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La quarantaine à
Wuhan : chronique de Fang Fang, poèmes et autres témoignages
par Brigitte
Duzan, 8 mars 2020
Le 23 janvier 2020, en raison de l’épidémie de
coronavirus (xīnguān fèiyán yìqíng
新冠肺炎疫情), la ville de
Wuhan (武汉), épicentre de l’épidémie, ainsi que plusieurs
villes proches ont été frappées de mesures de
quarantaine, étendues bientôt à l’ensemble de la
province du Hubei et à d’autres grandes villes, dont
Pékin. L’épidémie a provoqué une véritable crise à tous
les niveaux, y compris dans l’opinion publique.
Ecrivant son « journal de quarantaine », |
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Fang Fang, photo du billet du 9 février |
l’écrivaine Fang Fang (方方) a été l’une des rares dont la voix
n’ait pas été totalement étouffée, alors qu’une censure
draconienne s’exerçait sur toutes les informations concernant le
virus. Elle n’est pas la seule, mais les écrivains sont restés
particulièrement silencieux. Dans la mesure où la censure le
permet, on va sans doute voir apparaître des œuvres littéraires
une fois la crise passée.
Chronique quotidienne de Fang Fang
Censure épisodique
Elle-même en quarantaine dans la ville,
Fang
Fang (方方)
a commencé le 25 janvier à écrire son « Journal de quarantaine »
(《封城日记》),
publié sur weibo
sous le titre « Journal de Wuhan de Fang Fang » (《方方武汉日记》).
Dans un contexte de contrôle strict des médias et des
publications, c’est l’un des rares textes non officiels sur le
sujet qui n’ait pas été systématiquement effacé au fur et à
mesure qu’il était publié sur internet. La censure s’est exercée
sporadiquement certains jours, en fonction du contenu, et
surtout des mots-clés utilisés, qui ont eux-mêmes évolué dans le
temps
,
donnant une impression de processus aléatoire, comme souvent.
C’est ce que Fang Fang dit avec humour au début de son billet du
29 février :
天又晴了。阴阴晴晴,有点像我的封城日记,开开封封。
Il fait beau, de nouveau. Il fait mauvais un jour, beau le
lendemain, c’est comme mon journal, autorisé un jour, bloqué le
lendemain.
Journal de guerre
Cette chronique du quotidien, tenue au jour le jour, relate les
faits parvenus jusqu’à l’écrivaine recluse grâce au téléphone et
à internet. Cela tient du bàogào
wénxué
(报告文学),
la littérature de reportage telle que définie par
Mao
Dun (茅盾) :
comme genre à part entière, couvrant l’actualité, mais dans un
style littéraire. Le genre ne s’est développé en Chine qu’à
partir de la fin de la dynastie des Qing, après la guerre de
l’Opium, l’essai de Liang Qichao (梁启超)
« Note sur le coup de 1898 » (wùxū zhèngbiàn
ji
《戊戌政变记》),
publié en novembre 1898 dans le
Qingyibao (《清议报》),
étant considéré comme un précurseur du genre.
Le « Journal de guerre » de Xie Bingying
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C’est dans le cadre du mouvement du 4 mai, puis pendant
la guerre, que le genre s’est ensuite développé, sous la
plume de grands auteurs comme Qu Qiubai (瞿秋白),
Lu Xun (魯迅)
ou des écrivaines
Bing Xin (冰心)
et
Xie Bingying (谢冰莹).
En ce sens, le « Journal de guerre » (Congjun
riji 《从军日记》)
de cette dernière, publié en 1930 mais regroupant des
dépêches envoyées quotidiennement du front au journal
Le Quotidien du Centre (《中央日报》)
dans les deux années précédentes, peut être considéré
comme un modèle de cette « littérature de reportage ».
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Le « Journal de Wuhan » de Fang Fang en est proche. Mais elle
écrit avec un handicap : elle transmet ce qu’elle perçoit à
distance, n’étant pas un témoin direct, mais dépendant
d’internet et des communications téléphoniques avec ses amis et
connaissances. Ce n’est pas tant un journal du front qu’un
recueil de réflexions sur ce qu’on lui rapporte, et ce qu’elle
ressent dans son isolement forcé.
Chronique du temps qui passe
Comme tout journal très souvent en Chine, il commence par noter
le temps qu’il fait. Le changement de temps devient ainsi le
témoin du temps qui passe, de la quarantaine qui continue, qui
n’en finit pas, comme un châtiment injuste. Fang Fang en
quarantaine, c’est tous les jours Jeanne au pain sec dans le
cabinet noir.
Le temps est souvent prétexte à des observations ou des
souvenirs poétiques, à l’occasion d’un message, d’une photo
reçue. C’est le cas par exemple au début de son billet du 29
février :
待在家里时间长了,不知以后出去还习惯否。甚至,还愿意出去否。今天邻居唐小禾老师发了一组东湖的照片,像是无人机所拍,说是近日的。空旷而寂静的东湖,梅花盛开,红白相间,真是美得不得了。转给同事,同事说,看着看着好想哭。唉,一年春事几何空。杏花红。海棠红。看取枝头,无语怨天公。这几句词,倒是与我们现在挺搭。
Alors que s’allonge le temps passé enfermée à la maison, je me
demande si, quand je vais ressortir, je vais en reprendre
l'habitude. Et
surtout si je vais avoir envie de sortir. Aujourd’hui, mon
voisin le peintre Tang Xiaohe m’a envoyé des photos du lac de l’Est, comme
prises par un drone, en me disant qu’elles sont récentes. Le lac
est désert et paisible ; les prunus sont en fleurs, alternant le
blanc et le rouge, c’est d’une incroyable beauté. J’ai transmis
ces photos à une collègue, et elle m’a dit qu’en les voyant elle
avait envie de pleurer. Ah… un printemps en vain. Rouges les
fleurs d’abricotiers, rouges les pommiers du Japon. Regardez le
bout de leurs branches, elles blâment le ciel en silence. Mais
ces quelques paroles, pour nous aujourd’hui, sont déjà très
bien.
Au début, peu après la fête du Printemps, elle note les jours en
fonction du calendrier lunaire. Le 8 février, par exemple : 15ème
jour du premier mois (正月十五).
Cela donne un petit côté traditionnel, classique, à son journal.
Encore le 19 février : 7ème jour du début du deuxième
mois (二月初七).
Mais, à partir du début du mois de mars, on est trop loin de la
fête du Printemps, dit-elle, elle revient au calendrier
grégorien. Les jours se suivent, mais, à partir du 29 février,
on sent monter la colère : les quarante jours sont presque
passés, et aucune annonce de levée de la quarantaine, pas un
mot. Dès lors elle compte les jours, et finit par les égrener à
la fin de chaque billet sur une ligne séparée, comme un
prisonnier qui coche les jours sur le mur de sa cellule. Ainsi,
le 4 mars :
今天是封城的第42天。
Aujourd’hui c’est le 42ème jour de quarantaine.
Déprime et colère
Elle rapporte ce qu’elle ressent, ce qu’on lui rapporte,
l’atmosphère de déprime, de découragement :
武汉人有点沉闷,这是我很强烈的感受。连一向活跃的同事们,也都不想讲话。我家里的小群,亦很少有人做声。都在追剧吗?还真愿如此。关门禁足如此之久,是需要很强意志力来承受的。在武汉,人人都有一种莫名的压力,外地人恐怕很难体会。用任何美好的词汇来夸赞武汉人在这次疫情中所作的奉献都不为过。我们还在继续坚持,依然听从和配合政府的所有指令。这已是封城的第38天。
Les gens sont un peu déprimés, à Wuhan, c’est ce que je ressens
fortement. Même mes collègues jusqu’ici pleins d’entrain n’ont
pas envie de parler. A la maison, presque personne n’ouvre la
bouche. Est-ce parce que tout le monde ne pense qu’au nouvel
épisode du feuilleton télévisé ? J’aimerais bien qu’il en soit
ainsi. Être enfermé chez soi pendant longtemps avec interdiction
de sortir, il faut une forte volonté pour le supporter. A Wuhan,
tout le monde ressent une sorte de pression indéfinissable, que
l’on ne peut guère comprendre, j’en ai peur, quand on est à
l’extérieur. On n’aura jamais assez de belles paroles pour louer
les sacrifices réalisés par la population de Wuhan lors de cette
épidémie. Nous persévérons dans notre soutien à l’ensemble des
directives officielles, nous continuons à les suivre et nous y
conformer. Nous en sommes déjà au 38ème jour de
quarantaine. [29 février]
Les vidéos circulent, les nouvelles aussi :
今天同事转给我一个视频,是山东淄博人民迎接蓝天救援队从武汉返回的场景。队员们平安回到家乡,个个热泪盈眶。我看后同样如此。武汉如果没有大量的外援来此帮忙,其实很难想象,现在的武汉会是什么样子。他们流泪,是因为他们深知在这里工作有多么危险,能全身而退,便是幸运。
Aujourd’hui, ma collègue m’a envoyé une vidéo montrant l’équipe
de secours du Ciel bleu accueillie à son retour de Wuhan à Zibo,
dans le Shandong. Les membres de l’équipe, revenus sains et
saufs, étaient au bord des larmes. En les voyant, j’ai eu comme
eux envie de pleurer. Si Wuhan n’avait pas reçu d’aide
extérieure, on a du mal à imaginer ce que la ville serait
devenue. S’ils pleuraient, c’est parce qu’ils savaient combien
il est dangereux de travailler dans la ville, et qu’ils
s’estimaient heureux d’avoir pu en revenir entiers.
Le danger permanent, les gens qui meurent, par familles
entières, les enfants orphelins, les migrants qui n’ont plus de
travail, comme beaucoup d’autres, elle dit tout cela, et la
colère affleure, parfois, contre les responsables qui ont bloqué
l’information au début, quand on a découvert le nouveau virus,
dans les quinze premiers jours fatidiques qui ont permis au
virus de proliférer sans que la population soit informée. Elle
s’élève contre le silence imposé, en espérant que ce sera un
sujet à méditer quand l’épidémie sera terminée. Elle dit :
集体的沉默,这是最可怕的
Le
silence collectif, c’est le plus effrayant
Enfin, dès le 12 février, comme
Yan
Lianke (阎连科)
,
elle s’insurge contre les louanges que s’adressent les autorités
alors que les cadavres sont encore chauds. Dans un bref message
intitulé « Le tournant n’est pas encore là, qui entonne déjà un
chant de triomphe ? » (《拐点尚未到,谁已在高歌?》),
elle écrit :
武汉人的痛,不是喊喊口号就能缓解的。
« La douleur des habitants de Wuhan, ce n’est pas en hurlant
des slogans qu’on la
dissipera. …»
Le Comité central de propagande du Parti a édité un ouvrage
intitulé « Le grand combat national contre l’épidémie » (《大国战“疫”——2020中国阻击新冠肺炎疫情进行中》).
Le livre souligne la vision stratégique du président, son
dévouement pour le peuple, son sens de la mission envers la
nation, et ses réalisations de puissant leader. Le livre chante
aussi les progrès dans la prévention de la maladie… mais la
tragédie n’est pas terminée, il n’était peut-être pas urgent de
publier ce livre si vite, pensent beaucoup… Le 1er
mars, Fang Fang dit !
我们的眼泪还没有流完
Nos
larmes n’ont pas encore fini de couler.
Fang Fang certes, mais d’autres aussi
Une fenêtre ouverte sur la ville, un réconfort
Pendant tout le mois de février, et encore en mars, la première
chose que les gens faisaient en se levant le matin, à Wuhan mais
aussi dans la Chine entière, c’était de se précipiter pour lire
le « Journal » de Fang Fang. Personne n’avait envie de regarder
les reportages de CCTV ou de lire les articles du Quotidien du
peuple. Elle l’a tenu dès le surlendemain de l’imposition de la
quarantaine pour rapporter les sentiments des habitants, mais
aussi pour consigner les événements les plus triviaux de la vie
courante afin de donner une image vraie de la vie dans la ville.
Le journal de Fang Fang aura été pour tout le monde un rayon de
lumière dans cette période si sombre. Elle y fait ressortir
toute la fragilité de la vie, le désespoir, l’impuissance, les
luttes quotidiennes et les pires souffrances.
Il a souvent été effacé, mais on continue de le lire. C’est
aussi une fenêtre ouverte sur la ville pour le monde extérieur,
pour tenter de comprendre la vie de la ville de l’extérieur.
Nombreux sont ceux qui, outre Yan Lianke (dans l’article cité
ci-dessus), lui ont rendu hommage. Ainsi Dai Jianye (戴建业),
professeur à l’Université normale de Chine centrale (华中师范大学),
a dit :
武汉是我国的文化重镇,这里有许多知名的作家教授,但他们几乎全都失声,很少人在封城之际留下像方方那样“洛阳纸贵”的东西,也许有人不敢,也许有人不愿,也许有人不能,不管属于哪种情况,面对挥笔上阵且“英勇无畏”的方方,我们这些知识人难道就没有一点惭愧?可以说,方方日记的出现挽回了武汉乃至全国知识群体集体失声的颜面。
« Wuhan
est une métropole culturelle de notre pays. La ville compte un
grand nombre d’écrivains et de professeurs célèbres, mais
presque tous gardent le silence, il y en a très peu pour
s’exprimer comme le fait Fang Fang, en publiant des articles
aussi populaires. Peut-être n’osent-ils pas, peut-être ne le
désirent-ils pas, ou peut-être ne peuvent-ils pas. Quoi qu’il en
soit, devant le « courage intrépide » de Fang Fang, nous,
intellectuels, ne devrions-nous pas avoir honte ? On peut dire
qu’en publiant son journal elle a redoré le blason de la
communauté intellectuelle mutique de Wuhan, et même de tout le
pays. »
Il est vrai qu’elle dit tout haut ce que beaucoup pensent tout
bas. Et qu’on attend encore les déclarations autres que
louangeuses envers le gouvernement des illustres membres de
l’Association des écrivains.
L’audace de Hu Shuli
Les quinze jours de silence ont permis au virus de se
propager et d’amorcer une progression exponentielle,
obligeant à des mesures d’urgence draconiennes. Fang
Fang le déplore à mots couverts quand elle dit : « Le
silence collectif, c’est le plus effrayant ». Mais
Caixin a divulgué les faits, et si le journal l’a fait,
c’est que Caixin, c’est Hu Shuli (胡舒立).
Née en 1953 dans une illustre lignée d’intellectuels,
journalistes et éditeurs, Hu Shuli est de la même
génération que Fang Fang. C’est une star du journalisme,
reconnue au niveau international pour son intégrité et
sa valeur, et couverte pour cela de prix et de
distinctions. Après avoir fondé la revue Caijing (《财经》)
en 1998, elle en a démissionné en novembre 2009 avec 90
% de |
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Hu Shuli |
l’équipe de journalistes et a alors fondé Caixin Media (财新传媒),
dont le capital n’a cessé de s’ouvrir à de nouveaux
investisseurs, dont Tencent…
Les voix étouffées
Xu Zhangrun |
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Fang Fang a été vivement attaquée par des détracteurs
virulents. La branche locale de l’Association des
écrivains a émis une interdiction formelle de parler
de l’épidémie sur internet. Elle continue
pourtant,
mais d’autre voix ont été étouffées. Dans son article
cité ci-dessus, Zhang Jie en mentionne plusieurs, à
commencer par
Xu Zhangrun (许章润). |
Les poèmes d’une infirmière
Parmi les voix qui nous sont parvenues, il faut en effet
également citer celle de l’infirmière
Wei Shuiyin
(弱水吟),
poétesse et membre de l’Association des écrivains du
Gansu, dont cinq poèmes écrits à Wuhan ont été diffusés
par le site web du Independent Chinese PEN Centre (独立中文笔会)
après avoir été effacés du réseau social
WeChat.
Dans ces poèmes, Wei Shuiyin témoignage de son
expérience d’infirmière dans l’un des hôpitaux d’urgence
dit |
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Wei Shuiyin à l’hôpital Shandan, dans le
Gansu |
« hôpitaux fangcang » (方舱医院)
érigés au début du mois de février pour faire face à
l’accroissement exponentiel du nombre de patients, avérés ou
potentiels. Elle était infirmière dans un hôpital du Gansu quand
l’hôpital a reçu une demande d’aide d’urgence. Elle s’est alors
portée volontaire pour aller à Wuhan avec une équipe médicale.
Quatre de ces poèmes ont aussitôt été traduits en anglais ; la
traduction a été publiée sur le site du China Digital Times le
21 février 2020, tandis que l’original était archivé sur le site
du CDT en chinois : « Please don’t disturb » (请不要打扰),
« Little Sister, tonight I’m ashamed of the praise » (妹妹,今夜我羞于赞美),
« Everyday » (日常),
« Night of the Lantern Festival » (元宵夜)
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衡量一个城市的文明,就看这个城市如何看待弱势人群。
衡量一个国家的文明,就看这个国家的知识分子能否发声。
如果连知识分子都不敢或不能发声,这比病毒本身还可怕。
现在我们看到,舆论的走向是正面的,但人们更希望能够持续下去。
作家方方的博客
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