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				La littérature chinoise au 
				vingtième siècle  
				III. 1927-1937 : 
				Maturation 
				   
				Cette décennie est en 
				Chine une période de chaos, où les illusions nées de la foi dans 
				le changement, sinon le progrès, sont laminées par les 
				trahisons, machinations et compromissions des acteurs 
				politiques. La littérature se fait le reflet des drames 
				personnels d’individus écrasés par des forces hors de leur 
				contrôle. Le roman devient le genre dominant, et la narration se 
				fait subjective, voire autobiographique. 
				  
				Le contexte politique 
				  
				Dans les années 1920, 
				alors que le monde littéraire était en effervescence, le monde 
				politique était secoué par des crises successives aboutissant à 
				une polarisation des partis comme des sociétés littéraires. La 
				mort de Yuan Shikai (袁世凯), 
				en 1916, avait laissé un vide politique et sonné le glas de 
				l’unité nationale : la 
				Chine était devenue un patchwork de territoires plus ou moins 
				bien contrôlés par des « seigneurs de guerre » (军阀 jūnfá), 
				souvent alliés aux puissances étrangères, et en particulier les 
				Britanniques et les Japonais, pour renforcer leur pouvoir.
				 
				   
				La brutalité des 
				réactions de ces seigneurs de guerre aux manifestations 
				patriotiques des étudiants et, de plus en plus, des syndicats 
				ouvriers naissants, donna lieu à plusieurs « incidents », dûment 
				dénoncés par les journaux littéraires. Ainsi, le 18 mars 1926, 
				des milliers d’étudiants et d’ouvriers manifestèrent sur la 
				place Tian’anmen pour protester contre la domination par les 
				étrangers (et surtout les Japonais) de la politique nationale. 
				Le chef de la faction qui contrôlait la capitale ordonna 
				d’ouvrir le feu sur les manifestants, faisant cinquante morts et 
				des centaines de blessés.  
				   
				Cet incident, venant 
				après un autre similaire un an auparavant, déclencha une 
				réaction virulente de la part des écrivains et critiques 
				littéraires de gauche, suscitant une politisation accrue de la 
				littérature. En mai 1926, Guo Moruo (郭沫若) 
				publiait, dans le journal de 
				la ‘société 
				de création’ créé peut de temps auparavant 
				(1), un article 
				intitulé « Révolution et littérature » (《革命与文学》) 
				dans lequel il préconisait une littérature révolutionnaire 
				nouvelle, ou plutôt une deuxième phase de la révolution 
				littéraire : il ne s’agissait plus, comme au début du siècle, de 
				promouvoir un « bon » gouvernement, mais de parler au nom des 
				classes opprimées pour favoriser une révolution sociale conçue 
				en termes marxistes.   
					
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						Parallèlement, 
						après la mort de Sun Yatsen, le 12 mars 1925, Chiang 
						Kaï-chek (蒋介石)
						avait 
						pris la direction du Guomindang (中国国民党) ; 
						il prit en outre, en juillet 1926, le commandement de 
						l’Armée nationale révolutionnaire (国民革命军), 
						branche armée du parti, et lança alors l’Expédition du 
						Nord (北伐běifá) 
						(2), pour mettre fin à l’emprise des seigneurs de guerre 
						sur une bonne partie du territoire chinois. La campagne 
						fut un succès, remporté grâce au soutien des communistes 
						qui mobilisèrent paysans et ouvriers. Lorsque Chiang 
						décida d’attaquer Shanghai, début 1927, en particulier, 
						les communistes déclenchèrent une grève et prirent le 
						pouvoir dans la ville en attendant 
						l’arrivée de 
						ses troupes. Ceci alerta les Occidentaux présents dans 
						les concessions (inquiets pour leur neutralité et leurs 
						intérêts) et les milieux d’affaires chinois (qui 
						apportaient un soutien financier aux nationalistes) ; 
						Chiang s’allia alors avec la « Bande  |  | 
						 
						Chiang Kaï-chek 
						(蒋介石) |  
				verte » (青帮), 
				une organisation mafieuse infiltrée dans les milieux ouvriers 
				qui lui fournissaient des renseignements, pour lancer, le 12 
				avril 1927, une attaque généralisée contre les communistes 
				de Shanghai qui fit des milliers de morts parmi dirigeants et 
				ouvriers.   
					
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						Zhang Zuolin 
						(张作霖) |  | 
						Chiang 
						Kaï-chek installa alors son gouvernement à Nankin, 
						tandis que ses rivaux Wang Jingwei (汪精卫), 
						ancien collaborateur de Sun Yatsen et partisan d’une 
						alliance avec les communistes, et Zhang Zuolin (张作霖), 
						chef de la clique du Fengtian (奉系) 
						(3), avaient installés le leur, respectivement, à Wuhan 
						et Pékin. Wang Jingwei finit par se rallier, puis, en 
						juin 1928, Zhang Zuolin dut abandonner Pékin ; lors de 
						sa fuite en Mandchourie, il fut victime d’un attentat, 
						les Japonais qui le protégeaient jusque là n’ayant plus 
						confiance en lui pour défendre leurs intérêts. Le 
						Guomingdang était maître du pays, au moins nominalement.
						 
						   
						Pékin fut 
						rebaptisée Beiping ( 北平), 
						la paix du Nord, mais le pays n’était pas pacifié pour 
						autant, et surtout les lignes politiques étaient 
						désormais polarisées. Le massacre de Shanghai avait en 
						effet entraîné un repli des communistes dans les 
						campagnes, tandis que la trahison de Chiang, ainsi
						 |  
				que la « terreur 
				blanche » exercée par les seigneurs de guerre dans divers 
				endroits pour tenter de supprimer la menace qu’ils 
				représentaient, avaient convaincu bon nombre de sympathisants de 
				gauche, jusque là non alignés, de rejoindre leurs rangs. 
				   
				Un monde 
				littéraire politisé et polarisé 
				   
				Si les succès 
				militaires remportés contre les seigneurs de guerre avaient 
				apporté une certaine stabilité politique, la situation 
				économique et sociale s’était détériorée, en particulier pour 
				les paysans et les ouvriers. C’est en 1927 que, replié dans son 
				Hunan natal pour fuir la « terreur blanche », Mao Zedong 
				réalisait une étude sur la situation à la campagne et, 
				constatant la misère qui y régnait, en concluait de manière 
				prémonitoire que c’étaient les campagnes, et non les centres 
				urbains comme dans la théorie marxiste orthodoxe, qui seraient 
				les fers de lance de la révolution communiste en Chine. Les 
				villes, de leur côté, abritaient tout un sous-prolétariat 
				misérable et opprimé. Il y avait donc là un terrain favorable à 
				une littérature engagée. 
				   
				C’est alors que les 
				écrivains de gauche furent forcés à l’union par la politique 
				même du Guomindang. Début 1929, le gouvernement nationaliste 
				commença à s’attaquer aux sociétés littéraires qui avaient 
				fleuri dans les années 1920 (1) : 
				la ‘société 
				de création’ (创造社 
				chuàngzàoshè) 
				fut dissoute en février 1929, bientôt suivie des autres groupes. 
				Sous la pression de l’Internationale communiste, fut alors créée 
				la « Ligue chinoise des écrivains de gauche » 
				(中国左翼作家联盟), 
				lancée le 2 mars 1930 à Shanghai, sous l’égide de
				
				Lu Xun (魯迅) 
				qui prononça le discours inaugural devant une audience d’une 
				quarantaine de personnes.    
					
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						Des branches 
						furent aussitôt créées à Pékin et Tokyo, puis des 
						bureaux ouverts à Guangzhou et Nankin. 
						
						Mao Dun  
						
						(茅盾)
						et Zhou 
						Yang (周扬) 
						(4), 
						qui n’étaient pas à Shanghai pour l’inauguration, 
						joignirent la Ligue par la suite, ainsi que Qu Qiubai (瞿秋白), 
						en 1931 (5). Au total, quelque trois cents écrivains 
						adhérèrent au mouvement. Si la Ligue ne parvint pas à 
						contrôler la totalité de la création littéraire, 
						certains écrivains 
						s’élevant 
						contre le caractère utilitaire du rôle réservé à la 
						littérature, elle exerça cependant une influence 
						déterminante, en particulier par le biais de ses 
						publications. 
						   
						Des journaux 
						comme « Pionniers » (《拓荒者》) 
						ou le mensuel « Bourgeons » (《萌芽月刊》devinrent les organes privilégiés de diffusion des œuvres 
						de ses membres, mais aussi d’un grand nombre de 
						traductions de textes marxistes et soviétiques, ce qui 
						alarma le gouvernement nationaliste : de 
				
						nouvelles règles de censure  |  | 
						 
						Qu Qiubai 
						(瞿秋白) |  
				
				furent édictées en décembre 1930, 
				mais, au fur et à mesure que certains titres étaient interdits 
				et disparaissaient, d’autres voyaient le jour. 
				   
				La Ligue s’était fixé pour mission essentielle de rendre la 
				littérature accessible aux masses, de créer une littérature 
				« prolétarienne ». En 1931 et 1932, 
				
				Lu Xun, 
				Mao Dun et Zhou Yang menèrent une série de débats sur le sujet, 
				pour en déterminer le contenu et la forme, et en particulier le 
				langage. Les résultats furent synthétisés dans des essais de
				Qu Qiubai sur la littérature de masse, publiés en 1932.
				 
				   
				Il s’agissait de créer une littérature non élitiste, et, en 
				particulier, une langue commune, compréhensible par tous, et 
				capable de surmonter les barrières dialectales qui faisaient de 
				la Chine un immense puzzle linguistique. Cette langue commune, 
				le putonghua (普通话),  était conçue comme une langue populaire, 
				différente du baihua (白话),
				création 
				littéraire, et commençait d’ailleurs à se former, de façon 
				rudimentaire, sous l’effet des brassages de populations, dans 
				les ports, sur les quais de gares. L’idée était donc d’en 
				systématiser l’usage, et même, au besoin, de la transcrire en un 
				système alphabétique pour en faciliter la compréhension et 
				l’apprentissage.  
				   
				Littérature de 
				défense nationale 
				    
				Cependant, après 
				l’invasion du Nord-Est de la Chine, le 18 septembre 1931, suivie 
				du bombardement de Shanghai le 28 février 1932, les troupes 
				japonaises arrivant près de Pékin en mai 1933, le salut national 
				devint le thème qui s’imposait ; mais ce thème et les slogans 
				qui allaient avec, dont celui de « littérature nationaliste », 
				furent confisqués et monopolisés par le Guomindang et ses 
				supporters. En opposition directe avec les idées défendues par 
				la Ligue, le mouvement stipulait que les liens entre individus 
				et classes sont superficiels, et que le plus important est le 
				caractère national, ce qui avait évidemment une coloration 
				raciale, soigneusement calculée pour susciter l’émotion dans le 
				peuple au moment de l’invasion japonaise.    
					
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						Zhou Zuoren 
						(周作人) |  | 
						Les écrivains 
						de gauche s’élevèrent contre ce qu’ils considéraient 
						comme une menace de subversion de l’idéal 
						internationaliste prôné par la Ligue. Qu Qiubai attaqua 
						les journaux nationalistes comme propagateurs d’une 
						vulgaire propagande anti-soviétique : le mouvement de la 
						littérature nationaliste apparaissait comme un moyen de 
						liquider le communisme, plus que de s’opposer à 
						l’envahisseur. 
						La Ligue étouffa les voix les plus modérées qui 
						appelaient à une littérature non politisée. Le clivage 
						était sans appel.   
						Cependant, 
						c’était Shanghai le centre des activités de la Ligue ; 
						ailleurs, l’atmosphère était moins militante. Le jeune 
						frère de 
						
						Lu Xun, Zhou 
						Zuoren (周作人), 
						et Lin Yutang (林语堂),
						
						
						par exemple, défendaient une littérature non engagée 
						dans leurs journaux respectifs : ‘Camel Grass’ (《骆驼草》)
						
						
						et ‘Les entretiens’ (《论语》) ; le premier prônait  |  
				
				une littérature dénuée de tout caractère didactique, le second 
				défendait en outre le rôle de l’humour et des sentiments 
				personnels. 
				   
					
						| 
						
						Quant aux grands écrivains nés dans la mouvance 
						du 4 mai, comme 
						Ba Jin (巴金), 
						
						Shen Congwen 
						(沈从文)
						ou
						
						
						Lao She (老舍), 
						ils restaient en dehors de la Ligue et en marge des 
						controverses politiques, menant à part leurs 
						expérimentations personnelles, tentant de combiner 
						tradition chinoise et techniques occidentales. Les 
						œuvres qui en sont nées dépeignent, pour la plupart, des 
						individus misérables, victimes des injustices de la 
						société et des malheurs du temps, incapables de 
						maîtriser leur destin, reflétant souvent les drames 
						personnels des auteurs eux-mêmes, ou tout au moins leurs 
						expériences intimes ; les femmes émergent comme sujet de 
						fiction à part entière, emblématique des inégalités 
						sociales. Ce qui rend ces œuvres éminemment modernes, 
						c’est l’accent mis sur 
						
						l’analyse psychologique des personnages, qui est souvent 
						l’élément déterminant de l’histoire contée. Elles 
						adoptent enfin en priorité la forme longue du 
						 |  | 
						 
						Lin Yutang 
						(林语堂) |  
				
				roman, préféré à la forme courte de la nouvelle, mais pas 
				toujours pour les mêmes raisons (6). 
				
				  
				
				Le déclenchement de la Guerre de Résistance contre le Japon, en 
				1937, allait à nouveau changer la donne.     
				
				
				Notes 
				(1) voir
				
				
				chapitre précédent
				  
				(2) écrit 
				(symboliquement ?) avec l’élément phonétique du caractère 
				homophone
				阀
				désignant les 
				seigneurs de guerre. 
				(3) Personnage haut en 
				couleur qui, pour la petite histoire, inspira celui du général 
				Tchang dans la bande dessinée de Hugo Pratt « Corto Maltese en 
				Sibérie ». 
				(4) Zhou Yang fut une 
				éminence littéraire du Parti communiste chinois, jusqu’à sa mort 
				en 1989 ; cependant, s’il fut un avocat d’un strict contrôle de 
				la littérature dans les années 1950 et 1960, cela ne l’empêcha 
				pas d’être attaqué au début de la Révolution culturelle ; il 
				revint sur le devant de la scène après sa réhabilitation, en 
				1977, mais il adopta alors une ligne plus souple, favorisant 
				plus de liberté 
				d’expression. 
				(5) Qu Qiubai fut le 
				successeur de Chen Duxiu à la tête du Parti communiste chinois 
				en 1927. Il ne put se joindre à la Longue Marche car il était 
				tuberculeux. Resté sur le territoire du soviet du Jiangxi, il 
				fut arrêté en 1934 à la chute de celui-ci, lors de la cinquième 
				campagne d’encerclement de l’armée nationaliste, celle, 
				justement, qui déclencha la Longue Marche. Il fut fusillé 
				l’année suivante, à l’âge de trente six ans. Il laissait une 
				lettre d’adieu qui fait partie de la tradition littéraire du 
				mouvement communiste chinois : 
				
				《多余的话》 
				(6) Voir en 
				particulier les explications données sur ce sujet par
				
				Lao She. 
				           
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