas tous aussi bien », ajoute-t-elle
comme pour s’excuser d’une fin qui pourrait paraître un peu rose
– mais c’est en fait une fin ouverte, une fin qui n’en est pas
une et laisse en suspens un avenir malgré tout incertain.
Jugement de Su Tong
Su
Tong (苏童)
a émis sur les nouvelles de Zhang Ailing un jugement qui
s’applique particulièrement à celle-ci :
我读张爱玲的作品,就像听我喜欢的音乐一样,张爱玲的作品不是古典音乐,也不是交响乐,而是民谣流派,可以不断流传下去的。
Pour moi, lire les nouvelles de Zhang Ailing, c’est comme
écouter ma musique favorite. Ce n’est pas de la musique
classique, ni de la musique symphonique, mais plutôt un genre de
musique populaire qui peut continuer à se transmettre sans
arrêt.
Adaptations
(hors télévision)
Au théâtre
Avec ses riches dialogues et la concision de ses développements
descriptifs, la nouvelle se prêtait particulièrement bien à une
adaptation au théâtre. Zhang Ailing l’a elle-même adaptée en
décembre 1944.
En 1987, 2002 et 2005, le Hong Kong Repertory Theatre (香港話劇團)
en a donné trois nouvelles adaptations.
En 2006, une nouvelle adaptation au théâtre a été mise en scène
par Mao Chun Fai (毛俊辉),
et interprétée par Tony Leung Ka Fai (梁家辉)
et l’actrice Louisa So Yuk Wah (苏玉华).
Au cinéma
La réalisatrice hongkongaise Ann Hui (许鞍华)
en a réalisé une adaptation au cinéma sortie en 1984 qui reste
l’un de ses plus beaux films : elle a en effet retrouvé sa
propre ville dans la Hong Kong de Zhang Ailing ; le film traduit
la symbiose de la réalisatrice avec l’écrivaine.
Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Xu_Anhua_Love_Fallen_City.htm
Traduction en anglais
Love in a Fallen City and Other Stories by Eileen Chang, tr.
Karen S. Kingsbury, Penguin, 2007.
Traduction en français
Love in a Fallen City, trad.
Emmanuelle Péchenart, Zulma, 2014.
(Le titre est repris de la traduction en anglais de la nouvelle
et du film, et a également choisi le nom d’Eileen Chang sous
lequel Zhang Ailing est connue dans le monde anglo-saxon)
À lire en complément
Love in a Fallen City
《倾城之恋》,
texte original et traduction (extraits)
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