王安忆 《叔叔的故事》
Wang Anyi :
« L’Histoire de mon oncle »
Partie finale
par Brigitte Duzan, 23 septembre
2010, actualisé
1er janvier 2021
« L’Histoire
de mon oncle » (《叔叔的故事》)
est un récit de
Wang Anyi écrit
en 1990 intéressant à bien des égards : pour la
déconstruction narrative qui en est la marque, pour le
tournant qu’il annonce dans l’œuvre de l’auteure, mais
aussi pour ce qu’il représente du contexte de l’époque.
La partie
conclusive dépeint l’échec final de « l’oncle » et les
deux dernières phrases reflètent le désenchantement de
l’époque, après 1989.
叔叔的故事的结尾
Histoire de mon oncle : dénouement final
(Texte, vocabulaire et traduction)
1
叔叔决定采取冷战的办法使大宝屈服1。他想如若2他让了一次步,就会有第二次让步,他会步步妥协3,而大宝则步步进逼3。 |
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« Histoire de mon oncle » |
他已逐渐镇定下来4,并且有了耐心,决定打一场持久战5,他决定在这房子里如从前那样生活,有没有大宝都一个样。他照常读书,写作,接待女孩,只有这样,他才可最后赢得这场旷日持久的战斗5。每当他从自己房间出来,看见客厅里坐着大宝,就觉得这大宝不是大宝,而是他过去的女人,用来要挟6他的一个武器,一个象征物。他过去的女人,竟企图用他过去的生活遗迹来要挟他,他必不能让她得逞7。所以他就更做得潇洒8,进进出出,有时还吹着口哨8。他一点没有发现,危险正在悄悄地逼近他,他已经危机四伏了9,而他一点察觉9也没有,兀自10走来走去的。
叔叔有意冷落11大宝的战术已被大宝体察到了12。他激动不安地想:他为什么不来与我说话?他什么时候再来与我说话呢?他等待父亲来与他说话,等待使他骚乱不已13,他手脚冰凉,微微哆嗦着14。他好像一头落入陷阱的小兽15,没有人来救他。有一两次叔叔进屋没有把门关严,他从门缝里看见叔叔倚在那张粉红色、荷叶边垂地的新嫁娘的床上,悠然自得地16看一本书。狂躁17的情绪逐渐地高涨起来,他觉得这父亲不再是父亲,而是他大宝的克星18,他大宝的克星在奚落他呢19!他大宝二十多年的一生就是受奚落的一生,至今还没有得到一点补偿。危险来临了,大宝对这危险是有预感的,可惜他的头脑还不能够破译这危险的预感。他手脚打着颤,脸上却露出了奇怪的笑容。
如果大宝的母亲在场,她便会发现这父子俩全都有在绝望的时刻露出微笑的特征。这不知来自于一种什么意义的遗传20,在这样的时刻,他们父子竟有着惊人相似的面容。
这时候,没有人意识到危险的来临。他们甚至还在一起吃了一顿午饭和一顿晚饭。然后,天就黑了。叔叔打开了电视机,他们父子一人坐了一个角落地看电视。电视的节目演了一个又一个,大宝忽而又焦急地想:他什么时候与我说工作的事情呢?他觉得他捱不到21明天了,因为今天与明天之间,还隔了一个迢迢的黑夜22,他捱不过去了。可他又不能自己先说,大宝觉得自己是抢不了父亲先的,他只有等待。当电视最后的节目演完,屏幕上出现了“再见”的字样,叔叔懒洋洋地23站起身,关了电视,往自己房间去了。大宝绝望地想道:他再不会与自己说工作的事情了,他想他的等待再不会有结果,而最后一个机会也过去了。最后刺激24大宝对父亲的仇恨的,是叔叔在洗脸间里的刷牙声。牙刷在丰富的泡沫中清脆地25响着,响的时间非常之久。大宝站起身,走到厨房,拧亮电灯26,四下里看着,许久他也没有明白他是在找什么。后来,当他的眼睛无意地落在了他要找的那东西的上面,他才明白。他将他要找的东西握在手里,掖27在衣服底下,回到了他日夜栖身的客厅沙发上,然后关了灯。
01
屈服
qūfú
céder, se soumettre 大宝
Dàbǎo
nom du fils de l’oncle
02
如若
rúruò
si, au cas où
03
妥协
tuǒxié
faire un/des compromis 步步进逼
bùbùjìnbī
continuer à avancer (pas à pas)
04 镇定
zhèndìng
être calme,
maître de soi
05 持久战
chíjiǔzhàn guerre
prolongée = 旷日持久的战斗
kuàngrìchíjiǔde zhàndòu
06
用来
yònglái
utiliser dans le
but de 要挟
yāoxié
menacer, faire
pression sur
07 得逞
déchěng
réussir
08 潇洒
xiāosǎ
(l’air)
naturel, dégagé 吹口哨
chuīkǒushào
siffler, siffloter
09
危机四伏
wēijīsìfú
le danger
menace de tous côtés 察觉
chájué
détecter
10 兀自
wùzì
1. =
径自
jìngzì
sans rien demander
11
冷落
lěngluò
peu fréquenté / traiter avec froideur
12 战术
zhànshù
tactique
体察
tǐchá
examiner, observer
13 骚乱
sāoluàn
émeute, révolte
14 哆嗦
duōsuō
trembler (de
colère, de froid, de peur…)
15 落入陷阱
luòrù xiànjǐng
tomber
dans un piège
16 悠然自得地
yōuránzìdéde
tranquillement, à
loisir
17
狂躁
kuángzào
anxieux, impétueux,
violent
18
克星
kèxīng
ennemi naturel (comme le chat pour la souris)
19
奚落
xīluò
se moquer de, railler, bafouer
20
遗传
yíchuán hérédité / -taire
21
捱到
áidào
tenir, supporter jusqu’à…
22
迢迢
tiáotiáo
très éloigné
23
懒洋洋
lǎnyāngyāng
léthargique, à moitié endormi
24
刺激
cìjī
stimuler, provoquer, inciter à
25
清脆
qīngcuì
clair, cristallin
26
拧亮
níngliàng
allumer la lumière (en
tournant le bouton : 拧)
27
握/掖
wò /
yē saisir / fourrer dans…
28
栖身
qīshēn
loger, résider
Traduction
1.
Mon
oncle décida d’utiliser des méthodes de guerre froide pour
amener Dabao à se soumettre à son autorité. Il pensait que ,s’il
arrivait à le faire céder une première fois, il pourrait essayer
une deuxième fois, et peu à peu arriver à un compromis, mais
Dabao continuait à ne pas faire de concession. Mon oncle prit
peu à peu sur lui, décidant d’user de patience et de mener une
guerre prolongée : de vivre dans l’appartement comme il l’avait
toujours fait, sans que la présence de Dabao y changeât quoi que
ce soit. Il lisait, écrivait, recevait sa fille, comme à son
habitude, ce n’est qu’ainsi qu’il pourrait finalement gagner
cette guerre d’usure. Chaque fois qu’il sortait de sa chambre,
et qu’il voyait Dabao assis là, dans le salon, il n’avait jamais
l’impression que c’était Dabao, mais son ancienne épouse qui
l’utilisait comme une arme pour faire pression sur lui, une
sorte de symbole vivant. Son ancienne épouse tentait d’utiliser
les vestiges de leur existence passée pour faire pression sur
lui, et il ne pouvait pas certainement pas la laisser réussir.
C’est pourquoi il affectait une attitude encore plus dégagée, il
entrait et sortait, et parfois se mettait même à siffloter. Il
n’était absolument pas conscient du danger latent qui menaçait
de tous côtés, et, sans s’apercevoir de rien, continuait à aller
et venir.
Dabao avait bien vu la
tactique de mon oncle : le traiter avec froideur. Il se
disait avec énervement : mais pourquoi ne vient-il pas me
parler ? Quand viendra-t-il me parler ? Il attendait, et cette
attente le poussait à la révolte, il en avait les pieds et les
mains glacés, et frissonnait légèrement. Il était comme une bête
sauvage tombée dans un piège, sans personne pour venir la
sauver. Une ou deux fois, mon oncle était entré sans bien fermer
la porte, alors, par la fente de la porte entrebâillée, il
l’avait vu occupé à lire tranquillement un livre, adossé sur le
lit de jeune mariée, rose, avec un volant dans le bas. Un
sentiment violent s’était peu à peu emparé de lui tandis qu’il
pensait que ce père n’était plus son père, mais son ennemi
naturel, à lui, Dabao, un ennemi naturel qui le bafouait ! Lui,
Dabao, avait plus de vingt ans, et pendant ces vingt années
d’existence, il avait été bafoué, sans avoir jamais obtenu de
compensation. Le danger menaçait, Dabao le pressentait,
malheureusement il était incapable de déchiffrer le sens de ce
pressentiment. Alors qu’il tremblait de tous ses membres, son
visage affichait un sourire étrange.
Si la mère de Dabao
avait été là, elle aurait remarqué ce léger sourire qui était
une caractéristique propre au père comme au fils dans les
moments de désespoir. C’était peut-être un trait héréditaire,
qui sait, dans ce genre de circonstance, père et fils se
ressemblaient de façon surprenante.
A cet instant-là, aucun
d’entre eux n’était conscient de l’imminence du danger. Ils
prirent même ensemble le déjeuner, puis le dîner. Ensuite, la
nuit tomba. Mon oncle alluma la télévision, et père et fils
comme un seul homme s’assirent chacun dans son coin pour la
regarder. Les programmes défilant l’un après l’autre, Dabao
pensait nerveusement : quand va-t-il aborder le sujet de mon
travail ? Il avait le sentiment qu’il ne tiendrait pas jusqu’au
lendemain, parce que, entre le moment présent et le lendemain,
il y avait la nuit, et cela lui semblait tellement éloigné que
c’en était insupportable. Il ne pouvait pourtant pas parler le
premier, et il ne pouvait pas non plus forcer son père à le
faire ; il ne pouvait qu’attendre. A la fin de la dernière
émission, quand sur l’écran s’afficha « à demain », mon oncle se
leva paresseusement, éteignit le poste, et se dirigea vers sa
chambre. Dabao pensa avec désespoir : il ne va toujours pas me
parler de mon travail, comme si son attente ne pouvait déboucher
sur aucun résultat, la dernière occasion étant passée. Ce qui,
finalement, attisa en Dabao la haine qui couvait à l’égard de
son père, ce fut le bruit qu’il fit en se brossant les dents
dans la salle de bains. La brosse à dents rendait un son clair,
au milieu d’une mousse abondante, et cela dura très longtemps.
Dabao se leva, alla dans la cuisine, alluma la lumière, et
regarda autour de lui, sans comprendre pendant longtemps ce
qu’il était venu chercher. Ce n’est que lorsque ses yeux se
posèrent par hasard sur l’objet recherché qu’il comprit. Il prit
l’objet, et le fourra sous sa veste, puis il revint vers le sofa
du salon où il passait ses jours et ses nuits, et éteignit la
lumière.
2
大宝躺在黑暗中,等待叔叔睡着。他以为他已经等待了很长的时间,他以为黑夜已经在他的等待中过去了大半,黎明的时刻即将来临,他以为这正是人人进入梦乡的万籁俱寂1的时刻了,他悄悄地站了起来,手里紧握着那东西,那东西已被他的身体暖成温热的了。他的心里忽然变得轻松了,甚至有几分愉快,长久的等待终于要实现了似的。他轻轻地走过走廊,来到了叔叔的卧室门口。他停了停,然后脱了鞋,这样可以使脚步轻得像猫一样。他推开了门。却被门内的光亮眩了眼睛2。他没想到这时屋里还大亮着灯,他父亲正站在床边,整理着枕头,准备上床,当他回过头,略有些惊愕地3张了嘴,看着大宝时,他口腔里4牙膏的清凉的气息,散发在了空气里。大宝朝着叔叔举起了手里的东西,那是一把刀,不锈钢的5刀面在电灯下闪着洁白的光芒5。叔叔怒吼道:流氓!随着这一声怒吼,大宝的头脑似乎一下子清醒了,他刹那间明白了,他从小到大所吃的一切苦头,其实全都源于这个男人。他所以这样不幸福,他所以这样压抑6,这样走投无路,全都源于这个男人。这个男人现在好了,可他却还在受苦,他多么苦闷啊7!他的没有工作、没有前途、没有买烟的钱,他失去了健康的身体,全源于这个男人。他把刀向这个男人挥去,这个男人避开了,并用一只手握住了他的手腕。
叔叔握到了大宝的手腕,心里升起了一个念头:这个孩子竟要杀他了。叔叔看见了这个孩子因仇恨而血红血红的眼睛,他想:很多孩子爱戴他8,以见他一面为荣幸8,这个孩子却要杀他。叔叔看见了这孩子的瘦脸,抽搐扯斜了9他的眼睛,两个巨大的鼻孔一张一翕着10,嘴里吐出难嗅的腐臭的气息11,他无比痛心地想道:这就是他的儿子,他的儿子多么丑陋啊12!而这丑陋却是他熟悉的,刻骨铭心地13熟悉的,他好像看见了这丑陋的面孔后面的自己的影子,看见了这张丑陋的面孔就好像看见了叔叔自己。叔叔不忍卒睹地14移开了目光,为了把全身的力量都聚集在手腕上,而咬紧了牙关15。
大宝为了挣脱手腕而扭曲了身体,他的手腕在父亲的大手里蛇一般地扭动,那把切西瓜的大刀便甩过来甩过去,闪烁着16光芒。他们僵持了17很久、双方都消耗了体力和耐心,疲惫的感觉似乎更加激怒了大宝,他狂暴地挣扎着,叔叔一个不防备18,竟被他挣开了手去,随后他便不顾一切地19朝叔叔横劈一下,竖劈一下19,有一下劈到了叔叔的手臂,流血了,血滴在地毯上,转眼变成酱油般的褐色斑点20。滴血的时刻忽然使叔叔想起大宝出生的场面:一轮火红的落日冉冉而下21,血色溶溶21,男孩呱呱落地。血液冲上叔叔的头脑,叔叔怒火冲天22。他有些奋不顾身23,大抡着手臂朝大宝揍去24,大宝头上脸上挨了24重重的几下,鼻子流血了。叔叔凛然的气势压倒了大宝25,大宝的狂暴由于发泄渐渐平息26,他软了下来,刀掉在地上,然后他就咧着嘴哭了,鼻血流进了嘴里。叔叔像个英雄一般,撕下一只睡衣的袖子,包扎27好手臂上的伤口,大宝的哭声使他厌恶又怜悯28。伤了一条手臂的叔叔极有骑士风范29,可是他刹那间想起:他打败的是他的儿子。于是便颓唐了下来30。将儿子打败的父亲还会有什么希望可言?叔叔问着自己。这难道就是他的儿子吗?他问自己。大宝蜷缩31在地上,鼻涕、鼻血,还有眼泪,污浊了32面前的地毯。叔叔忽然看见了昔日的自己33,昔日的自己历历地34从眼前走过,他想:他人生中所有的卑贱、下流、委琐、屈辱的场面35,全集中于这个大宝身上了。这个大宝现在盯上了他,他逃不过去了,他躲得了初一躲不了十五36!这一夜,叔叔猝然37地老了许多,添了许多白发。他在往事中度过了这一夜,往事不堪回首38,回忆使他心力交瘁39。叔叔不止一遍地想40:他再也不会快乐了。他曾经有过狗一般的生涯,他还能如人那样骄傲地生活吗?他想这一段猪狗和虫蚁般的生涯是无法销毁了41,这生涯变成了个活物,正缩在他的屋角,这就是大宝。黎明的时刻到来得无比缓慢,叔叔想他自己是不是过于认真,应当有些游戏精神,可是,谁来陪我做游戏呢?
01
万籁俱寂
wànlài jùjì
d’un calme parfait, totalement silencieux
02
眩眼睛
xuàn yǎnjing
éblouir
03
惊愕
jīng'è
stupéfait
04
口腔
kǒuqiāng
intérieur de la bouche
05
不锈钢
búxiùgāng
acier inoxydable 洁白
jiébái blanc
immaculé
06
压抑
yāyì
réprimer, opprimer
07
苦闷
kǔmèn
déprimé
08
爱戴
àidài
aimer et estimer 荣幸
róngxìng
être honoré, être un
honneur
09
抽搐
chōuchù
spasme, convulsion 扯斜
chěxié tirer de travers, déformer
10
张翕
zhāngxī
s’ouvrir et se fermer, se déplier et se replier…
11
腐臭
fǔchòu qui a une odeur de moisi, de pourri…
12
丑陋
chǒulòu
laid, horrible,
répugnant
13
刻骨铭心
kègǔ míngxīn
gravé dans la
mémoire (litt. dans les os et le cœur)
14
不忍卒睹
búrěn zúdǔ
(vision) trop horrible à regarder
15
咬紧牙关
yáojǐn yáguān
serrer les dents
16
甩
shuǎi
balancer
17
僵持 jiāngchí rester sur ses positions, refuser de bouger
18
防备
fángbèi
prendre des
précautions
19
不顾一切地
búgù yíqiède
désespérément
劈
pī
fendre
20
酱油
jiàngyóu
sauce au soja
褐色
hèsè
brunâtre
斑点
bāndiǎn
tache
21
冉冉
rǎnrǎn
lentement 溶溶
róngróng
(couler) à flots
22
怒火冲天
nùhuǒ chōngtiān
être fou de rage
23
奋不顾身
fèn búgùshēn
n’écoutant que son
courage
24
揍
zòu
battre
挨
ái
rosser
25
凛然
lǐnrán
sérieux
气势
qìshì
manière imposante
26
发泄
fāxiè
laisser
libre cours à
27
撕下
sīxià
déchirer 包扎
bāozā panser
28
怜悯
liánmǐn
avoir pitié
29
骑士风范
qíshì
fēngfàn
avoir une allure, un style de chevalier
30
颓唐
tuítáng
être déprimé, démoralisé
31
蜷缩
quánsuō
être recroquevillé,
roulé en boule
32
污浊
wūzhuó
salir
33
昔日
xīrì
autrefois, l’ancien temps
34
历历地
lìlìde
clairement
35
卑贱
bēijiàn bas,
ignoble 委琐
wěisuǒ
méticuleux /mesquin
屈辱
qūrǔ
humiliation
36
躲得了初一,躲不了十五
du déle chūyī,
duǒbùliǎo shíwǔ
si l’on peut éviter le
1er du mois (lunaire), on ne peut éviter le 15 =
impossible de fuir
37
猝然
cùrán
soudain, tout d’un coup
38
不堪回首
bùkān huíshǒu
ne pas supporter
le souvenir d’un événement
39
心力交瘁
xīnl ìjiāocuì
exténué, fatigué autant physiquement que mentalement
40
不止
bùzhǐ
s ans cesse 一遍地
yíbiànde
encore et encore
41
销毁
xiāohuǐ
détruire, anéantir
Traduction
2. Etendu dans
l’obscurité, Dabao attendait que mon oncle s’endorme. Il pensait
que cela faisait très longtemps qu’il attendait, qu’il avait
déjà passé la moitié de la nuit à attendre, que l’aube allait
bientôt pointer ; mais c’était le moment paisible où tout le
monde est plongé dans ses rêves, il se leva donc tout doucement,
en tenant fermement à la main l’objet qui avait tiédi au contact
de son corps. Il se sentit soudain tout détendu, très joyeux
même, il lui semblait que sa longue attente allait enfin se
matérialiser. Il passa sans bruit le corridor et parvint à la
porte de la chambre de mon oncle. Après s’être arrêté un
instant, il enleva ses chaussures ; il serait ainsi aussi
silencieux qu’un chat. Il poussa la porte mais fut ébloui par la
lumière à l’intérieur de la chambre. Il n’avait pas imaginé
qu’elle pût être encore allumée à cette heure ; son père était
debout au bord du lit, en train d’arranger son oreiller pour
aller se coucher ; tournant la tête, il ouvrit légèrement la
bouche de surprise en apercevant Dabao, et une odeur fraîche de
dentifrice se répandit dans la pièce. Dabao s’avança vers mon
oncle en levant la chose qu’il tenait à la main et qui était un
couteau, un couteau en acier inoxydable dont la lame brilla d’un
éclair immaculé à la lumière de la lampe. Mon oncle s’écria d’un
air effrayé : vaurien ! Ce cri de frayeur eut, semble-t-il, pour
effet immédiat d’éclaircir les idées de Dabao ; il eut un
sursaut de conscience, réalisant que, depuis son enfance, toutes
les souffrances qu’il avait endurées étaient dues à cet homme.
C’est à cause de lui qu’il n’était pas heureux, à cause de lui
qu’il était ainsi étouffé, à cause de lui qu’il se retrouvait
dans une impasse, tout était la faute de cet homme. Cet homme
avait aujourd’hui une vie meilleure, mais lui continuait à
souffrir, et combien ! Il n’avait pas de travail, pas d’avenir,
pas un sou vaillant, même pas la santé, et tout cela était la
faute de cet homme. Il brandit le couteau, mais l’homme l’évita,
et lui attrapa le poignet d’une main.
Alors qu’il attrapait
le poignet de Dabao, une idée traversa la tête de mon oncle :
que cet enfant voulait le tuer. En voyant les yeux de ce garçon,
injectés de sang sous l’effet de la haine, il pensa qu’il y
avait une foule d’enfants qui l’adoraient, le vénéraient même,
mais celui-là voulait le tuer. Devant ce visage maigre, ces yeux
déformés par un spasme nerveux, ces deux immenses narines
palpitant elles aussi et cette bouche laissant échapper une
odeur fétide, il pensa le cœur serré que c’était son fils, ce
garçon si répugnant ! Mais cette laideur repoussante lui était
familière, elle était gravée au plus profond de lui-même ; il
lui semblait voir son ombre à lui derrière ce visage répugnant,
et dans cette laideur répugnante, sa propre image. Alors, devant
cette vision horrible, il détourna le regard pour concentrer
toutes ses forces sur le poignet, en serrant les dents.
Pour libérer son
poignet, Dabao se tordait dans tous les sens et les mouvements
du grand couteau à couper les pastèques, lançant des lueurs
intermittentes, suivaient les contorsions de son poignet, tel un
serpent dans la grande main de son père. Ils se mesurèrent ainsi
pendant longtemps, épuisant et leurs forces et leur patience,
mais le sentiment de fatigue semblait augmenter encore la fureur
de Dabao qui se débattait comme un forcené ; mon oncle ayant eu
un moment d’inattention, l’autre réussit à se libérer, puis se
mit à porter des coups désespérés dans tous les sens, jusqu’à
réussir à entailler le bras de mon oncle ; le sang se mit à
couler, gouttant sur le tapis qu’il macula en un clin d’œil de
taches brunes couleur de sauce au soja. Les gouttes de sang
rappelèrent instantanément à mon oncle le jour de la naissance
de Dabao : le soleil couchant était en train de baisser tout
doucement à l’horizon, tel une boule de feu, dans un déluge
couleur de sang, lorsque l’enfant vint au monde en vagissant.
L’esprit envahi de
ces images de sang, mon oncle fut pris de rage. Brandissant les
bras comme des moulinets, il se mit à frapper Dabao de toutes
ses forces, à la tête, au visage, si bien que, sous les coups,
Dabao se mit à saigner du nez. L’assaut brutal de mon oncle vint
à bout de lui, sa fureur se calma, et il faiblit ; laissant
tomber le couteau par terre, il esquissa une grimace et fondit
en pleurs, tandis que le sang lui coulait du nez dans la bouche.
Mon oncle, lui, tel un héros, déchira une manche de son pyjama
pour panser sa blessure au bras, les pleurs de Dabao suscitant
en lui à la fois de l’aversion et de la pitié. Ainsi blessé, mon
oncle avait vraiment l’air d’un preux chevalier, mais il pensa
soudain que celui qu’il venait de vaincre était son fils. Alors
il se sentit démoralisé. Un père qui avait acculé son fils à la
défaite pouvait-il encore avoir quelque espoir dans la vie ? se
demanda-t-il. Se pouvait-il que ce fût vraiment son fils ? Dabao
était recroquevillé par terre, la morve et le sang qui coulaient
de son nez, mêlés à ses larmes, maculaient le tapis devant lui.
Mon oncle se vit soudain tel qu’il était autrefois, et, à la vue
des images du passé défilant nettement devant ses yeux, il
songea que tout ce qu’il avait subi de bassesses, de
grossièretés, de mesquineries et d’humiliations au cours de son
existence, tout cela, il le retrouvait incarné dans la personne
de ce Dabao. Ce Dabao qui le fixait maintenant, sans pouvoir
fuir, sans issue possible. Cette nuit-là, mon oncle, d’un coup,
vieillit énormément, et ses cheveux blanchirent d’autant. Il ne
supportait pas de revivre cette nuit en pensée, le souvenir lui
en était insupportable. Il ne cessait de penser qu’il ne
pourrait plus jamais connaître le bonheur. Il avait eu dans le
passé une vie de chien, pourrait-il maintenant connaître une
existence dont il pût être fier ? Il pensa qu’il était
impossible de mettre fin à cette vie de chien et d’insecte,
cette existence avait engendré un autre animal, qui était
maintenant recroquevillé dans le coin de l’appartement, c’était
Dabao. L’aube pointait peu à peu, très lentement ; mon oncle se
demanda s’il ne prenait pas les choses trop au sérieux, il
fallait sans doute les prendre plus à la légère, mais qui
pourrait l’aider à le faire ?
_______________
3.
这一个夜晚,我们都在各自家中睡觉,睡眠很香甜,睡梦中日转星移1。我们各人都遇到了各人的问题,有的是编故事方面的,有的是情爱方面的,我们都受了些挫折2。在白天里,我们受挫折;黑夜里,我们睡觉。我们甚至模糊挫折和顺利的界线,使之容易承受。我们将这两个截然相反3的概念换过来换过去,为了使黑暗在睡眠中安然度过。我们这样做不是出于经验的教训,而只是懒惰4。可是叔叔度不过这黑夜了,叔叔无论怎样跋涉5都度不过这黑夜了。叔叔是这世界上最后一名认真的知识分子,救救孩子的任务落在叔叔的肩上。
叔叔一夜间变得白发苍苍6,他想,他再不能快乐了;他想,快乐,是几代人,几十代人的事情,他是没有希望了。被践踏过的灵魂是无法快乐的,更何况7,他的被践踏的命运延续到了孩子身上。那一个父与子厮杀8的场面永远地停留在了叔叔的眼前,悲惨绝伦9。孩子不让你快乐,你就能快乐了吗?叔叔对自己说:孩子不答应让你们快乐,你们就没有权利快乐!叔叔对自己说:孩子在哭泣呢!叔叔几十年的历史在孩子的哭泣声中历历地走过,他恨孩子!可是孩子活得比他更长久。
我们是在这个夜晚过去很久以后,才隐约地知道10。对此叔叔缄口无言11,可是俗话说12世上没有不透风的墙13,渐渐地,我们就知道了。我们大家一起来设想14这个场面,你一言、我一语的,将它设想成哈姆雷特风格的雄伟的图画15,我们说这是一场惊心动魄的悲剧16。我们已经习惯了以审美态度来对待世界和人,世界和人都是为我们的审美而存在,提供我们讲故事的材料。生命于我们只是体验,于是,一切难题都迎刃而解17,什么都难不倒18我们。我们干什么都是为了尝尝味道,将人生当作了一席盛餐。我们的人生又颇似一场演习19,练习弹的烟雾弥漫天地,我们冲锋陷阵,摇旗呐喊20,却绝对安全。这种模拟22战争使我们大大享受了牺牲和光荣的快感,丰富了我们的体验。然而,我们并不知道,我们的战斗力,我们的反应的敏锐性,我们的临场21判断力,在这种模拟22战争中悄悄地削弱23。当危险真正来临时,我们一无所知。我们还根据我们的意愿想象这世界,我们的意愿往往是出于一种审美的要求。叔叔的那一个真刀真枪的夜晚久久不为我们理解,与我们隔离得很远。但是,叔叔的关于他发现了命运真相24的新的警句在我们中间流传。有一天,在我的生活里,发生了一点事故,这事故改变了我对自己命运的看法,心情与叔叔不谋而合25。这事故虽然不大,于我却超出了体验的范围26,它构成了我个人经验的一部分,使我觉得我以往的生活的不真实。
为什么这事故能抵制了27我一贯的游戏精神,而在心里激起真实的反映?那大约是因为这事故是真正与我个人发生关系的,而以往的事故只是与别人有关。我们是非常自私的一代,只有自我才在我们心中。我们的游戏精神其实是建立在个人主义基础上28,无论是救孩子还是救大人,都不可使我们激起责任心而认真对待。只有我们真正的自己遇到了事故,哪怕是极小的事故,才可触动我们,而这时候,我们又变得非常脆弱,不堪一击29,我们缺少实践锻炼的承受力已经退化得很厉害30。这世界上真正与我们发生关系的事故是多么少,别人爱我们,我们却不爱别人;别人恨我们,我们却不恨别人。而我恰巧地31,侥幸而不幸地遇上了一件。在这时节,叔叔的故事吸引了我,我觉得我的个人事故为我解释叔叔的故事,提供了心理的根据32;还因为叔叔的故事比我的事故意义更深刻,更远大,他使我的事故也有了崇高的历史的象征,这可使我承受我的事故的时候,产生骄傲的心情,满足我演一出古典悲剧的虚荣心33。我们讲故事的人,就是靠这个过活的。我们讲故事的人,总是摆脱不了那个虚拟世界的吸引34,虚拟世界总是在向我们招手。我们总是追求深刻,对浅薄深恶痛绝35,可是又没有勇气过深刻的生活,深刻的生活于我们太过严肃,太过沉重,我们承受不起。但是我们可以编深刻的故事,我们竞赛似的,比谁的故事更深刻。好比曾经沧海难为水似的36,有了深刻的故事以后我们再难满足讲叙浅薄的故事。就这样,我选择了叔叔的故事。
叔叔的故事的结尾是:叔叔再不会快乐了!
我讲完了叔叔的故事后,再不会讲快乐的故事了。
01
日转星移
rìzhuǎn xīngyí
le soleil et les étoiles suivent leur cours : le temps passe
02
受挫折
shòu cuòzhé
subir un revers, un échec
03
截然相反
jiérán xiāngfǎn
totalement opposé
04
懒惰
lǎnduò
paresse
05
跋涉
báshè
parcourir un chemin difficile
06
白发苍苍
báifà cāngcāng
les cheveux blancs grisonnants
07
更何况
gēng hékuàng
à plus forte
raison,
d’autant plus
08
厮杀
sīshā
combat acharné, armé
09
悲惨
bēicǎn
lamentable, tragique
绝伦
juélún incomparable, sans pareil
10
隐约地
yǐnyuēde
vaguement
11
缄口无言
jiānkǒu wúyán
rester
bouche cousue
12
俗话
súhuà
proverbe
13
透风
tòufēng
laisser passer l’air
(pour une porte, une fenêtre qui n’est pas fermée
hermétiquement)
d’où divulguer des secrets
14
设想
shèxiǎng
imaginer
15
哈姆雷特
hāmǔléitè
Hamlet 雄伟
xióngwěi
grandiose, imposant
16
惊心动魄
jīngxīn dòngpò
bouleversant, poignant (qui effraie le cœur et remue l’âme)
17
迎刃而解
yíngrèn érjiě
résoudre/expliquer facilement un problème
Note : il s’agit d’un chengyu qui compare la solution
d’un problème à l’aisance avec laquelle on fend un bambou d’une
lame affilée (意为把竹子劈开口,下面的一段竹子就迎着刀刃裂开了)
18
难倒
nándǎo
dérouter, déconcerter
19
一场演习
yī chǎng yǎnxí
un champ de manœuvres
20
冲锋陷阵
chōngfēng xiànzhèn
charger les lignes
ennemies, se lancer au combat
摇旗呐喊
yáoqí nàhǎn
brandir le drapeau
et pousser des clameurs (en partant à l’assaut)
21
临场
línchǎng
entrer en concurrence
22
模拟 mónǐ
imiter, simuler 23 削弱
xuēruò
affaiblir
24
真相
zhēnxiàng
situation réelle,
vérité 警句
jǐngjù
aphorisme
25
不谋而合
bùmóu érhé (avis, situation) coïncider, concorder sans consultation préalable, par
hasard
26
范围
fànwéi
limites, bornes
27
抵制
dǐzhì contrecarrer, s’opposer à
28
个人主义
gèrénzhǔyì
individualisme
基础
jīchǔ
base, fondement
29
不堪一击 bùkān
yìjī incapable de résister au premier choc
30
实践
shíjiàn
(mettre en)
pratique 退化
tuìhuà
dégénérer, se
détériorer
31
恰巧地
qiàqiǎode
par hasard, justement
侥幸
jiǎoxìng
hasard, chance
32
心理的根据
xīnlǐde gēnjù
fondement psychologique
33
虚荣心
xūróngxīn
vanité
34
虚拟世界的吸引
xūnǐ shìjiède xīyǐn
attrait/séduction du monde imaginaire (illusoire)
35
浅薄
qiǎnbó
superficiel
深恶痛绝
shēnwù tòngjué
détester profondément
36
曾经沧海难为水
céngjīng cānghǎi nánwéishuǐ
difficile d’apprécier
encore l’eau pour celui qui a parcouru les océans
Référence au poème
Lisi
(《离思》)
du poète de la dynastie des Tang Yuan Zhen (元稹),
écrit à la mémoire de sa jeune épouse disparue :
“曾经沧海难为水,除却巫山不是云。
céngjīng cānghǎi nánwéishuǐ, chú què wūshān búshì yún.
取次花丛懒回顾,半缘修道半缘君。”
qǔcì huācóng lǎnhuígù, bànyuán xiūdào bànyuán jūn
Qui a parcouru les océans ne peut plus apprécier l’eau,
Qui a vu le mont Wu ne peut plus voir ailleurs de nuages.
Moi qui ai souvenir de bouquets innombrables ne peut m’intéresser aux
fleurs,
D’une part car je vis en ascète, d’autre part car je ne pense qu’à vous.
Traduction
3. Ce soir-là, nous
avons tous dormi chacun de notre côté, d’un sommeil très doux,
le temps s’écoulant dans nos rêves. Nous rencontrons tous nos
propres problèmes, pour les uns c’est raconter une histoire,
pour les autres vivre un amour, mais nous subissons tous des
revers. La journée, nous subissons des revers ; la nuit, nous
dormons. La limite ainsi rendue confuse entre l’échec et la
réussite fait que le premier est plus facile à supporter. Nous
faisons alterner ces deux concepts totalement opposés afin
d’assurer un certain calme à l’obscurité propice à notre
sommeil. Nous ne tirons pas ainsi de leçons de l’expérience,
c’est de la pure paresse. Mais mon oncle, lui, en dépit de tous
ses efforts, fut incapable d’aller au bout de cette nuit. Il est
le dernier intellectuel en ce monde à prendre les choses au
sérieux, et à assumer la charge de sauver un enfant.
Ses cheveux blanchirent
en l’espace d’une nuit, et il pensa qu’il ne pourrait jamais
plus être heureux ; le bonheur était l’affaire de quelques
générations passées, quelques dizaines de générations, mais lui
n’avait plus d’espoir. Son âme meurtrie ne pouvait plus
connaître le bonheur, pire, son fils avait hérité de son destin
misérable. La vision de la scène, tragique s’il en est, de la
lutte à mort entre père et fils ne cessait de le hanter. Si vos
enfants ne vous rendent pas heureux, comment l’être ? Mon oncle
se disait : si un enfant n’est pas une promesse de bonheur,
alors on n’a pas droit au bonheur ! […]
Ce n’est que longtemps
après cette nuit que nous avons appris tout cela, très
vaguement. Mon oncle n’en parlait pas, mais, comme on dit, tout
finit toujours par se savoir ; on a découvert l’histoire peu à
peu. On a imaginé la scène, chacun y mettant son grain de sel,
pour finir par en dresser un tableau grandiose à la Hamlet, et
en faire un drame propre à glacer d’effroi. On a pris l’habitude
de considérer le monde et l’humanité d’un œil d’esthète, comme
s’ils n’existaient que pour notre plaisir esthétique, pour nous
fournir matière à raconter des histoires. L’existence étant
devenue simple expérience, tous les problèmes, aussi ardus
soient-ils, se trouvent faciles à résoudre, rien ne peut nous
déconcerter. Tout ce que l’on fait a pour but de goûter une
certaine saveur, comme si l’existence n’était qu’un festin. On
en fait un champ de manœuvres, où, dans une atmosphère saturée
de la fumée des tirs d’exercice, on se lance à l’assaut en
hurlant, étendard déployé, mais en toute sécurité. Ce combat
simulé procure l’immense plaisir de jouir d’un sentiment de
sacrifice et d’honneur qui enrichit notre expérience vécue.
Néanmoins, sans que nous en soyons conscients, notre
combativité, notre réactivité, notre jugement en situation
concurrentielle se trouvent insensiblement affaiblis par ce faux
combat, et, lorsque le danger se précise vraiment, nous sommes
sans ressources. Nous nous représentons le monde selon nos
propres désirs, et ces désirs, très souvent, découlent
d’exigences esthétiques. Pendant très longtemps, mon oncle ne
nous a rien expliqué de ce combat nocturne, vrai celui-là, et il
nous est resté longtemps étranger. Et puis un jour, il m’est
arrivé un incident qui a modifié ma vision de mon existence et
qui m’a mise en phase, de façon inopinée, avec celle de mon
oncle. Bien que ce fût un incident mineur, il dépassait pourtant
les limites de ce que j’avais vécu jusque là, et constitua un
élément de mon expérience individuelle qui m’amena à penser que
ma vie antérieure n’avait pas été authentique.
[…] Nous sommes une
génération extrêmement égoïste, ne nous importe que ce qui nous
touche directement. Notre mentalité est construite sur des bases
individualistes, rien ne peut nous inciter à adopter une
attitude responsable et sérieuse, même s’il s’agit de sauver un
enfant ou un adulte. Seul un accident fortuit, même minime, nous
concernant personnellement est capable de nous toucher. Mais, à
ce moment-là, nous devenons très fragiles, incapables de
résister au moindre choc ; notre capacité d’endurance, affaiblie
par le manque d’entraînement, est terriblement diminuée. Les
accidents dans nos relations amoureuses sont très peu nombreux :
si quelqu’un nous aime, nous ne l’aimons pas, si quelqu’un nous
déteste, nous ne le détestons pas. Pourtant, il m’est arrivé ce
genre de chose, par le plus grand des hasards. Alors, à ce
moment-là, j’ai pensé à l’histoire de mon oncle, considérant que
mon incident personnel venait éclairer son histoire à lui, lui
fournissant un fondement psychologique ; l’histoire de mon oncle
étant d’une signification bien plus profonde et plus large que
mon événement personnel, elle lui a apporté un élément
symbolique qui en a fait un épisode historique plus noble, et,
au moment où j’ai dû l’affronter, cela m’a donné un sentiment de
fierté et a comblé ma vanité de vivre un grand drame classique.
Nous, les conteurs d’histoires, nous nous appuyons sur les
événements de la vie réelle ; mais nous ne pouvons totalement
renoncer à l’attrait du monde imaginaire qui, toujours, nous
appelle. Nous cherchons toujours à approfondir et détestons tout
ce qui est superficiel, toutefois nous n’avons pas le courage de
mener des existences profondes, elles sont trop sérieuses, trop
pénibles, nous ne les supportons pas. Mais ce que nous pouvons
faire, c’est en inventer, comme si nous faisions une
compétition : c’est l’histoire la plus profonde qui gagne. Mais,
de même que le voyageur qui a sillonné les océans ne trouve plus
goût à l’eau douce, de même, après une histoire profonde, on a
du mal à se satisfaire d’une histoire superficielle. J’ai donc
choisi de conter l’histoire de mon oncle.
Histoire qui s’achève
ainsi : il ne pourra jamais plus être heureux.
Quant à moi, après
avoir achevé de la conter, je ne pourrai jamais plus raconter
d’histoires heureuses.
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