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« L’Histoire de mon oncle » : un récit de Wang Anyi marqué par les lendemains de 1989

par Brigitte Duzan, 1er janvier 2021

 

« L’Histoire de mon oncle » (叔叔的故事), Wang Anyi (王安忆) l’a écrite en 1990, après une période de silence d’un an, à la suite d’un « accident » évoqué dans le texte sans plus de précision ; mais, renvoyant à 1989, on comprend tout de suite ce dont il s’agit. On conçoit dès lors que ce texte ne peut être anodin, venant après une sorte de traversée du désert. Il marque effectivement un tournant dans l’œuvre de l’écrivaine, mais a aussi son importance dans l’histoire de la littérature chinoise.

 

Récit incertain, narration éclatée

 

C’est d’abord un récit complexe qui raconte la vie de son oncle, c’est-à-dire le frère de son père (« 这是一个人家的故事,关于我的父兄 »), avant, pendant et après la Révolution culturelle. Ou plutôt ce sont plusieurs histoires le concernant mises bout à bout (« 这是一个拼凑的故事 »),

 

Shushu de gushi, éd. 1991

complétées par des épisodes imaginés et des réflexions, et qui finissent par peindre le tableau d’une époque et d’une génération, et même de deux.  

 

On peut distinguer trois parties [1], non linéaires, où sont relatées des bribes d’histoires qui se croisent et se recoupent sans jamais être racontées de la même manière, brisant le moule d’une narration conventionnelle.

 

La première partie se passe dans un petit village perdu aux fins fonds de la campagne chinoise : une jeune élève s’éprend de son maître d’école, un intellectuel, ‘droitiste’ réhabilité (一个摘帽右派), venu de la ville – celui qu’on appelle « oncle » (叔叔), gentiment, sans que le terme implique une quelconque relation familiale.

 

Réédition 2004

 

Certains disent que c’est elle qui l’a conquis par la pureté de ses sentiments, d’autres disent que c’est lui qui l’a attirée en la retenant après les heures de cours pour la faire travailler, en lui soufflant sur les doigts pour les réchauffer quand il faisait trop froid, pour qu’elle puisse tenir son stylo. On a là un exemple de ce qui suit : le récit déconstruit présente les faits sous différents angles, en niant l’existence d’une réalité tangible universelle - la réalité dépend de la vision de chacun.

 

Puis le maître et son élève se marient.  Pendant la Révolution culturelle, cependant, les deux jeunes époux sont critiqués, attaqués, paradés sur la place publique, et finalement se séparent. C’est une période très dure, mais déjà affleure la grande différence entre les deux époux, qui déséquilibre leur relation : l’oncle est tout pour son

épouse, tandis que lui considère la promotion et la gloire comme son but dans la vie.

 

L’autre élément de l’histoire, dans ce cadre, concerne les relations de l’oncle avec son fils, Dabao (大宝), qui est une déception pour l’oncle car il désirait une fille. Du coup, l’enfant est délaissé par son père, surtout après la séparation des deux époux ; on n’en entend plus parler, jusqu’à ce que la colère longtemps intériorisée du fils envers son père déclenche la crise qui conclut le récit.

 

La deuxième partie est l’histoire de la réussite sociale de l’oncle : il devient un écrivain connu, se lie avec deux femmes et divorce de la première qui incarne trop pour lui la misère de ses premières années de mariage et la vie de chien qu’il a menée pendant la Révolution culturelle. Le panache de la réussite est une revanche sur le passé.

 

La troisième partie se passe à la fin des années 1980 : l’oncle est invité en Allemagne, il a pour guide une jeune Allemande en qui il voit le symbole de son ouverture sur le monde ; mais l’excitation est de courte durée : il tente de la conquérir et reçoit une gifle en retour. Fin de l’idylle internationale et retour au pays.

 

La partie finale, de la taille d’une très courte nouvelle, est la conclusion d’un égoïsme qui a mené à la solitude et à l’échec personnel, et dont Wang Anyi fait le symbole non tant de l’égoïsme masculin, mais, plus généralement, de l’égoïsme de toute une génération. Elle en profite au passage pour nous offrir une méditation finale sur les ressorts de son mode narratif.

 
Métafiction, œuvre de transition
 

« L’histoire de mon oncle » a été écrit à une période de transition dans l’histoire littéraire comme dans l’histoire chinoise plus généralement, après la rupture que constitue l’année 1989, qualifiée d’« accident » dans le récit. Cet accident constitue un non-événement, un grand blanc de plus dans l’histoire nationale qui a entraîné une perte de repères et de crédibilité historique. Le réalisme en littérature y perd aussi ses fondements. Toute histoire devient forcément sujette à caution et nécessite une remise en cause des modes de narration.

 

L’Histoire de mon oncle

 

Narration subjective, autofiction

 

L’histoire est contée par une narratrice, à la première personne. Mais c’est le genre de narrateur qui participe au récit, qui en est partie prenante, qui le commente et l’interroge, en apportant sa part d’imagination pour combler les « trous » dans l’histoire transmise, par l’oncle lui-même mais aussi la rumeur publique. Tout est subjectif et sujet à caution ; l’histoire est mise en doute par celle-là même qui entreprend de la conter.

 

Wang Anyi l’annonce d’entrée de jeu, elle va raconter l’histoire d’un homme de la génération de son père :

 

这是一个拼凑的故事,有许多空白的地方需要想像和推理,否则就难以通顺。我所掌握的讲故事的材料不多且还真伪难辨。一部分来自于传闻和他本人的叙述,两者都可能含有失真与虚构的成分;还有一部分是我亲眼目睹,但这部分材料既少又不贴近,还由于我与他相隔的年龄的界限,使我缺乏经验去正确理解并加以使用。

C’est une histoire faite de bouts rapportés, avec de nombreux blancs nécessitant imagination et déduction pour assurer clarté et cohérence. Les éléments dont je suis sûre sont peu nombreux, et j’ai du mal à y distinguer le vrai du faux. Une partie vient de que j’ai entendu dire et de ce que mon oncle lui-même m’a raconté, ce qui n’exclut pas une part d’invention et de déformations. L’autre partie est constituée de ce que j’ai pu observer de mes propres yeux, mais c’est peu de chose, et de plus ne m’est pas familier.

 

Donc, dit Wang Anyi, c’est un récit tout ce qu’il y a de plus subjectif, qui va à l’encontre de son écriture habituelle : réaliste et objective. Elle souligne constamment que, faute d’éléments précis, elle est obligée d’imaginer : selon moi, je suppose, j’imagine, etc. Mais, d’un autre côté, c’est aussi une manière pour elle de raconter sa propre histoire - histoire intime et douloureuse qu’elle ne veut pas raconter - en l’insérant dans les blancs de l’autre :

我又要保护我个人的故事,不想将其公布于众, 。所以我就决定讲他的故事,而寄托自己的思想,这是一种自私的、近乎偷窃的行为,可是讲故事的愿望多么强烈!我们这些人的生活方式,就是将真实的变成虚拟的存在,而后驻足其间,将虚拟的再度变为另一种真实。

… je veux préserver mon histoire intime, et n’ai aucune envie de la divulguer à la foule… aussi ai-je décidé de raconter son histoire, en y intégrant mes propres pensées, par une sorte d’égoïsme, à la limite du vol, tant est vif mon désir de conter cette histoire ! Nous vivons en transformant la réalité en fiction, nous autres écrivains, puis, nous y étant immergés, nous transformons cette fiction en une autre réalité.

 

En ce sens, on peut rapprocher ce récit du courant de littérature chinoise dite d’avant-garde de la deuxième moitié des années 1980, représenté en particulier par Yu Hua (余华) et Ge Fei (格非), avec la même déconstruction de la narration [2].

 

Voix féminine, tournant dans l’histoire

 

Wang Anyi se livre ici à une déconstruction narrative en procédant à une démultiplication de l’histoire de l’oncle selon divers points de vue alternatifs : histoire de l’oncle telle qu’on la connaît, histoire contée par l’oncle et éléments de l’histoire de l’oncle rassemblés par la narratrice qui les soumet à sa critique et y mêle son histoire personnelle. On peut y voir une remise en cause de l’autorité masculine, au sens où l’histoire de l’oncle est celle d’un homme qui échoue dans ses rapports avec les femmes, mais aussi dans ses relations avec son fils.

 

Toute cette histoire tend vers sa sombre conclusion finale : l’assaut désespéré du fils contre le père qui l’a délaissé, conclusion qui ressemble au jugement de toute une génération.  Le texte se termine en effet par deux phrases qui sonnent comme des constats du désespoir de toute une époque :

 

叔叔的故事的结尾是:叔叔再不会快乐了。
C’est ainsi que s’achève l’histoire de mon oncle : il ne pourra jamais plus être heureux.
我讲完了叔叔的故事后,再不会讲快乐的故事了。

Quant à moi, après avoir achevé de conter l’histoire de mon oncle, je ne pourrai jamais plus raconter d’histoires heureuses.

 

 


 

À lire en complément

 

La partie finale, texte, vocabulaire et traduction

 


 

Traduction en français

 

L’histoire de mon oncle, trad. Yvonne André, éditions Picquier, novembre 2020, 116 pages.


 

 


[1] Texte original, en 13 chapitres : http://wanganyi.zuopinj.com/2762/

[2] On peut d’ailleurs remarquer que, comme pour la plupart des récits dits expérimentaux de cette période, « L’Histoire de mon oncle » est une nouvelle « moyenne » ( zhongpian xiaoshuo 中篇小说) qui se prête particulièrement bien à ce genre d’expérimentation formelle et stylistique. On peut en rapprocher certains récits plus récents, de Yan Geling (严歌苓) entre autres, à commencer par « Fleurs de guerre » (《金陵十三钗》) qui est aussi un zhongpian et qui fait appel au même procédé d’intrusion de la narratrice dans le récit pour compléter par l’imagination ce qu’elle ne sait pas de source sûre.

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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