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Wang Shuo 王朔
Portrait
rapide
par Brigitte Duzan, 20
octobre 2011
Wang Shuo a
longtemps été conspué par les autorités comme le
“hooligan” des lettres chinoises, avant de s’assagir
sinon de rentrer dans l’ordre.
Il a cependant
été un acteur incontournable non seulement de la
littérature, mais aussi du cinéma et des arts en général
pendant les années 1980 et au-delà. Il est aujourd’hui
célébré quasiment comme un symbole culturel, au moins
celui d’une époque.
Tumultueuses
années d’apprentissage
Wang Shuo (王朔)
est né en 1958 à Nankin, dans une famille d’origine
mandchoue qui s’était établie dans le Liaoning. Il a
cependant grandi dans la banlieue de Pékin où ses
parents sont transférés, dans un compound militaire |
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Wang Shuo |
où il n’y avait
pas un seul Pékinois, sans aucune notion de ce que pouvait bien
être la capitale. Ce n’est que plus tard qu’il ira vivre à
Chaoyangmen (朝阳门),
et se familiarisera avec les habitants et leur langue. Son
pékinois reste cependant une langue personnelle, teintée
d’expressions argotiques dont il fait des expressions à la
mode, mais qui sont en fait peu ou prou celles des bandes de
gamins chamailleurs avec lesquels il a passé son enfance : le
langage de la rue.
Révolution culturelle oblige, en effet, ses parents sont envoyés
à la campagne alors qu’il a à peine dix ans : il reste seul dans
sa banlieue avec son frère et une dizaine d’autres enfants du
même âge. Il a une adolescence de jeune hooligan, mêlé à toutes
sortes de rixes et finissant en prison, un rebelle entre Poe et
Rimbaud, mais bien moins poétique.
Il termine
péniblement le collège en 1976 et entre dans la Marine,
comme assistant médical, intrusion étonnante dans la
carrière médiale qui rappelle
Zhang Xinxin
promue infirmière dans des circonstances similaires. Sa
seule référence, sembl-t-il, était que sa mère était
médecin. Il y reste quatre ans, posté dans la cité
balnéaire de Qingdao, où,
selon ses propres dires, il passe la majeure partie de
son temps à la plage et à courir les femmes.
Il revient à
Pékin en 1980 où il survit en faisant des petits
boulots, en particulier, pendant quelques années, comme
vendeur dans un magasin grossiste de médicaments et
produits médicaux.
Mais il s’est entre temps découvert un talent d’écrivain, un
écrivain frondeur, provocateur et totalement hors normes qui va
devenir l’une des figures les plus fascinantes de la scène
littéraire et artistique des années 1980. Dès le milieu de la
décennie, les royalties qu’il touche sur ses scénarios et les
adaptations cinématographiques de ses nouvelles lui permettent
de vivre tranquillement une existence hédoniste au milieu de ses
pairs.
Années 1980-90 :
Ecrivain et scénariste rebelle
Il
commence à écrire en 1978, alors qu’il est encore dans la
Marine. Sa première nouvelle est publiée à la fin de l’année
dans la revue littéraire de l’Armée de Libération (《解放军文艺》) : « Attente » (《等待》). Mais c’est au début de
1985 que paraît, dans la revue Dangdai (《当代》)
la nouvelle, plus longue, qui contribue à le faire connaître :
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Feng Xiaogang |
intitulée « L’hôtesse de l’air » (《空中小姐》), elle sera adaptée au
cinéma en 1994, par Feng Xiaogang (1).
La nouvelle « Half Flame Half Brine » |
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Il commence à
écrire des scénarios avec lui dès 1990, pour des séries
télévisées. En 1993, il crée avec lui une société pour
produire séries et films réalisés en commun ; leurs
productions s’attirent les foudres de la censure, la
société est dissoute en 1997. Wang Shuo part six mois
aux Etats-Unis. A son retour à Pékin, il reprend sa
double activité de scénariste et écrivain, mais
désormais assagi.
La majeure
partie de son œuvre, la plus représentative, date de ces
années turbulentes. L’une des plus connues est sans
doute « Half Flame Half Brine » (《一半是火焰,一半是海水》),
publiée en 1986 dans le journal « Le pivert » (《啄木鸟》),
et adaptée au cinéma dès 1989 par Xia Gang (2), avant
qu’une autre adaptation en soit réalisée, en 2008, par
Liu Fendou (刘奋斗)(3). |
La
nouvelle raconte la vie d’un marginal qui, avec un
copain, a monté un trafic douteux pour gagner de l’argent
facilement, sans travailler : ils envoient des femmes séduire
des hommes qu’elles entraînent dans des chambres d’hôtels, pour
qu’ils puissent ensuite les faire chanter, déguisés en
policiers. Quand il rencontre une jeune fille qui tombe amoureux
de lui, il l’entraîne dans sa vie de délinquant, et elle finit
par se suicider. Après une histoire d’amour fou, la nouvelle
devient alors celle d’une recherche de rédemption.
C’est un récit
extrêmement bien mené, qui fait tout de suite sensation
par sa violence et son nihilisme latent. C’est cette
nouvelle qui marque véritablement ce qu’il est désormais
convenu d’appeler « la littérature hooligan »
(痞子文学
pǐziwénxué)
qui est sa marque de fabrique.
Il faut en
effet voir en Wang |
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Le film « Les petites fleurs rouges » |
Shuo un phénomène
social autant que littéraire et culturel : il est l’emblème
vivant de sa génération, les jeunes qui ont grandi pendant la
Révolution culturelle, ont été conditionné par la violence et la
brutalité
Le roman « Tout en apparence
est très beau » |
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de
l’époque, et se sont retrouvés ensuite sans
qualifications, jetés sur le pavé d’une Chine en pleine
mutation et laissés pour compte d’un développement
économique où ils avaient du mal à trouver leur place.
Cela a
donné des bandes d’asociaux sans repères et sans normes,
artistes ratés et désœuvrés chroniques allant jusqu’à la
criminalité pour survivre, phénomène essentiellement
urbain qui est la toile de fond de la vie et de l’œuvre
de Wang Shuo comme des cinéastes qui ont émergé au
lendemain de 1989. C’est sa vie qui a inspiré le très
beau film de l’un d’entre eux, Zhang Yuan (张元),
film- hommage sorti en 2008 en France, « Les
petites fleurs rouges »
(《看上去很美》)
, adapté de la nouvelle autobiographique « Tout en
apparence est très beau » (《看上去很美》).
L’ensemble de
l’œuvre de Wang Shuo n’a été interdite en Chine qu’en
1996 ; cela ne l’a pas empêché de continuer à être un
auteur à succès, et de recommencer à publier en 1999.
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Retour en
2007 : une signature très chère
Après quelques
années de silence, il revient sur le devant de la scène
en 2007, avec trois publications, dont un « Nouveau
journal d’un fou » (《新狂人日记》) qui renvoie évidemment à
la nouvelle de
Lu Xun. Il
devient un habitué des talk shows à la télévision et un
personnage en vue dans les medias, y compris les
nouvelles revues littéraires.
Il écrit
maintenant surtout des romans, probablement parce que
c’est ce qui rapporte le plus, en tout cas ce qui se
vend le mieux, et il les vend très cher : un record de
trois dollars le caractère d’après un mauvais esprit qui
a fait une règle de trois basée sur sa dernière
publication.
Mais il est
toujours aussi génial et n’a rien perdu de son
humour
corrosif : à preuve, c’est lui qui a écrit avec son ami
Feng Xiaogang le scénario du dernier film que celui-ci a
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Le roman « Le nouveau journal d’un fou » |
réalisé ;
sorti en 2011, « If You Are The One 2 » (《非诚勿扰2》),
est l’un des meilleurs films du réalisateur à ce jour.
Wang Shuo
n’est plus ni un « hooligan » ni une « contradiction
vivante » comme on a tendance à le caricaturer.
Il a évolué
avec la Chine, en connaît sur le bout du doigt les
ruses, les faiblesses et les ficelles et, s’il sait en
profiter, il sait aussi en parler avec toujours le même
humour décapant, qui est finalement la clef essentielle
de son succès.
Notes
(1) Sur Feng Xiaogang, voir
:
www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Feng_Xiaogang.htm
(2) Sur ce réalisateur peu connu de la cinquième génération,
voir
:
www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Xia_Gang.htm
(3
Il s’agit du second long métrage de Liu Fendou, connu à
l’international sous le titre « Ocean Flame », voir
:
www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Liu_Fendou.htm
Traductions en français
- Feu et glace (《一半是火焰,一半是海水》), initialement publié en Chine en
1986
traduit par Patricia
Batto, Philippe Picquier, mai 1998
- Je suis ton papa (《我是你爸爸》), initialement publié en Chine en
1991
traduit par Angélique
Levi et Wang Li-ying, Flammarion, novembre 1998
- Vous êtes formidable (《你不是一个俗人》), initialement publié en Chine
en 1992
traduit et préfacé par
Maïté Aragonès Lumeras, L’Age d’Homme, novembre 1999
Traductions en anglais
- Please Don't Call Me Human (《千万别把我当人》),
traduit par Howard
Goldblatt, No Exit Press, janvier 2005
- Playing For Thrills (《玩儿的就是心跳》),
traduit par Howard
Goldblatt, No Exit Press, février 2008
A
lire en complément :
La « fièvre Wang Shuo »
A la fin de l’année
1988 et au début de 1989, quatre films adaptés de nouvelles de
l’écrivain Wang Shuo (王朔)
sont sortis presque simultanément sur les écrans chinois :
« Samsara » (《轮回》) de Huang Jianxin (黄建新),
« The Trouble-Shooters » (《顽主》)
de Mi
Jiashan (米家山),
« Out of Breath » (《大喘气》)
de Ye Daying (叶大鹰)
et « Half Flame, Half Brine » (《一半是火焰,一半是海水》)
de Xia Gang (夏刚).
Ce phénomène a causé
une telle stupeur que l’on a appelé l’année 1988 « année Wang
Shuo » (王朔年),
et qu’il a suscité études et colloques. La China Film Review
Society a tenu un séminaire sur le « cinéma Wang Shuo », et les
principales revues chinoises de cinéma ont publié un grand
nombre d’articles sur le sujet.
Fin 1989, « China
Screen » en a publié plusieurs traductions en anglais dans sa
rubrique « Special Reports ». En voici deux, de deux grands
critiques et théoriciens chinois du cinéma : Shao Mujun (邵牧君)
et Dai Jinhua (戴锦华).
Idéologie. Wang Shuo. 1988
En 1988, les films
adaptés d’œuvres de Wang Shuo ont soudain éclaté comme une volée
de grenades explosant dans l’univers du cinéma chinois.
L’intensité du phénomène a stupéfait les critiques de cinéma,
les incitant à étudier le phénomène sans aucune des réticences
dont faisait preuve le monde littéraire. Wang Shuo quitta
l’anonymat pour devenir « un nom ».
Il semble que ce
phénomène soit purement contingent. En le replaçant dans la
définition de l’histoire donnée par Jameson – une « unité de
temps ouverte » et « un immense scénario inachevé » - il n’est
pas difficile de comprendre que l’émergence de Wang Shuo était
inévitable.
En fait, 1988 a été une
année cruciale pour les réformes sociales en Chine, une année,
aussi, où le consumérisme a connu une progression marquée.
Ebranlés dans leur apathie, les Chinois se sont trouvés
confrontés à une réalité dominée par des idéologies hétérogènes
et des valeurs conflictuelles, dans une période caractérisée par
l’anxiété, le doute et le grotesque. Ce n’est gratifiant pour
personne. Dans le contexte chinois, la désintégration de
l’idéologie dominante a privé les individus de la stabilité et
de la sécurité dont ils jouissaient dans leurs relations au sein
de la société. L’attrait et les pressions du consumérisme dans
le contexte de stimuli par ailleurs dépressifs a causé en chacun
angoisse et perplexité. Dans une telle situation, les films
gouvernementaux (1) ont semblé insipides, et les films de simple
divertissement trop simplistes. Les metteurs en scène
cherchaient une voie différente, une manière symbolique de
représenter les contradictions de la réalité sociale.
C’est ainsi que Wang
Shuo est arrivé au moment idéal. Il n’était pas porteur d’un
crucifix historique, ni destructeur d’un crucifix. Il n’était
qu’un garnement facétieux qui profanait l’aura sacro-sainte de
ce crucifix. Ses personnages ne sont ni des héros ni des démons,
mais un lot de non entités burlesques. Ses « playboys »
apparaissent comme des « hors la loi », ou tout au moins des
marginaux, entre la génération « beatnick » et celle des
« jeunes gens en colère » (2), mais, dans le contexte chinois,
ce ne sont pas des délinquants. Ce sont plutôt des opportunistes
surfant sur une vague, une mode ; ils se sentent comme des
poissons dans l’eau dans la nouvelle réalité sociale. Vivant
dans les failles de la société, ils se sortent aisément et très
bien de cette situation, sans être bousculés ni renversés. Ce
sont des « nouvelles personnalités » qui peuvent être qualifiés
de « héros contemporains ». Dans
l’univers de Wang Shuo,
une sorte de vague anxiété, de lassitude impalpable a remplacé
la rationalité socio-politique qui régnait jusque là dans le
domaine artistique, et un cynisme moqueur s’est substitué à la
critique sociale. Ses œuvres offrent donc consolation,
satisfaction et libération.
Les œuvres de Wang Shuo
ont une structure narrative classique qui semble conforme à la
tradition : des intrigues linéaires intégrées et fermées, un
langage narratif fluide, des personnages aux caractères
marquants, des dialogues travaillés. Dans l’histoire, il existe
presque toujours un « playboy » au visage « net » (pureté contre
dégénérescence, ordre contre rébellion) qui, dans la
construction narrative, apparaît comme agent transmetteur et
récepteur – à la fois opposé à la tradition et ancré dans la
réalité sociale. Ceci impose aux héros de Wang Shuo, qui sont
des anti-héros, une sorte de solitude et
d’aliénation à la fois
inexplicables et désespérées.
Les narrations de Wang
Shuo commencent en général par décrire les valeurs négatives des
personnages par opposition aux cadre traditionnel de référence
(caractère rebelle, idolâtrie de l’argent, oisiveté), et se
terminent sur des valeurs positives restaurées avec
l’établissement de valeurs nouvelles (ordre, moralité, honnêteté
au travail).
De la sorte, Wang Shuo
introduit un point de rupture dans les relations de l’individu à
la société et de
l’art à la réalité.
C’est la raison de son arrivée en fanfare, en 1988, dans un
monde cinématographique animé, mais silencieux.
Parmi les films [cités
ci-dessus], le plus remarquable est « Samsara » (《轮回》)
de Huang Jianxin (黄建新).
Doté d’une esthétique raffinée et d’une réalisation de qualité,
ce film a été un succès populaire, tandis que certains
déploraient les ruptures et dislocations qui ressortent de la
narration. En tant que texte « historique », c’est un exemple
intéressant. Il est divisé en deux parties hétérogènes et
opposées, séparées par la scène où le héros voit sa jambe
perforée par les truands qui veulent le faire chanter. Il s’agit
là d’un passage du monde de Wang Shuo à celui de Huang Jianxin,
et non véritablement d’une rupture dans la ligne narrative.
Wang Shuo surfe sur la
vague du consumérisme tandis que Huang Jianxin en est un
observateur : le premier a œuvré à la légitimation d’une
nouvelle classe sociale, tandis que le second en a dressé un
examen critique. Il ne peut donc entièrement s’identifier à Wang
Shuo, ce qui confère à son film une dynamique en termes de
réflexion critique qui manque à la nouvelle dont il est adapté :
« En émergeant des eaux » (《浮出海面》) ; mais c’est au prix d’une désintégration du récit original. […]
Comparé à « Samsara », «« The
Trouble-Shooters » (《顽主》)
de Mi
Jiashan (米家山)
est un film harmonieux. C’est une adaptation fidèle, dont la
tonalité est totalement en accord avec l’univers de Wang Shuo.
Les représentations urbaines, kaléidoscopiques et multiples,
combinées à l’histoire de la société 3-T, en font un scherzo
plein de vie et d’attrait. La scène de la remise de prix, conçue
comme une image miniature de la confusion de la société, pousse
à ses limites la profanation facétieuse de Wang Shuo. Quant à
l’histoire de la société 3-T, ce n’est pas une simple farce
satirique, c’est un exemple distinct de « légitimation ». A la
fin du film, dans la séquence montrant la longue queue qui s’est
formée devant la société en faillite, le combat ridicule et
pitoyable de la société, une escroquerie en termes
traditionnels, est transformé en une sorte de labeur respectable
dans une nouveau cadre de valeurs.
C’est peut-être là la
solution de l’énigme que constitue le « phénomène Wang Shuo ».
Notes
(1)
"主旋律"
zhǔxuánlǜ : terme
utilisé par les Chinois pour désigner les films représentant la
ligne idéologique correcte (ce qu’on appelle à tort « films de
propagande ») ; en anglais : « main melody » ou « leitmotiv »
films.
(2) « Angry young
men » : groupe d’auteurs dramatiques et romanciers britanniques
apparu dans les années 1950, et comprenant également la
Nouvelle Vague du cinéma britannique. Leurs œuvres ont pour
personnages des anti-héros, des rebelles sans cause, mus par
leur rejet des barrières sociales ou des conventions, des
working class heroes.
Article de Dai Jinhua,
China Screen, 1989/4
Archives du Centre de
documentation sur le cinéma chinois (CDCC).
Pourquoi une « fièvre
cinématographique Wang Shuo » s’est-elle produite ?
Il est rare que quatre
films adaptés d’œuvres d’un même écrivain sortent en l’espace de
quelques mois. Cette « fièvre Wang Shuo »
(“王朔热”),
comme certains ont appelé ce phénomène, mérite d’être étudiée
avec attention pour pouvoir déterminer pourquoi les nouvelles de
Wang Shuo ont soudain connu une telle vogue dans les milieux
cinématographiques alors qu’elles n’arrivaient pas à avoir le
même impact dans les cercles littéraires.
A un moment où le
cinéma chinois est soumis à des pressions commerciales, le
premier critère incitant un metteur en scène à choisir un
scénario tient à sa valeur de divertissement, ou à son potentiel
d’attraction des
spectateurs. C’est ce qui fait la force des histoires de kungfu
ou des romans policiers ; ils ont fait la preuve de leur
capacité à devenir des succès au box office. Mais les metteurs
en scène qui veulent être originaux doivent trouver des sujets
différents. Il leur faut explorer de nouvelles approches qui,
tout en étant réalistes, puissent satisfaire et divertir le
public sans […] offenser les autorités et être interdites.
Les nouvelles de Wang
Shuo non seulement remplissent ces conditions et exigences,
mais, chose bien plus importante, sur le plan artistique, elles
méritent aussi d’être adaptées au cinéma car elles offrent une
action soutenue, des personnages remarquables et des dialogues
pleins d’humour. C’est sans doute la raison pour laquelle les
œuvres de Wang Shuo se sont répandues dans le monde du cinéma
comme une traînée de poudre.
Ces œuvres littéraires
dépeignent presque toutes une classe de jeunes très spécifique,
dans la Chine contemporaine : les « hooligans » ou pǐzi (痞子)
qui ont quatre caractéristiques essentielles :
1/ un niveau
éducatif très bas.
En effet, nés à la fin
des années 1950 ou au début des années 1960, ils ont passé leur
enfance et leur adolescence pendant la Révolution culturelle,
alors que les écoles étaient fermées, et ont grandi dans un
environnement où l’éducation était négligée, ce qui a stimulé
leurs tendances anti-intellectuelles. Ils ont un complexe
d’infériorité culturelle qui se traduit en moqueries et attaques
contre les intellectuels, qu’ils soient étudiants, professeurs
ou écrivains.
2/ pas de
métier fixe.
Ils n’ont pas de
profession stable, ou l’ont abandonnée pour se lancer dans les
affaires et devenir des trafiquants extrêmement riches, mais
sans pour autant y gagner en liberté. Ils ne créent aucune
richesse pour la société.
3/ une
totale irresponsabilité.
Ils considèrent
l’existence comme un simple jeu, sont des archi-hédonistes et
adoptent une attitude irresponsable envers la vie. Affichant une
volonté d’avancer à la force du poignet, ils ne savent en
réalité que vivre de petites arnaques dans des salles de concert
ou des chambres d’hôtels.
4/ un
profond mépris des règles morales.
Méprisant les critères
moraux et normes de conduite établis, ils se complaisent dans
des relations sexuelles à tout venant, gagnent de l’argent sans
aucun scrupule, défient la loi et se comportent comme des
délinquants en faisant, de manière générale, ce que bon leur
semble.
Il n’y avait eu, jusque
là, dans le cinéma chinois, aucune tentative de représenter de
façon réaliste les vies sans espoir de cette classe de jeunes
vauriens ; aussi le thème a-t-il eu beaucoup de succès auprès du
public. La critique sarcastique des critères moraux et normes
sociales établis touche par moments quelques points fondamentaux
d’anciennes attitudes féodales, de formalisme ou
d’ultra-gauchisme, et
n’en suscite que plus de sympathie auprès du public, en
particulier auprès des jeunes. En outre, le langage de ces
personnages est extrêmement ingénieux : ils ont la répartie vive
et le verbe haut, si bien que le public peut trouver dans des
crises de rire des compensations agréables à ses propres
frustrations. Il y a là un immense potentiel de divertissement
que les metteurs en scène qui ont choisi d’adapter les œuvres de
Wang Shuo ont certainement pris en compte.
Ceux qui sont en faveur
du « cinéma Wang Shuo » donnent tous une grande importance à sa
valeur cognitive, insistant sur le fait que, en dévoilant les
éléments profonds de la vie et de l’état d’esprit de ces jeunes,
ce cinéma permet de mieux comprendre ces « playboys »
insouciants et insensibles, ces « hommes de caoutchouc » (《橡皮人》)
comme dit le titre de la nouvelle dont est adapté « Out of
Breath » de Ye Daying.
Dans la société
chinoise actuelle [note : à la date de l’article, en 1989],
c’est un phénomène évident que l’émergence de ces jeunes qui
vivent d’arnaques et d’argent facile après avoir grandi dans un
désert culturel et qui apparaissent aussi insatiables que
démoralisés face à une société qui vit dans
l’extravagance, à la
recherche du plaisir rapide. On ne peut pas dire que les gens
n’en savent rien avant de voir les films adaptés de Wang Shuo ;
en fait, la plupart des gens en ont fait la triste expérience
autour d’eux, et bien des parents sont inquiets de voir leurs
enfants rejoindre les rangs de ces jeunes.
Néanmoins, au vu de la
poursuite effrénée des plaisirs matériels de cette génération,
personne de sérieux ne songerait à considérer ces jeunes comme
des forces positives d’une contre-culture, opposée au féodalisme
et aux privilèges. Aussi, quand on examine le cinéma adapté des
œuvres de Wang Shuo, on ne peut se satisfaire de sa
représentation objective de la vie de ces « hooligans ». […]
Peut-on dire que la description réaliste et détaillée
d’attitudes marginales telles que la prostitution, le meurtre,
le vol et l’extorsion de fonds a « valeur cognitive » ? […]
Cette « valeur cognitive » semble d’autant plus faible que les
descriptions sont détaillées et crues, et que le réalisateur
semble s’y complaire.
Un autre facteur
important dans le choix de nouvelles de Wang Shuo pour les
adapter au cinéma tient à leur satire de certains points
sensibles (essentiellement des tabous sexuels et politiques), ce
qui permet d’exprimer certaines
idées hétérodoxes […] Pour des cinéastes soumis à des contrôles
très stricts, ceci a un intérêt.
[…]
Des quatre films cités
plus haut, je pense que « Samsara » se dégage du lot : en
présentant les vies de ses « hooligans », le réalisateur a mis
l’accent sur leur « transmigration », ou plutôt leur passage de l’inhumain à l’humain.
Article de Shao Mujun,
China Screen, 1989/4
Archives du Centre de
documentation sur le cinéma chinois (CDCC).
(Traductions : Brigitte
Duzan)
A
lire en complément :
« Half Flame Half Brine » (《一半是火焰,一半是海水》), extraits.
voir :
www.chinesemovies.com.fr/films_Liu_Fendou_Ocean_Flame.htm
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