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« Confessions
inachevées » de Ye Lingfeng : Marguerite et Sapho à Shanghai
par Brigitte Duzan, 18 Octobre 2020
« Confessions inachevées » (《未完成的忏悔录》)
est un roman qui nous ramène aux brillantes années
du
haipai
des années 1920-1930 à Shanghai, à l’apogée de la
vague de néo-sensationnisme inspiré du Japon et de
modernisme cosmopolite qui sera emporté par la
guerre et l’occupation de la ville par les Japonais.
C’est pendant l’hiver 1934 que
Ye Lingfeng (叶灵凤)
écrit ce roman qui est publié en feuilleton dans le
supplément Qingguang (《青光》)
du journal The China Times (《时事新报》)
avant d’être édité en 1936. C’est un roman en marge
des courants de l’époque, que ce soit la littérature
de gauche, sous l’égide de
Lu Xun (鲁迅)
qui était un ennemi juré de Ye Lingfeng, ou la
littérature des cercles néo-sensationnistes et
modernistes, ouverts sur les courants occidentaux
d’avant-garde, dont il faisait partie.
Si Ye
Lingfeng est aujourd’hui peu connu en Chine,
« Confessions inachevées » y a été réédité en
octobre 2008
,
dans une édition qui comporte en outre une sélection
de neuf autres nouvelles et romans écrits
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Confessions inachevées,
rééd. en Chine, octobre 2008 |
précédemment,
ainsi que vingt de ses nombreux essais. C’est un auteur à
découvrir sinon re-découvrir. « Confessions inachevées »
n’est cependant pas son œuvre la plus représentative et
demande à être considéré dans son contexte et au vu des
références que l’auteur à lui-même soigneusement citées dans
son roman.
Entre la Dame aux camélias et Sapho
« Confessions inachevées » est l’histoire d’un amour
malheureux, ou plutôt inabouti, conté par un
narrateur – monsieur Ye (叶先生)
- à partir du journal intime tenu par le principal
protagoniste, Han Feijun (韩斐君).
La Dame aux camélias à Shanghai
Le narrateur rencontre Han Feijun au sortir d’une
librairie, sans le reconnaître. Ce n’est que lorsque
l’autre l’interpelle qu’il se souvient de lui, et se
rappelle les circonstances de leur première
entrevue, trois ans auparavant : il était venu à
Shanghai pour tenter de fonder une revue et lui
avait présenté une jeune starlette de la danse et de
la chanson, Chen Yanzhu (陈艳珠)
dont il s’était évidemment épris.
Soigneusement et rigoureusement construit en 65
brefs chapitres regroupés en dix parties de sept
chapitres pour la plupart
,
le roman se déroule ensuite en partant des
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Confessions inachevées,
trad. française, octobre 2020 |
premières « confessions » de Han Feijun
au narrateur ; cette partie introductive est suivie de la
lecture du journal intime qu’a tenu le jeune homme au long
de son aventure ; la narration se poursuit lors d’une visite
du narrateur à l’hôpital où se trouve Han Feijun, qui,
malade, lui relate les événements survenus après la fin de
son journal. Dans la neuvième partie, le narrateur recueille
les propos de Chen Yanzhu elle-même, avant de terminer
l’histoire :
vedette de la chanson et de la danse,
la jeune femme est victime de son appartenance à un monde
que rejette le père de son jeune amant dont le train de vie
dépend.
La dame aux camélias, ill. de
Gavarni, 1855 |
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Le fil narratif suit dans ses grandes lignes
l’histoire de « La Dame aux camélias » d’Alexandre
Dumas fils, que Ye Lingfeng cite expressément au
début de son roman comme inspiration première, et
même comme défi, comme il le dépeint longuement dans
le cinquième chapitre, intitulé, justement, « La
Dame aux camélias » (茶花女).
Au début, Monsieur Ye vient d’acheter le roman dans
la librairie dont il sort, et pas n’importe quelle
édition, mais celle illustrée par Gavarni
- on est bien là dans l’univers fasciné par l’image
de la Shanghai des années trente : il possédait déjà
deux exemplaires du roman, mais a cédé à la
tentation d’en acheter une troisième édition, pour
les illustrations de Gavarni
.
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C’est le roman qui incite Han Feijun à la confession quand il
voit les livres qu’a achetés son interlocuteur : il se présente
en clone d’Armand Duval, prêt à raconter ses souffrances pour
fournir un sujet de roman à monsieur Ye… On a donc une narration
en miroir. Le chapitre six est intitulé : « Je voudrais être
Dumas fils (我想做小仲马了),
espoir proclamé par le narrateur se morfondant aussitôt :
pourrais-je produire pareil chef-d’œuvre ?
Le roman de Dumas fils a été la première œuvre littéraire
occidentale à être « traduite » en chinois, et ce en 1898-99,
par le célèbre Lin Shu (林紓)
,
avant d’être traduite par d’autres célèbres traducteurs à partir
des années 1920, devenant une œuvre phare du mouvement de
la Nouvelle culture. Avec
ses adaptations au théâtre et à l’opéra, c’est l’un des grands
classiques étrangers toujours populaires auprès des lecteurs
chinois, en particulier dans son adaptation par Verdi.
Mais aussi Sapho et Manon Lescaut
Ye Lingfeng
professe son admiration sans borne pour ce roman, mais pas
seulement :
小仲马的这部小说,[…]实在是我爱读的文艺作品之一,它与都德的《沙茀》,勃莱费斯特的《漫侬》,都是恋爱小说中不可多得的杰作。
Ce roman de Dumas fils … était vraiment l’une de mes lectures
favorites, avec « Sapho » de Daudet et « Manon Lescaut » de
l’abbé Prévost, c’étaient bien là des chefs-d’œuvre rares parmi
tous les romans d’amour.
Voici donc textuellement cités les trois modèles de départ,
« Manon Lescaut » étant une sorte d’« urtext » implicite de « La
Dame aux camélias » où le roman de l’abbé Prévost est cité à
plusieurs reprises. Quant à « Sapho »,
c’est un roman de
la maturité d’Alphonse Daudet, grand succès en 1884 et, adapté
par Massenet, autre succès, à l’Opéra Comique, cette fois, en
1897.
Il y avait été précédé, en 1884, par l’adaptation de Manon par
le même Massenet.
« La Dame aux camélias » et « Sapho » apparaissent comme des
versions épurées du premier, avec des personnages féminins d’une
grande liberté, d’une grande noblesse même, face à des hommes
veules soucieux de ne pas déchoir, ce qui les aurait privés de
la manne paternelle ; elles avaient tout pour séduire un
écrivain de Shanghai comme
Ye Lingfeng,
dans le contexte des années 1930 : c’étaient des modèles comme
celles qui figuraient sur les pages des revues illustrées comme
Liangyou (《良友》),
ce « Young Companion » auquel fait allusion Ye Lingfeng au début
de son roman (chap. 2).
Les deux romans sont en outre d’une si belle écriture qu’on les
lit aujourd’hui encore avec le même plaisir. Si « Sapho » est un
peu oublié, c’est sans doute parce qu’il n’a pas été adapté par
Verdi. Mais le succès des deux romans tient en grande partie au
fait que les deux histoires étaient d’inspiration
autobiographique. Dans « La Dame aux camélias », Dumas fils
raconte sa première aventure amoureuse, avec Marie Duplessis,
et il faut lire la préface de Jules Janin (écrite en 1851 pour
l’édition illustrée par Gavarni)
pour ressentir l’immense émotion qui a accompagné sa mort, bien
plus que sa vie. Mais aucun mélo, aucun pathos, Dumas fils manie
la plume comme un scalpel.
Quant à « Sapho », c’est l’histoire d’une passion dévorante,
mais contée avec la même retenue : celle de la liaison de Daudet
avec l’actrice Marie Rieu, alors bien plus âgée que lui.
« Sapho », ce sont des pages d’anthologie, comme la fameuse
scène de l’escalier dont la montée symbolique préfigure la
spirale infernale de la relation du couple.
Cette passion faite littérature qui se communique au lecteur, on
ne la retrouve que voilée, comme filtrée, dans le roman de Ye
Lingfeng ; il s’en empare en lovant l’histoire dans le contexte
shanghaïen et en reprenant les schémas narratifs de ses modèles,
mais en visant autre chose.
Un roman shanghaïen épuré
Le contexte shanghaïen des années trente
Ye Lingfeng était
un écrivain moderniste dans une Shanghai turbulente
et cosmopolite où l’image de la femme n’était plus
celle de la société chinoise traditionnelle.
C’étaient des femmes qui se voulaient indépendantes,
émancipées, plus assurées dans leur subjectivité
propre. Les revues illustrées à la mode –
Shanghai Manhua et Liangyou en première
ligne – les représentaient en dominatrices faisant
des hommes des jouets entre leurs mains.
Mao Dun (茅盾)
lui-même a peint une de ces femmes émancipées dans
sa nouvelle « Vacillation » (《动摇》)
publiée en 1927 : une femme qui proclame ne faire
que jouer avec les hommes sans qu’il soit question
d’amour. L’image de la femme « libérée » était dans
l’air du temps, après le
mouvement du 4 mai,
même |
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Shanghai Manhua 8 (avril
1928), Séduction |
si
Lu
Xun
avait battu le modèle en brèche en condamnant Nora à revenir
chez elle
.
En 1931, à Shanghai, l’ami de Ye Lingfeng
Mu Shiying (穆時英)
va plus loin en publiant une nouvelle intitulée « L’homme traité
en objet de divertissement » (《被当作消遣品的男子》),
où les relations amoureuses sont dépeintes comme un jeu.
Ce motif de l’homme comme jouet entre les mains de la femme
était très populaire auprès des artistes de Shanghai manhua.
C’est le thème, par exemple, du numéro 8 de la revue (en date du
9 juin 1928), dont l’illustration de couverture est intitulée
« Pouvoir de séduction » (Moli
《魔力》) :
elle affiche une femme moderne et aguicheuse, tenant un long
porte cigarette dans une main et dans la paume de l’autre un
homme minuscule à genoux dans une position d’adoration. En même
temps, bien sûr, la femme était perçue comme un danger.
Confessions inachevées : un roman en marge
Par ailleurs, Ye Lingfeng était
un compagnon de route
des
néo-sensationnistes,
et a écrit au début des années 1930 des nouvelles dont le style
se rattache à ce mouvement. Ecrit pendant l’hiver 1934,
« Confessions inachevées » est résolument différent, et frappe
de prime abord par son aspect froid et distancié, et sa
structure extrêmement rigoureuse : dix parties quasiment égales
de sept chapitres très brefs, ne permettant quasiment aucun des
développements descriptifs des modèles français, où ils restent
pourtant limités, mais essentiels.
Ye Lingfeng reprend le schéma narratif usant d’un narrateur
extérieur décrivant les aventures contées par un tiers rencontré
par hasard. Cette distanciation est renforcée par le fait qu’une
grande partie de l’histoire vient de la lecture du journal
intime de Han Feijun, réduite aux événements saillants – autre
trait classique. Toute émotion est ainsi filtrée par ce double
artifice d’écriture, les phrases courtes brillant par leur
sobriété, quelques caractères jetés entre des virgules.
On sent tout au long du récit une volonté déterminée de se
démarquer des histoires d’amour romantiques, non tant du
romantisme français que des romans populaires du type « canards
mandarins et papillons » (鴛鴦蝴蝶派)
qui ont fait la fortune d’auteurs comme
Zhang Henshui (张恨水),
extrêmement populaire dans les années 1920-1930 à Shanghai –
romans également divisés en chapitres, mais introduits comme les
grands romans classiques par des poèmes.
Toute référence à la tradition chinoise est bannie du roman de
Ye Lingfeng, dont les seules références, une fois les modèles
français énoncés, sont celles de la Shanghai de son temps,
évoquée au travers de noms de rues, de magasins, un cinéma au
passage, dessinant tout un puzzle urbain.
Un roman conçu pour le supplément littéraire
Qingguang
Huang Tianpeng |
|
Publié dans Qingguang (副刊《青光》),
le supplément littéraire d’un journal hors des
courants à la mode, « Confessions inachevées » est
en fait un roman qui s’inscrit non point en marge
mais en rupture, dans un contexte artistique et
littéraire shanghaïen qui privilégiait l’expression
brillante, un rien provocatrice, de la modernité
urbaine. Ye Lingfeng s’éloigne ici de l’imagerie de
ses amis néo-sensationnistes, mais aussi bien de
l’idéologie dite progressiste de son ennemi juré Lu
Xun qui l’avait taxé d’« écrivain voyou » parce
qu’il avait osé lui tenir tête.
C’est une rencontre qui avait été déterminante :
celle faite par Ye Lingfeng en 1933 avec le grand
journaliste et éditeur de presse Huang Tianpeng (黄天鹏),
l’éditeur du journal
The China Times (Shiji shibao
《时事新报》)
dont Qingguang était le supplément
littéraire. C’était un |
journal dont
Lu Xun avait critiqué
l’approche qu’il jugeait trop conservatrice, en particulier
concernant le supplément. Mais
Huang Tianpeng a joué un rôle important dans l’histoire du
journalisme chinois ; sans vouloir entrer dans les détails,
il avait déjà une carrière de plusieurs années lorsque, en
1930, il fut nommé directeur du bureau de la communication
du
China Times. Son
idée était de faciliter la lecture du journal par le grand
public,
et cela s’étendait au supplément littéraire.
Comme l’explique Ye Lingfeng dans une note introductive (前记)
à son roman, c’est
Huang Tianpeng
qui l’a contacté :
一九三三年春天,时事新报馆的黄天鹏先生,要我给他们写一篇按日连载的小说,说要通俗一点,以便吸引一般刚从旧小说转向新文艺的读者。
Au printemps 1933, monsieur Huang Tianpeng, de la rédaction du
journal Shiji shibao, m’a demandé de leur écrire un roman
à publier en feuilleton chaque jour, dans un style plutôt
populaire, de manière à attirer le lecteur moyen qui venait de
passer du roman classique d’autrefois à la littérature moderne.
La contrainte d’avoir à écrire un chapitre tous les jours était
grande. Ye Lingfeng réfléchit longtemps. Et finalement il se mit
à écrire pendant l’hiver 1934. Le roman est paru, chapitre par
chapitre, pendant environ trois mois. C’est ce qui explique sa
construction, sous la forme de cette suite de chapitres très
courts, avec début et conclusion bien définis. Surtout, pour
répondre aux exigences de Huang Tianpeng, il a soigneusement
évité toute description ou développement « littéraire » (“文艺的”),
si bien – dit-il - que ce roman et ses nouvelles semblent
écrites par deux personnes différentes (因此和我的短篇小说,看起来判然是两个人的作品。).
Il s’est donc rapproché d’un style auquel étaient accoutumés
les lecteurs ciblés par le journal.
C’était un sacrifice, dit-il, mais en même temps il s’est
efforcé de retrouver un style allusif et succinct propre à la
littérature classique, et d’ajouter : le lecteur intelligent
n’en sera pas surpris (但这正是古已有之的写法,聪明的读者不必大惊小怪。).
Il reste au lecteur d’aujourd’hui à faire preuve de cette même
intelligence.
Confessions inachevées
Serge Safran éditeur,
Traduit du chinois, annoté et postfacé par
Marie Laureillard,
Octobre 2020, 240 p.
Sauf les deux premières parties, de quatre, puis six
chapitres, qui font office d’introduction, et la
neuvième partie qui n’en a que neuf.
Qui plus est, cette chaleur autobiographique se retrouve
aussi dans l’enthousiasme de Verdi pour la pièce dont il
vit la première à Paris en 1852, alors qu’il était de
passage dans la capitale, avec la cantatrice Giuseppina
Strepponi…
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