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Li Juan 李娟

Présentation

par Brigitte Duzan, 27 mars 2015, actualisé 31 mai 2017

 

Ecrivain vivant au Xinjiang où elle a passé une bonne partie de son existence, Li Juan a récemment émergé de ces marges encore lointaines de la Chine et de sa littérature pour prendre une place à part dans les lettres de cette province. Ecrivain han dans une région kazakhe, elle se distingue par une voix d’une extrême sensibilité et une personnalité qui assume son altérité.

 

Reconnue aujourd’hui par les grands noms de la littérature chinoise, bien que restant farouchement en dehors des cercles officiels, elle a en particulier été louée par Wang Anyi (王安忆) qui a contribué à la faire connaître auprès de ses pairs ; son appréciation de Li Juan – qui répond par sa propre sensibilité à la sienne - est la meilleure introduction que l’on puisse trouver à son œuvre :

 

Li Juan (photo Ou Ning,Hongdun juin 2012)

 

"她的文字一看就认出来,她的文字世界里,世界很大,时间很长,人变得很小,人是偶然出现的东西。那里的世界很寂寞,人会无端制造出喧哗。"

« Dès qu’on les lit, ses écrits se distinguent tout de suite ; dans son univers, le monde est immense, et le temps s’étire sans fin, l’homme en revanche est minuscule, une petite chose qui apparaît par hasard. C’est un monde silencieux, où le vacarme des hommes n’a pas de raison d’être. » 

 

Le Xinjiang comme terre d’élection

 

Depuis la conquête de la région du Nord-Ouest par l’empire des Qing et plus encore après l’établissement de la province de la « Nouvelle frontière » (Xinjiang 新疆) en 1884, le Xinjiang a fait office de terre d’exil pour les empereurs désireux d’éloigner des ministres à mettre au pas. Devenu Région autonome ouïgoure le 1er octobre 1955, le Xinjiang a de nouveau été destination d’exilés lors des grandes migrations de la Révolution culturelle.

 

L’Altaï, au nord du Xinjiang

 

En même temps, la région a exercé une vive fascination sur ses nouveaux arrivants et suscité une riche littérature [1] dont Li Juan est l’une des récentes manifestations. Le Xinjiang, ou plus précisément la région de l’Altaï, est sa terre d’élection, et l’univers qui nourrit son œuvre.

 

Li Juan (李娟) est née un soir de juillet 1979 [2] dans la préfecture autonome kazakhe de l’Ili (伊犁哈萨克自治州), à l’extrême nord du Xinjiang, dans un petit village de la ville-district de Wusu (乌苏市), dans la juridiction de la ville-préfecture de Tacheng (塔城). Le village dépendait

traditionnellement de la division de Kuitun (奎屯) du Corps – ou bingtuan - de production et construction du Xinjiang (新疆生产建设兵团) qui a été aboli en 1975 [3]. 

 

La famille de Li Juan, cependant, était originaire de Lezhi (乐至县), au Sichuan ; c’est là qu’elle a grandi. Elle y est restée onze ans avant de revenir au Xinjiang, et ne plus jamais en repartir, faisant de l’Altaï son cadre de vie ; elle a néanmoins changé souvent d’adresse à la manière des nomades, ce qui lui a laissé une phobie des déménagements : elle déteste partir de chez elle, dit mal dormir en voyage ; elle est devenue casanière, solitaire et repliée sur ses pages d’écriture. Elle vit maintenant à Kanas (喀纳斯), dans le district de Burqin (布尔津县).

 

Sa mère était couturière, et la famille tenaiten outre un petit magasin qui vendait un peu de tout, et qu’elle décrit installé comme ceux des nomades sous une tente (帐篷小店), d’où ces va-et-vient récurrents qui l’ont affectée. Mais c’était une affaire de pionniers, florissante à un moment où les communications étaient très difficiles dans la région, mais qui a aujourd’hui de plus en plus de mal à joindre les deux bouts, car l’ouverture de nouvelles routes a avivé la concurrence.

 

Li Juan a arrêté ses études à la fin du secondaire et a commencé à travailler, à Urumqi. C’était un travail manuel, pénible et répétitif. En même temps, la seule chose qui l’intéressait vraiment, et le seul domaine où elle était bonne en classe, c’était l’écriture. C’était la seule chose, aussi, qui lui était accessible. Les ressources familiales ne lui permettaient pas de faire des études artistiques, et elle n’avait pas une santé suffisante pour entrer dans l’armée. 

 

Finalement, à la fin des années 1990, elle a écrit un texte, qui a été publié en 1999. Sa carrière était lancée.

 

L’Altaï comme source infinie d’inspiration

 

Li Juan n’a pas fait beaucoup d’études, mais elle a beaucoup lu [4], et les livres qui l’ont marquée sont ceux qui étaient propres à nourrir son imaginaire et sa sensibilité, comme, enfant, les Contes d’Andersen, et, plus tard, « Initiation d’un jeune bonze » (《受戒》) de Wang Zengqi (汪曾祺), ou « Le Petit Prince » de Saint-Exupéry – dont le style ressemble d’ailleurs beaucoup au sien. Mais l’une des dernières lectures qui l’a le plus impressionnée est celle des Contes du Liaozhai (《聊斋志异》) de Pu Songling (蒲松龄) qu’elle a découvert très tard.

 

Toute la force de ce qu’elle écrit, cependant, vient de sa vie solitaire dans un pays difficile, où, dit-elle, seuls les mieux à même de s’adapter et d’être capables de créativité parviennent à survivre. Son monde n’est pas un monde littéraire ; c’est un monde de rêve, nourri de légendes,propre à susciter l’imagination, un paysage sauvage vécu à fleur de peau où le rêve se mêle à la réalité, et que l’on vit avec elle en lisant ses récits.

 

Recueils de récits brefs

 

Elle a commencé par écrire des textes brefs qui mêlent souvenirs, témoignage et réflexion, et qui parlent de l’Altaï et de sa vie, parce qu’elle ne se sent pas capable de parler d’autre chose.

 

Elle en a publié quatre recueils, le premier en 2003 : « Neuf couches de neige » (《九篇雪》). Elle en a écrit les 45 textes entre 1998 et 2001, en cachette, parce que sa mère n’aurait

 

Neuf couches de neige

 

Les coins perdus de l’Altaï

 

Mon Altaï

 

pas compris qu’elle raconte leur vie au tout venant, et pour que personne de leur entourage ne le sache [5].

 

Elle a ensuite tenu une rubrique éditoriale dans deux revues littéraires, le Nanfang zhoumo (《南方周末》) et le Wenhuibao (《文汇报》). Son recueil suivant n’a été publié qu’en juin 2010 : intitulé « Les coins perdus de l’Altaï » (《阿勒泰的角落》), il comporte cinq groupes de huit textes, soit 40 au total, qui sont à la fois des descriptions de lieux, des tableaux et des portraits de personnages.

 

Elle l’a complété par un autre recueil, publié le mois suivant, qui reprend des textes choisis des deux précédents : « Mon Altaï » (《我的阿勒泰》) comporte 38 textes écrits en 1998 et 2009 qui sont représentatifs de son style, sensible et poétique, et de ses thèmes, entre paysages et vie des nomades, sur fond de légendes.

  

En octobre 2011, elle publie encore un recueil de 55 textes courts, en cinq parties : « Quand tu chemines la nuit, chante fort s’il te plaît » (《走夜路请放声歌唱》).

 

Le second récit, qui donne son titre au recueil, est typique : c’est une sorte de chant, ou de conte surréaliste, évoquant une forêt peuplée d’esprits et d’animaux, que le promeneur nocturne doit tenir à distance en chantant, les ours en particulier [6]. Il se termine par une exhorte surréaliste : « Et si, par la suite, mon amour, tu vas en ville, rappelle-toi qu’il faut que tu continues à chanter, quand tu te promènes la nuit dans les rues, et que tu chantes le plus fort possible, comme un ivrogne. Que tu chantes suffisamment fort pour que l’ours t’entende, qu’il se lève doucement et s’efface pour te laisser passer. Tu verras alors combien les rues sont vastes et vides, et parcourues de passants qui ne se connaissent pas. »

 

Quand tu chemines la nuit,

chante fort s’il te plaît

 

Le recueil a été couronnéen 2011 du prix de littérature non fictionnelle décerné par Littérature du peuple.

 

Récits longs (non fictifs)

 

Pâturages d’hiver

 

L’hiver 2010 marque une période charnière dans sa vie et son œuvre. Elle se lance dans une aventure qu’elle voulait entreprendre depuis longtemps : elle part en altitude avec une famille de nomades kazakhes pendant les mois d’hiver. Le livre qu’elle en ramène, publié en juin 2012, s’appelle « Pâturages d’hiver » (《冬牧场》).

 

C’est une aventure d’autant plus dure que Li Juan ne parle pas suffisamment la langue kazakhe pour pouvoir s’entretenir avec ses hôtes, et qu’elle doit vivre avec eux même pas dans une tente, mais dans une sorte d’abri troglodyte creusé dans le sol ; c’est exigu, il n’y a aucune intimité. En outre, les nomades sont loin de tout ; il aurait fallu une semaine de marche, dans n’importe quelle direction, avant de trouver une route, écrit-elle. Impossible de partir avant le printemps et la fonte des neiges.

 

Le problème essentiel, cependant, était le sentiment d’être différente, et d’être là en observatrice ; prendre la moindre note suscitait automatiquement un réflexe d’autodéfense, comme devant une caméra. Finalement, les relations se détendirent avec la participation de Li Juan aux tâches quotidiennes : nettoyage, lavage, soin des animaux. Elle se chargeaaussi de l’approvisionnement quotidien en neige, trente kilos à transporter sur les épaules deux fois par jour. L’après-midi, elle brodait des tapis de feutre, jusqu’au coucher du soleil.

 

Elle avait les doigts douloureux au bout de quelques semaines, mais elle était devenue un rouage de l’organisation familiale. Le désert s’était mué enun élément de sa vie, et l’écriture un moyen d’étude.

 

« Pâturages d’hiver » a été complété en août 2012 par la trilogie de « La voie du mouton » (羊道三部曲) dont les trois volets reprennent la description de la vie nomade dans les pâturages, mais au printemps et en été cette fois.

 

 

La trilogie de la Voie du mouton

 

 

Place dans la littérature du Xinjiang

 

Li Juan est aujourd’hui un auteur en vue, reconnue par ses pairs, même si elle reste encore relativement marginale dans le monde littéraire chinois. En fait, cette marginalité tient au sujet même de ses écrits, en lien avec sa personnalité et sa vie aux confins du territoire chinois, en région kazakhe.

 

Elle a donc sa place dans la littérature du Xinjiang, aux côtés d’auteurs han comme Liu Liangcheng (刘亮程), Dong Libo (董立勃) ou du poète et essayiste Shen Wei (沈苇). Mais c’est une place qui pose un problème identitaire, surtout pour quelqu’un ne parlant pas la langue, face à une romancière kazakhe comme Yerkesy Hulmanbiek (叶尔克西·胡尔曼别克) dont Li Juan reconnaît l’influence, mais tout en conservant une identité bien distincte.

 


 

Publications

 

Recueils de récits courts (散文/随笔集)

Janvier 2003 Neuf histoires de neige 《九篇雪》

Juin 2010 Les coins perdus de l’Altaï 《阿勒泰的角落》

Juillet 2010 Mon Altaï 《我的阿勒泰》

Octobre 2011 Quand tu chemines la nuit, chante fort s’il te plaît 《走夜路请放声歌唱》

 

Récits longs (non fiction)

Juin 2012 Pâturages d’hiver 《冬牧场》

Août 2012 La trilogie de la « Voie du mouton » 羊道三部曲》

Pâturages de printemps 《羊道:春牧场》

Pâturages d’été en haute montagne 《羊道:深山夏牧场》

Pâturages d’été à basse altitude 《羊道:前山夏牧场》

 


 

Bibliographie

 

Chutzpah ! 天南 n° 11 (Xinjiang Time), décembre 2011: numéro consacré aux jeunes auteurs du Xinjiang, dont Li Juan. Dans son supplément encarté Peregrine, le numéro comporte des traductions de textes de Liu Liangcheng, Yerkesy Hulmanbiek, Shen Wei et Li Juan, ainsi que d’une nouvelle de Dong Libo (Murdering Melons)

 


 

Traduction en français

 

Sous le ciel de l’Altaï 《阿勒泰的角落》, tr. Stéphane Lévêque, éditions Philippe Picquier avril 2017.

 


 

A lire en complément

 

La transcription de l’interview de Li Juan réalisée par Ou Ning (欧宁) en juin 2012, alors qu’il était à Hotan comme curateur du projet de Liu Xiaodong (刘小东) sur les mineurs de jade [7]:

http://hotan.artnow.com.cn/en/view.aspx?id=56

 

Le sixième récit du recueil « Mon Altaï » (《我的阿勒泰》) :

« La route qui mène à la source du désert » (通往滴水泉的路)

Extraits (texte, vocabulaire et traduction), la traduction entière étant à paraître dans le numéro 4 de la revue Jentayu.

 


 

Note complémentaire

 

Découverte par Chu Tien-wen (朱天文) grâce à Wang Anyi (王安忆) alors que Hou Hsiao-hsien (侯孝贤) préparait « The Assassin » (《刺客聂隐娘》), Li Juan, au dire même du réalisateur, a été une inspiration pour le personnage de Nie Yinniang dans le film.

Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Hsiao_hsien_The_Assassin.htm

 


 


[1] Voir : Notes sur la littérature des régions de l’Ouest (xibuwenxue 西部文学)

[2] Elle a expliqué que sa mère lui avait dit qu’elle était née un soir de juillet, au crépuscule ; mais ses papiers d’identité portent la date du 1er février, comme beaucoup de gens autour d’elle ; personne n’y accorde une grande importance, dit-elle.

[3] Les bingtuan (兵团) étaient des unités administratives et économiques semi-militaires issues de l’ancien système traditionnel d’unités militaires dites tuntian (屯田) visant au développement de régions frontalières peu peuplées. Fondé en octobre 1954, le bingtuan du Xinjiang avait pour but le développement économique régional, en particulier des zones désertiques, mais aussi la lutte pour la stabilité sociale, contre l’indépendantisme du Turkestan oriental.

[4] Dans un texte – « La forêt enchantée » (《童话森林》) - dont la traduction en anglais est parue dans le magazine Chutzpah ! Tiannan, elle décrit des souvenirs de lecture, quand elle avait neuf ans, lisant pendant les vacances un livre de contes écrit en caractères non simplifiés qu’elle avait du mal à déchiffrer, et suscitait d’autant plus son imagination – voir la traduction (The Fairy Forest, p. 268) :
https://books.google.fr/books?id=JoWICgAAQBAJ&pg=PA268&lpg=PA268&dq=li+juan+The+Fairy+

Forest&source=bl&ots=jtriAbinlQ&sig=o4J2HObcQQUsZecZQGhOsL47RSg&hl=fr&sa=X&redir_esc=

y#v=onepage&q=li%20juan%20The%20Fairy%20Forest&f=false

[5] Les quatre premiers textes à lire en ligne (avec l’introduction de la réédition de 2012) : https://read.douban.com/reader/ebook/494509/

[6] Voir letexte chinois, avec celui des deux autres récits initiaux du recueil : http://www.sto.cc/127564-1/

[7] Le « Hotan Project » visait à documenter la vie des mineurs de jade de la région. Il comporte deux séries d’œuvres : des peintures de Liu Xiaodong d’un côté, et de l’autre un film documentaire produit par A Cheng (阿城) et réalisé par Yang Bo (杨波).

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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