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Fang Fang n’est pas Qin Hui !

par Brigitte Duzan, 29 avril 2020 

 

L’annonce de la publication prochaine à l’étranger de trois traductions du journal de Fang Fang - en Allemagne début juin, chez un éditeur américain à la fin du mois et en France en septembre [1] – a suscité en Chine un vif émoi et une controverse animée. Cette controverse a trouvé ces jours-ci un développement qui aurait pu être amusant s’il ne reflétait de manière presque absurde la passion démesurée suscitée par ce journal.

 

Fang Fang (photo chinanews)

 

Déception

 

L’annonce de la publication des traductions du journal à l’étranger a fait l’effet d’une douche froide sur beaucoup de lecteurs chinois qui ont suivi de jour en jour le récit de confinement écrit par Fang Fang (方方) de sa retraite forcée dans la ville de Wuhan en quarantaine. Lire le journal de Fang Fang était devenu comme un rite quotidien, à valeur presque prophylactique dans une ville close investie par un ennemi invisible et couverte d’une chappe de silence imposé. Fang Fang était la seule dont le récit quotidien était toléré, et partagé par des millions de lecteurs, rite collectif qui en faisait comme un miracle de menue liberté de parole, concédée pour sa fonction sociale, comme une sorte de soupape de sécurité relâchant un peu de vapeur pour éviter l’explosion de la cocotte.

 

Et soudain cette entente tacite, fondamentale, entre l’écrivaine et le peuple de ses lecteurs a volé en éclat, laissant place à un sentiment de déception, puis de colère à l’idée d’avoir été trompé et trahi : elle n’écrivait donc pas pour eux, pour partager ces heures d’isolement si difficiles, en offrant soudain la possibilité d’une voix alternative au discours officiel ! Contrairement à ce que semblent penser beaucoup de médias occidentaux, ce n’est pas le pouvoir qui a diabolisé Fang Fang, ce sont ses lecteurs qui se sont senti trahis.

 

Diabolisation

 

Mais la diabolisation est venue ensuite : c’était une trop belle occasion de se libérer d’une de ces « voix autres » (yì yīn 异音) dont Yan Lianke déplorait récemment qu’elles soient si rares [2]. Et cette diabolisation a pris des accents vengeurs remémorant amèrement des temps encore suffisamment proches pour que l’on ait pu penser que personne ne voudrait les faire revivre. Diabolisation ou démonisation maintenant encouragée par le pouvoir comme soufflant à plaisir sur les braises.

 

Les invectives volent bas, et seraient sans intérêt autre que pour les historiens et sociologues, si de temps en temps n’émergeait une diatribe plus virulente encore que les autres, mais portant en soi une référence historique tellement symbolique qu’elle mérite soudain une note en bas de page.

 

C’est le cas de la polémique presque invraisemblable autour de la proposition d’un sculpteur de Nankin qui peut faire rire comme elle peut faire pleurer. Elle a été colportée sur les réseaux sociaux, et relayée par des médias plus sérieux, comme ifeng, par exemple, dans un article, publié le 22 avril, intitulé : « Le projet d’un sculpteur de Nankin d’ajouter une statue de Fang Fang agenouillée à côté de celle de Qin Hui soulève la colère chez les universitaires de Nankin » (南京雕塑家计划在秦桧跪像旁添方方跪像南大教授怒批)[3].

 

A genoux comme Qin Hui !

 

C’est un écrivain de Nankin du nom de Qian Shigui (钱诗贵 qui a mis le feu aux poudres en prétendant transmettre le projet d’un ami sculpteur (laissé anonyme) de fondre une statue de Fang Fang agenouillée pour l’ajouter à côté de celle, emblématique, de Qin Hui et de son épouse à genoux devant la tombe de Yue Fei à Hangzhou. C’est là que la petite histoire actuelle rejoint la grande : qui était Qin Hui et que symbolise-t-il dans l’inconscient collectif chinois ? L’histoire de Qin Hui est l’un des grands récits classiques qui ont inspiré toute une littérature et d’innombrables adaptations au théâtre et à l’opéra. Essayons de résumer.

 

Né en 1090, Qin Hui (秦桧) était premier ministre de l’empereur Gaozong (宋高宗), premier empereur des Song du Sud après l’invasion du nord de la Chine par les Jürchen de la dynastie Jin [4]. Il est traditionnellement représenté comme un traître à la patrie pour avoir encouragé et aidé l’empereur Gaozong à pactiser avec les Jin, participant ensuite à l’exécution du général Yue Fei (岳飞) qui défendait au contraire une stratégie de reconquête.

 

Il faut dire que Qin Hui traîne tout un pan d’ombre avec lui. Il avait été fait prisonnier par les Jürchen après le second siège de Kaifeng, en même temps que l’empereur régnant, son père et quasiment toute la famille impériale. Or, il est subitement réapparu un jour à la cour des Song réfugiee à Lin’an (aujourd’hui Hangzhou), en prétendant avoir réussi une évasion miraculeuse, et il s’est dès lors employé à soutenir la ligne pacifiste de l’empereur Gaozong, contre les plans de reconquête de Yue Fei. C’est lui qui fut le maître d’œuvre en 1141 du traité de Shaoxing (Shàoxīng Héyì 绍兴和议) qui concédait aux Jin tout le territoire au nord d’une ligne Qinling-Huaihe.

 

Qin Hui et Yue Fei sont deux symboles extrêmement célèbres nés d’une histoire aux accents hagiographiques et soutenus par toute une iconographie ignominieuse pour l’un et à la gloire de l’autre. L’un, Qin Hui, est diabolisé : c’est le traître qui vend sa patrie ; l’autre, Yue Fei, sacralisé, avec toute une légende dorée de héros hors du commun commencée dès la biographie écrite par son petit-fils Yue Ke (岳柯) et intégrée dans les biographies de l’Histoire des Song, au sein des annales dynastiques officielles que sont les 24 Histoires.

 

Les statues de Qin Hui et son épouse à genoux,

 devant la tombe de Yue Fei à Hangzhou

 

Pour parfaire l’opprobre de Qin Hui, on a imaginé de fondre une statue de lui et de son épouse à genoux devant la tombe de leur victime, et de les exposer à la vindicte des visiteurs.

 

Le plus étonnant est que la proposition relayée par Qian Shigui a été prise très sérieusement par les professeurs de l’université de Nankin qui y voient une insulte et un déshonneur, comme l’a déclaré en particulier le directeur adjoint du département de littérature chinoise de l’université, le professeur

Lü Xiaoping (吕效平) ; dans un article du 23 avril [5], il a même avancé que, si Fang Fang avait commis une faute, c’était à la justice d’en décider…

 

Cette affaire qui semblait surtout ridicule est en train de radicaliser les esprits, bien au-delà de ce qu’on aurait pu penser. La déception initiale était pour regretter que le petit espoir de « voix autre » qu’offrait Fang Fang se soit envolé. On en est venu à des propos caricaturaux, mais qui ne laissent pas d’inquiéter dans l’atmosphère actuelle. La virulence des diatribes rappelle la passion des

 

Les touristes faisant la queue pour « frapper Qin Hui »

et ses « complices », tous à genoux

touristes venant conspuer les statues de Qin Hui et de ses « complices » agenouillés, tête baissée, en divers sites touristiques liés à la mémoire de Qin Hui et de Yue Fei.

 


 

Note complémentaire

 

L’impossibilité d’imaginer Qin Hui debout

 

Jin Feng (photo weibo)

 

En 2005 a éclaté une autre controverse à propos de la représentation de Qin Hui et de sa femme qui montre bien à quel point le personnage est devenu un symbole, au-delà de la réalité historique, quelle qu’elle soit. Pour une exposition à Shanghai, le sculpteur et artiste multimédia Jin Feng (金锋) a osé une relecture du personnage, de son histoire et donc de la manière de le représenter.

 

Né en 1962 à Changzhou (常州), dans le Jiangsu, Jin Feng a fait ses études à Shanghai, puis dans le département des Beaux-arts de l’Université normale de Nankin (南京师范大学美术系) dont il est sorti diplômé en 1991 [6]. En novembre 2003, il

a été nommé directeur du département d’action pédagogique du musée Duolun d’art moderne de Shanghai (上海多伦现代美术馆) où il est resté jusqu’au début de 2005.  C’est pendant cette brève période au musée qu’il a initié ses travaux de recherche critique sur des questions sociales, ce qui l’a amené à poser un regard distancié et iconoclaste sur les représentations traditionnelles d’images iconiques de l’histoire et de la culture chinoises.

 

C’est le 22 octobre 2005 qu’il a exposé sa première œuvre représentative de cette approche critique, au Zendai Museum of Modern Art (上海证大现代艺术馆), à Pudong, une très belle sculpture intitulée « A genoux depuis 492 ans [7], nous avons souhaité nous lever pour respirer un peu » (《跪了492年,我们想站起来喘口气了》). Et effectivement, Qin Hui et son épouse sont représentés de manière très vivante, debout, tête droite. Au vernissage avaient été invités les descendants de Qin Hui venus de leur village de Huashu, dans le district de Jiangning de Nankin (南京市江宁区汤山镇桦墅村), dont le doyen Qin Shili (秦世礼), 80 ans ; toute la famille tentait de redresser l’image de traître qui avait été attribuée à leur ancêtre, apparemment pour disculper l’empereur lui-même [8].

 

La sculpture a déclenché un tollé, montrant à quel point l’image de Qin Hui agenouillé était ancrée dans les esprits, et devenue intouchable car partie intégrante

 

Qin Hui et son épouse debout, sculptures

de Jin Feng, exposition octobre 2005

de l’enseignement patriotique des enfants à l’école [9]. Des citoyens de Shanghai ont menacé de venir protester devant le musée si bien que l’œuvre a été retirée avant la fin programmée de l’exposition, mais sans pour autant mettre un terme à la polémique. Jin Feng inaugurait là une série d’œuvres – de formes et de supports très différents - issues de réflexions sur des questions dotées d’une forte résonnance dans l’imaginaire et l’inconscient collectif de la société chinoise, tout en ayant en même temps une signification plus universelle.  

 

Après l’exposition de 2005, Jin Feng a été banni des espaces usuels d’exposition en Chine et a traversé une période d’isolement relatif qui l’a amené à investir le web pour partager ses réflexions et son travail. Sa démarche s’est élargie pour aller de personnalités sensibles du passé comme Qin Hui à des personnages réels d’aujourd’hui, marqués par une expérience traumatisante analogue, des personnages frappés du sceau d’une infamie fabriquée. Il n’a pas hésité pas à se mettre d’abord lui-même en scène, en 2006, dans une installation faisant intervenir la société Insult – société dont on peut louer les services pour insulter et harasser quelqu’un : l’insulté était lui-même et son art…

 

En un sens, le sort de Qin Hui est aussi le sien. Mais il risque bien d’être aussi celui de Fang Fang.

 

 

 


[1] Controverse attisée par la diffusion du projet de couverture de la traduction en allemand, avec un masque noir dans le tiers supérieur et, dans le tiers inférieur, le sous-titre aguicheur et provocateur : le journal interdit venu de la ville où est né le coronavirus… Provocation avivée encore par la date choisie pour la sortie du livre : le 4 juin… Date et couverture ont été revus depuis lors, mais l’effet de bombe reste.

[3] C’est le projet auquel faisait allusion Frédéric Lemaître dans son article publié dans Le Monde le 28 avril : « … un écrivain aurait même proposé d’ériger une statue de Fang Fang, à genoux, à côté de celle de Qin Hui, un responsable politique du XIIe siècle qui symbolise la traîtrise en Chine. »

[4] Dynastie Jin (金朝) fondée en 1115 après une rébellion contre les Khitans de la dynastie Liao (辽朝) dans le nord de la Mandchourie. Après leur conquête du nord de la Chine, les Jürchen se sont sinisés, et ont même construit des pans de Grande Muraille pour se protéger contre la menace des Mongols.

Au milieu du 12e siècle, la Chine était partagée entre Jin au nord et Song au sud.

Etonnamment, la dynastie Liao et la dynastie Jin ont droit à une Histoire dynastique aux côtés des Song dans les 24 Histoires (二十四史).

[7] Depuis 1513 exactement, sous la dynastie des Ming, pendant le règne de l’empereur Zhengde (明正德).

[8] Sur cette sculpture, voir aussi la thèse d’Anny Lazarus : La critique d’art chinoise contemporaine. Textes et contexte, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence (Arts – Série Histoire, théorie et pratique des arts), 2017 (pp. 463-464, ill. 57).

Et sur la controverse autour de l’exposition (en chinois) : https://www.twoeggz.com/news/10458098.html

[9] La controverse était d’autant plus vive qu’elle venait après un débat virulent concernant la tombe de la mère de Yue Fei devant laquelle on avait replacé une statue de Qin hui agenouillé : or elle était morte avant son fils, Quin Hui n’avait rien à voir dans sa mort.

 

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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