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Lu Jinbo, l’industriel
de la littérature
par Brigitte Duzan, 14 avril 2011
Lu Jinbo (路金波)
est un phénomène d’édition. C’est lui qui a publié la
plupart des grands succès d’édition qu’ont été, ces
dernières années en Chine, les romans populaires tout
spécialement destinés au lectorat des ‘jeunes adultes’,
la génération dite post’80 (80’后)
élevée dans la Chine de
l’ouverture et
du miracle économique.
C’est lui
l’éditeur de
Han Han (韩寒),
de
Wang Shuo (王朔),
d’Annie
Baby
(安妮宝贝),
de
Guo Jingming (郭敬明),
autant
d’auteurs
prolifiques dont les tirages tournent autour de 600/700
000, voir un million d’exemplaires.
Il a trente
cinq ans et connaît bien son marché : il a commencé
lui-même par être un auteur à succès comme il en publie
maintenant. Le plus intéressant chez lui, cependant, est
le modèle économique qu’il a développé, et |
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Lu Jinbo
(路金波) |
qui fait de la
littérature une industrie où le produit est essentiel ; mais ce
produit n’est pas le livre, c’est l’écrivain…
Un parcours
original
Li Xunhuan (李寻欢)
《粉墨谢场》 |
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Lu Jinbo a fait
ses études à l’université du Nord-Ouest, à
Xi’an.
Lorsqu’il en est sorti, en 1997, surfant sur la vague
internet comme beaucoup à l’époque, il créa une société
qui devait concevoir des sites web pour les sociétés de
la région. Mais, le succès n’étant pas celui attendu, il
se tourna vers l’écriture, mais toujours sur internet,
publiant des romans, surtout d’amour, sous le pseudonyme
de Li Xunhuan (李寻欢).
Ces romans
firent sensation ; une maison d’édition en publia trois
qui devinrent des best-sellers. Stimulé par ce succès,
Lu Jinbo créa alors, en 2000, son propre site web
littéraire : rongshuxia.com (榕树下,
c’est-à-dire ‘sous le banian’).
Regroupant les meilleurs écrivains sur internet du
moment, le site devint vite une référence. En 2003, Lu
Jinbo et ses collaborateurs le vendirent à Bertelsmann
qui cherchait alors à développer ses activités en
Chine ; une |
nouvelle société fut créée au sein du
groupe allemand : Rongshu Culture (榕树文化).
A la tête de cette
société, Lu Jinbo commença alors des activités d’édition basées
sur le fond de commerce alimenté par internet, publiant les
auteurs ainsi découverts et faisant de leurs livres des
bestsellers, sur le créneau très spécifique des adolescents et
jeunes adultes, qui représente aujourd’hui quelque 65 % du
marché global du livre.
Enfin, en
juillet 2008, Bertelsmann ayant décidé de se retirer du
marché chinois, Lu Jinbo forma une joint venture avec la
société Liaoning Publishing & Media (辽宁出版传媒公司),
la première maison d’édition
publique à être cotée, sur la bourse de Shanghai.
Liaoning Publishing investit 20 millions de renminbi
dans l’affaire, |
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Logo Wanrong Books |
prenant 51% du capital de la
nouvelle entité : Wanrong Books Co. Ltd (万榕书业发展有限公司).
Ainsi adossé à une
société publique, Lu Jinbo s’assurait une position solide sur le
marché tout en conservant la direction opérationnelle de la
société.
Mais, la clé de son
succès, c’est le modèle économique inhabituel dans l’édition
qu’il a développé, fondé sur des concepts de marketing très
élaborés.
Un modèle
économique très particulier
Lu Jinbo n’a aucune
exigence de qualité littéraire, ses choix sont fondés sur deux
critères : l’adaptation aux goûts d’un segment de marché
spécifique, et la personnalité de ses auteurs. Quant aux
recettes, elles ne proviennent pas pour l’essentiel du livre
lui-même, mais du livre en tant que support publicitaire.
Un segment de marché
optimal
Lu Jinbo a identifié un
double segment de marché comme étant actuellement le plus
intéressant, et rentable, en matière de lectorat :
-
d’une
part la génération dite post’80, mais surtout post’90 : les
jeunes d’une
vingtaine d’années,
fans de fiction légère et de romance à l’eau de rose qui leur
arrivent en packages attirants, avec stickers, voire CD ;
-
d’autre
part, les retraités, demandeurs de livres sur des sujets
culturels ou historiques, mais de grande consommation, comme
ceux de Yu Dan (于丹)
ou Yi Zhongtian (易中天).
Entre ces deux
populations, les gens travaillent, s’occupent des enfants, et
sont généralement trop occupés pour lire. Wanrong ne s’intéresse
pas à eux.
Quant aux jeunes, ils
présentent un autre avantage : c’est un lectorat aux goûts et
caractéristiques établis ; il faudra quelques ajustements à
l’avenir, pour s’adapter à l’évolution de ceux qui ont vingt ans
aujourd’hui, et qui vont constituer une nouvelle classe
disposant de plus de loisirs ; il vont certainement développer
des habitudes de lecture différentes, mais, l’un dans l’autre,
Lu Jinbo table sur des goûts sans changements fondamentaux, à
l’opposé de ce qui s’est passé entre 1978 et aujourd’hui, où
chaque décennie a apporté des différences considérables dans les
structures sociales, les niveaux de revenus et les mentalités.
Des écrivains ciblés
et formatés
Day of Honour |
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Quant aux livres, dans
ce modèle, ils doivent tout simplement être adaptés au lectorat
ainsi ciblé. Mais l’idée originale est de
miser d’abord sur les auteurs. Tout est une question d’image, et
d’image de l’auteur, car c’est
l’auteur qui est le produit, non le livre lui-même, qui est
plutôt un sous-produit.
Chaque auteur
est en effet choisi et recherché pour son identité,
quitte à lui en fabriquer une, et cette identité, en
retour, est la base d’un label, d’une marque
distinctive. Si
l’on prend les principaux auteurs à
succès qui sont les locomotives de Wanrong, ils ont
chacun une image qui les destine à un lectorat bien
déterminé, ou plutôt ils l’ont acquise grâce aux bons
soins de l’équipe de Wanrong, sur la base de leurs
recherches marketing.
Han Han,
par exemple, avait une image négative de jeune rebelle,
la mèche sur le front, avec des livres aux |
couvertures noires. C’est Lu Jinbo
qui en a fait un critique social et un penseur pour la
jeunesse, un
héros positif et bien plus
complexe. Du coup, ses livres ont été dotés de
couvertures toutes blanches ! Leur relation est une
relation de confiance, entre jeunes du même âge, ou
presque, Han Han a sept ans de moins…
Annie Baobei
est un autre cas. Elle a commencé à se faire connaître
sur internet en 1998. Son précédent éditeur tirait ses
livres à 300 000 exemplaires, et en livres de poche :
elle-même ne pensait pas qu’on pourrait en vendre le
double. Mais Lu Jinbo l’a fait, en transformant
totalement son image : plus haut de gamme, plus
internationale, plus sophistiquée, de pair avec un
positionnement petit bourgeois. En même temps, ce style
nécessitait une certaine distanciation du public, Annie
Baobei a donc été entourée d’une aura de mystère, et les
signatures, pour la promotion de « Padma », par exemple,
limitées aux grandes villes – contrairement à
Guo Jingming,
autre poulain, qui est formaté pour une approche directe
de son public. |
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Padma (《莲花》) |
Livres de Guo Ni |
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C’est Lu Jinbo,
aussi, qui a découvert et lancé Guo Ni (郭妮)
ainsi que le ‘mook’
(magazine-book) dont elle est l’éditeur en chef :
GirlneYa
(《火星少女》).
Les livres de Guo Ni ne sont pas de la grande
littérature, mais il sont parfaitement formatés pour
leur lectorat, et ont fait de leur auteur une idole pour
les filles de 12-16ans qu’elle fait rêver.
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Le choix des auteurs,
et leur formatage ultérieur, est le résultat de recherches
autant que d’intuition.
D’abord, Lu Jinbo a
lui-même été écrivain à succès : entre 1997 et 2002, il a formé
avec
Annie Baobei et Ning
Caishen (宁财神)
les trois piliers de la littérature internet de l’époque. Il
connaît donc très bien le secteur et les goûts de son lectorat.
Mais il a aussi toute une équipe de jeunes qui battent la
campagne pour lui, Il n’aborde jamais un auteur sans plusieurs
mois de recherches préalables : sur l’écrivain et son œuvre,
mais aussi son potentiel.
Et celui-ci ne tient
pas seulement à ce qu’il écrit.
Des livres
résultats de recherches marketing
Wang
Shuo est
un très bon exemple du potentiel que représente un
écrivain pour Lu Jinbo. En avril 2007, Rongshu a publié
son roman « My millenium » (《我的千岁寒》). Le livre n’a pas
rencontré le succès attendu, et les médias ne se sont
pas privés de le critiquer.
Lu Jinbo a
alors expliqué que les ventes du livre n’étaient
qu’une partie
des recettes anticipées ; en fait, la société avait déjà
engrangé des centaines de milliers de yuans avant même
que le livre soit publié : grâce à la publicité, une
publicité ciblée, en lien avec le livre et l’auteur,
imprimée au dos de marque-pages (1).
Même si
Wang Shuo n’est plus le
« hooligan de la littérature » qui faisait courir les
foules, chacune de ses nouvelles publications continue à
alimenter les rumeurs, le |
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Wang Shuo |
buzz médiatique. C’est
une très bonne chose pour l’image de l’éditeur, hormis toute
opération publicitaire directe. Wang Shuo, c’est un « concept
stock », dit Lu Jinbo : un « red chip » (红筹股),
comme Han Han et Annie Baby sont pour lui des « blue chips » (2)
Par ailleurs Lu Jinbo a
formé une équipe qui dispose d’une base de données contenant des
informations sur quelques dix mille lecteurs. Quand sort un
livre, ils peuvent donc faire du marketing direct auprès de ces
lecteurs, qui sont classés par tranche d’âge : 16 ans, l’âge des
rêves dorés d’amour, 17 ans, celui de la rébellion, etc… A
chaque catégorie correspond un auteur dont le style et l’image
ont été travaillés, et qui sont, pour beaucoup, aidés dans
l’écriture de leurs livres par un think tank leur fournissant
des schémas de personnages et d’intrigues répondant aux attentes
des jeunes ciblés : l’écriture à la Rowland.
Et c’est terriblement
efficace. Wanrong a aujourd’hui une cinquantaine d’auteurs qui
produisent en moyenne 200 nouveaux titres par an, les plus
prolifiques en sortant entre cinq et dix ! Les meilleurs livres
peuvent se vendre jusqu’à un million d’exemplaires. Dans la
liste des écrivains les plus fortunés établie par le China
Business Post en 2008, 11 des 24 arrivant en tête étaient des
auteurs de Lu Jinbo,
Guo Jingming établissant le record absolu avec
des royalties de 11 millions de RMB pour l’année, soit environ
1,5 million de dollars.
Car Lu Jinbo
paie bien, et il paie même des avances, contrairement
aux us de la profession en Chine qui le considère comme
un trublion. Rien d’étonnant à ce qu’il figure, avec Han
Han et Guo Jingming, en tête des cinquante écrivains et
éditeurs qui ont, le 15 mars dernier, lancé une action
contre Baidu (百度)
(3) en diffusant sur internet une lettre ouverte
l’accusant de violer les droits d’auteur en
mettant des ouvrages en
ligne sur son site Baidu Wenku (百度文库)
sans
rien demander ni surtout rien payer.
Cette
politique est fructueuse : Wanrong a réalisé en 2008
quelque 200 millions de RMB de chiffre
d’affaires, soit
une trentaine de
millions de dollars.
Pour l’avenir, Lu Jinbo ne croit pas beaucoup aux livres
numériques, au moins en Chine, il prépare maintenant une autre
offensive : après internet, la littérature sur téléphones
portables…
Pour la génération
post’2000.
Notes
(1)
Dont une marque de collyre (utile si vous vous fatiguez les yeux
en lisant), et un logiciel anti-virus, comme dans un autre livre
de Wang Shuo …
(2) Le terme « red
chips » désigne les valeurs de 26 grandes firmes chinoises
cotées à la bourse de Hong Kong : des valeurs sures et
prestigieuses. Les « blue chips » sont les valeurs les plus
sures du Dow Jones.
(3) C’est le grand
concurrent de Google en Chine ; d’ailleurs l’action intentée
contre lui est analogue à celle lancée contre Google dans des
circonstances similaires.
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