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Li Juan
李娟
Présentation
par Brigitte Duzan, 27 mars 2015, actualisé
19 septembre 2024
Ecrivain vivant au Xinjiang où elle a passé une bonne
partie de son existence, Li Juan a récemment émergé de
ces marges encore lointaines de la Chine et de sa
littérature pour prendre une place à part dans les
lettres de cette province. Ecrivain han dans une région
kazakhe, elle se distingue par une voix d’une extrême
sensibilité et une personnalité qui assume son altérité.
Reconnue aujourd’hui par les grands noms de la
littérature chinoise, bien que restant farouchement en
dehors des cercles officiels, elle a en particulier été
louée par
Wang Anyi (王安忆)
qui a contribué à la faire connaître auprès de ses
pairs ; son appréciation de Li Juan – qui répond par sa
propre sensibilité à la sienne - est la meilleure
introduction que l’on puisse trouver à son œuvre : |
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Li Juan (photo Ou Ning,Hongdun juin 2012) |
"她的文字一看就认出来,她的文字世界里,世界很大,时间很长,人变得很小,人是偶然出现的东西。那里的世界很寂寞,人会无端制造出喧哗。"
« Dès qu’on les lit, ses écrits se distinguent tout de suite ;
dans son univers, le monde est immense, et le temps s’étire sans
fin, l’homme en revanche est minuscule, une petite chose qui
apparaît par hasard. C’est un monde silencieux, où le vacarme
des hommes n’a pas de raison d’être. »
Le Xinjiang comme terre d’élection
Depuis la conquête de la région du Nord-Ouest par l’empire des
Qing et plus encore après l’établissement de la province de la
« Nouvelle frontière » (Xinjiang
新疆)
en 1884, le Xinjiang a fait office de terre d’exil pour les
empereurs désireux d’éloigner des ministres à mettre au pas.
Devenu Région autonome ouïgoure le 1er octobre 1955,
le Xinjiang a de nouveau été destination d’exilés lors des
grandes migrations de la Révolution culturelle.
L’Altaï, au nord du Xinjiang |
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En même temps,
la région a exercé une vive fascination sur ses nouveaux
arrivants et suscité une riche littérature
dont Li
Juan est l’une des récentes manifestations. Le Xinjiang,
ou plus précisément la région de l’Altaï, est sa terre
d’élection, et l’univers qui nourrit son œuvre.
Li Juan (李娟)
est née un soir de juillet 1979
dans la préfecture autonome kazakhe de l’Ili (伊犁哈萨克自治州),
à l’extrême nord du Xinjiang, dans un petit village de
la ville-district de Wusu (乌苏市),
dans la juridiction de la ville-préfecture de Tacheng (塔城).
Le village dépendait |
traditionnellement de la division de Kuitun (奎屯)
du Corps – ou bingtuan - de production et construction du
Xinjiang (新疆生产建设兵团)
qui a été aboli en 1975
.
La famille de Li Juan, cependant, était originaire de Lezhi (乐至县),
au Sichuan ; c’est là qu’elle a grandi. Elle y est restée onze
ans avant de revenir au Xinjiang, et ne plus jamais en repartir,
faisant de l’Altaï son cadre de vie ; elle a néanmoins changé
souvent d’adresse à la manière des nomades, ce qui lui a laissé
une phobie des déménagements : elle déteste partir de chez elle,
dit mal dormir en voyage ; elle est devenue casanière, solitaire
et repliée sur ses pages d’écriture. Elle vit maintenant à Kanas
(喀纳斯),
dans le district de Burqin (布尔津县).
Sa mère était couturière, et la famille tenaiten outre un petit
magasin qui vendait un peu de tout, et qu’elle décrit installé
comme ceux des nomades sous une tente (帐篷小店),
d’où ces va-et-vient récurrents qui l’ont affectée. Mais c’était
une affaire de pionniers, florissante à un moment où les
communications étaient très difficiles dans la région, mais qui
a aujourd’hui de plus en plus de mal à joindre les deux bouts,
car l’ouverture de nouvelles routes a avivé la concurrence.
Li Juan a arrêté ses études à la fin du secondaire et a commencé
à travailler, à Urumqi. C’était un travail manuel, pénible et
répétitif. En même temps, la seule chose qui l’intéressait
vraiment, et le seul domaine où elle était bonne en classe,
c’était l’écriture. C’était la seule chose, aussi, qui lui était
accessible. Les ressources familiales ne lui permettaient pas de
faire des études artistiques, et elle n’avait pas une santé
suffisante pour entrer dans l’armée.
Finalement, à la fin des années 1990, elle a écrit un
texte, qui a été publié en 1999. Sa carrière était
lancée.
L’Altaï comme source infinie d’inspiration
Li Juan n’a
pas fait beaucoup d’études, mais elle a beaucoup lu
,
et les livres qui l’ont marquée sont ceux qui étaient
propres à nourrir son imaginaire et sa sensibilité,
comme, enfant, les Contes d’Andersen, et, plus tard,
« Initiation d’un jeune bonze » (《受戒》)
de
Wang Zengqi (汪曾祺),
ou « Le Petit Prince » de Saint-Exupéry – dont le style
ressemble d’ailleurs beaucoup au sien. Mais l’une des
dernières lectures qui l’a le plus impressionnée est
celle des Contes du Liaozhai (《聊斋志异》)
de
Pu Songling (蒲松龄)
qu’elle a découvert très tard.
Toute la force de ce qu’elle écrit, cependant, vient de
sa vie solitaire dans un pays difficile, où, dit-elle,
seuls les mieux à même de s’adapter et d’être capables
de créativité parviennent à survivre. Son monde n’est
pas un monde littéraire ; c’est un monde de rêve, nourri
de légendes,propre à susciter l’imagination, un paysage
sauvage vécu à fleur de peau où le rêve se mêle à la
réalité, et que l’on vit avec elle en lisant ses récits.
Recueils de récits brefs
Elle a commencé par écrire des textes brefs qui mêlent
souvenirs, témoignage et réflexion, et qui parlent de
l’Altaï et de sa vie, parce qu’elle ne se sent pas
capable de parler d’autre chose.
Elle en a publié quatre recueils, le premier en 2003 :
« Neuf couches de neige » (《九篇雪》).
Elle en a écrit les 45 textes entre 1998 et 2001, en
cachette, parce que sa mère n’aurait |
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Neuf couches de neige
Les coins perdus de l’Altaï |
Mon Altaï
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pas compris
qu’elle raconte leur vie au tout venant, et pour que
personne de leur entourage ne le sache
.
Elle a ensuite tenu une rubrique éditoriale dans deux
revues littéraires, le Nanfang zhoumo (《南方周末》)
et le Wenhuibao (《文汇报》).
Son recueil suivant n’a été publié qu’en juin 2010 :
intitulé « Les coins perdus de l’Altaï » (《阿勒泰的角落》),
il comporte cinq groupes de huit textes, soit 40 au
total, qui sont à la fois des descriptions de lieux, des
tableaux et des portraits de personnages.
Elle l’a complété par un autre recueil, publié le mois
suivant, qui reprend des textes choisis des deux
précédents : « Mon Altaï » (《我的阿勒泰》)
comporte 38 textes écrits en 1998 et 2009 qui sont
représentatifs de son style, sensible et poétique, et de
ses thèmes, entre paysages et vie des nomades, sur fond
de légendes. |
En octobre 2011, elle publie encore un recueil de 55
textes courts, en cinq parties : « Quand tu chemines la
nuit, chante fort s’il te plaît » (《走夜路请放声歌唱》).
Le second
récit, qui donne son titre au recueil, est typique :
c’est une sorte de chant, ou de conte surréaliste,
évoquant une forêt peuplée d’esprits et d’animaux, que
le promeneur nocturne doit tenir à distance en chantant,
les ours en particulier.
Il se termine par une exhorte surréaliste : « Et si, par
la suite, mon amour, tu vas en ville, rappelle-toi qu’il
faut que tu continues à chanter, quand tu te promènes la
nuit dans les rues, et que tu chantes le plus fort
possible, comme un ivrogne. Que tu chantes suffisamment
fort pour que l’ours t’entende, qu’il se lève doucement
et s’efface pour te laisser passer. Tu verras alors
combien les rues sont vastes et vides, et parcourues de
passants qui ne se connaissent pas. »
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Quand tu chemines la nuit,
chante fort s’il te plaît |
Le recueil a été couronnéen 2011 du prix de littérature non
fictionnelle décerné par Littérature du peuple.
Récits longs (non fictifs)
Pâturages d’hiver |
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L’hiver 2010 marque une période charnière dans sa vie et
son œuvre. Elle se lance dans une aventure qu’elle
voulait entreprendre depuis longtemps : elle part en
altitude avec une famille de nomades kazakhes pendant
les mois d’hiver. Le livre qu’elle en ramène, publié en
juin 2012, s’appelle « Pâturages d’hiver » (《冬牧场》).
C’est une aventure d’autant plus dure que Li Juan ne
parle pas suffisamment la langue kazakhe pour pouvoir
s’entretenir avec ses hôtes, et qu’elle doit vivre avec
eux même pas dans une tente, mais dans une sorte d’abri
troglodyte creusé dans le sol ; c’est exigu, il n’y a
aucune intimité. En outre, les nomades sont loin de
tout ; il aurait fallu une semaine de marche, dans
n’importe quelle direction, avant de trouver une route,
écrit-elle. Impossible de partir avant le printemps et
la fonte des neiges. |
Le problème essentiel, cependant, était le sentiment d’être
différente, et d’être là en observatrice ; prendre la moindre
note suscitait automatiquement un réflexe d’autodéfense, comme
devant une caméra. Finalement, les relations se détendirent avec
la participation de Li Juan aux tâches quotidiennes : nettoyage,
lavage, soin des animaux. Elle se chargeaaussi de
l’approvisionnement quotidien en neige, trente kilos à
transporter sur les épaules deux fois par jour. L’après-midi,
elle brodait des tapis de feutre, jusqu’au coucher du soleil.
Elle avait les doigts douloureux au bout de quelques semaines,
mais elle était devenue un rouage de l’organisation familiale.
Le désert s’était mué enun élément de sa vie, et l’écriture un
moyen d’étude.
« Pâturages d’hiver » a été complété en août 2012 par la
trilogie de « La voie du mouton » (“羊道”三部曲) dont
les trois volets reprennent la description de la vie nomade dans
les pâturages, mais au printemps et en été cette fois.
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La trilogie de la Voie du mouton
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Place dans la littérature du Xinjiang
Li Juan est aujourd’hui un auteur en vue, reconnue par ses
pairs, même si elle reste encore relativement marginale dans le
monde littéraire chinois. En fait, cette marginalité tient au
sujet même de ses écrits, en lien avec sa personnalité et sa
vie aux confins du territoire chinois, en région kazakhe.
Elle a donc sa place dans la littérature du Xinjiang, aux côtés
d’auteurs han comme
Liu Liangcheng (刘亮程),
Dong Libo (董立勃)
ou du poète et essayiste
Shen Wei (沈苇).
Mais c’est une place qui pose un problème identitaire, surtout
pour quelqu’un ne parlant pas la langue, face à une romancière
kazakhe comme
Yerkesy Hulmanbiek (叶尔克西·胡尔曼别克)
dont Li Juan reconnaît l’influence, mais tout en conservant une
identité bien distincte.
Publications
Recueils de récits courts
(散文/随笔集)
Janvier 2003 Neuf histoires de neige
《九篇雪》
Juin 2010 Les coins perdus de l’Altaï
《阿勒泰的角落》
Juillet 2010 Mon Altaï
《我的阿勒泰》
Octobre 2011 Quand tu chemines la nuit, chante fort s’il te
plaît
《走夜路请放声歌唱》
Récits longs (non fiction)
Juin 2012 Pâturages d’hiver
《冬牧场》
Août 2012 La trilogie de la « Voie du mouton »
《“羊道”三部曲》
Pâturages de printemps
《羊道:春牧场》
Pâturages d’été en haute montagne
《羊道:深山夏牧场》
Pâturages d’été à basse altitude
《羊道:前山夏牧场》
Bibliographie
Chutzpah ! 天南
n° 11 (Xinjiang Time), décembre 2011: numéro consacré aux jeunes
auteurs du Xinjiang, dont Li Juan. Dans son supplément encarté
Peregrine, le numéro comporte des traductions de textes de Liu
Liangcheng,
Yerkesy Hulmanbiek,
Shen Wei et Li Juan,
ainsi que d’une nouvelle de
Dong Libo (Murdering Melons)
Traduction en français
Sous le ciel de l’Altaï
《阿勒泰的角落》,
tr. Stéphane Lévêque, éditions Philippe Picquier avril 2017.
Traduction en
anglais
Distant Sunflower Fields 《遥远的向日葵地》, tr. Christopher Payne, ACA
Publishing Ltd, 2021
A lire en complément
La transcription de l’interview de Li Juan réalisée par
Ou
Ning (欧宁)
en juin 2012, alors qu’il était à Hotan comme curateur du projet
de Liu Xiaodong (刘小东)
sur les mineurs de jade :
http://hotan.artnow.com.cn/en/view.aspx?id=56
Le sixième récit du recueil « Mon Altaï » (《我的阿勒泰》) :
« La route qui mène à la source du désert »
(《通往滴水泉的路》)
Extraits (texte, vocabulaire et traduction), la traduction
entière étant à paraître dans le numéro 4 de la revue Jentayu.
Note complémentaire
Découverte par
Chu Tien-wen (朱天文)
grâce à
Wang
Anyi (王安忆)
alors que Hou Hsiao-hsien (侯孝贤)
préparait « The Assassin » (《刺客聂隐娘》),
Li Juan, au dire même du réalisateur, a été une inspiration pour
le personnage de Nie Yinniang dans le film.
Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Hsiao_hsien_The_Assassin.htm
Voir : Notes sur la littérature
des régions de l’Ouest
(xibuwenxue
西部文学)
Le « Hotan Project » visait à documenter la vie des
mineurs de jade de la région. Il comporte deux séries
d’œuvres : des peintures de Liu Xiaodong d’un côté, et
de l’autre un film documentaire produit par
A Cheng (阿城)
et réalisé par Yang Bo (杨波).
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