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Yue Fei face à Qin Hui, deux symboles dans l’histoire et la culture chinoises

par Brigitte Duzan, 29 avril 2020, actualisé 3 juin 2020

 

Né en 1090, Qin Hui (秦桧) était premier ministre de l’empereur Gaozong (宋高宗), premier empereur des Song du Sud après l’invasion du nord de la Chine par les Jürchen de la dynastie Jin [1]. Il est traditionnellement représenté comme un traître à la patrie pour avoir encouragé et aidé l’empereur Gaozong à pactiser avec les Jin, participant ensuite à l’exécution du général Yue Fei (岳飛/岳飞) qui défendait au contraire une stratégie de reconquête.

 

Ce sont deux symboles extrêmement célèbres qui reviennent très souvent dans l’histoire et la littérature chinoises et sont soutenus par toute une iconographie ignominieuse pour l’un et à la gloire de l’autre.

 

Qin Hui, traître à la patrie

 

Né à Jiangning (江宁), l’actuelle Nankin, Qin Hui passe avec succès le dernier niveau des examens impériaux – niveau jinshi (进士) - en 1115. C’est justement l’année de

 

Qin Hui

la fondation de la dynastie Jin. En poste à la cour, Qin Hui se retrouve pris dans le conflit entre les deux puissances. 

 

Prisonnier des Jin

 

En 1122, l’empire Song conclut une entente avec les Jin pour lutter contre les Liao, mais, l’armée Song n’ayant pas réussi à vaincre les Liao, c’est aux Jin que revient la victoire sur eux, et la totalité de leur territoire, à l’exception des Seize préfectures (燕云十六州) [2] promises aux Song dans l’accord initial, mais qui doivent être dès lors payées d’un lourd tribut.

 

Selon l’Histoire des Song comprise dans les 24 Histoires, en 1123, un général Jin mais d’origine han, nommé Zhang Jue (張覺/张觉), déserte ; il est nommé gouverneur de la préfecture de Pingzhou (平州) qui se trouve être au nord des Seize préfectures, donc sous contrôle Jin, la cour impériale octroyant en outre un titre honorifique au déserteur. C’est un casus belli. Les Jin envoient des troupes reprendre le contrôle de Pingzhou, mais elles sont défaites par Zhang Jue.

 

Prenant conscience des dangers de sa bévue, la cour impériale fait exécuter Zhang Jue, mais trop tard : c’est la guerre. En 1125, les armées Jin déferlent sur l’empire Song, ravageant et pillant sur leur passage au fur et à mesure que les généraux Song se rendent les uns après les autres. En février 1126, elles traversent le fleuve Jaune et assiègent la capitale Bianjing (汴京), c’est-à-dire Kaifeng. L’empereur Song Huizong (宋徽宗) abdique en faveur de son fils Qinzong (钦宗) et s’enfuit.

 

Le siège menaçant de s’éterniser, Qinzong envoie son frère Zhao Gou (赵构) engager des pourparlers avec les assiégeants. Pris en otage, il n’est libéré que contre rançon, et l’octroi de la ville de Taiyuan en cadeau, après quoi le siège est levé. L’empereur Taizong revient, c’est la fête à Kaifeng. Mais les troupes sont débandées et les généraux envoyés loin de la capitale. Trois mois plus tard, les Jin envoient deux ambassadeurs que le jeune et inexpérimenté Qingzong pense pouvoir inciter à se retourner contre leur maître.

 

Autre erreur fatale : en septembre 1126, nouvelle déferlante Jin, deuxième siège de Kaifeng dont les défenses sont totalement inadéquates. La capitale tombe le 19 janvier 1127, la ville est saccagée et pillée. Qinzong et son père Huizong sont capturés, ainsi que de nombreux membres de la cour impériale, dont les femmes et les concubines de la famille impériale dont beaucoup sont ensuite vendues à des maisons closes ou lors de ventes publiques. Qin Hui fait partie des prisonniers emmenés, avec le butin, dans la capitale Jin de Huiningfu (会宁府) près de l’actuelle Harbin.

 

C’est ce qu’on a appelé l’Incident de Jingkang (靖康事变), du nom de l’ère très brève du règne de Qinzong. Les dévastations sont immenses et les conséquences d’une portée historique sans précédent, à tous points de vue. L’incident est également connu sous le nom d’« Humiliation de Jingkang » (靖康恥) d’après un vers du poème lyrique Man Jiang Hong (滿江红) d’un poète Ming, mais attribué au général Yue Fei [3] :

         靖康恥,猶未雪 Jìng kāng chǐ, yóu wèi xuě

         L’humiliation de Jingkang, comme de la neige qui ne fond pas.

 

C’est la fin des Song du Nord. Zhao Gou fuit dans le sud, s’installe à Lin’an (临安), aujourd’hui Hangzhou, et devient Song Gaozong (宋高宗), premier empereur de la dynastie des Song du Sud.

 

Fuite et ministre de Gaozong

 

Après être resté captif plusieurs années, Qin Hui réapparaît soudain à Lin’an en prétendant avoir réussi une évasion tenant du miracle. Malgré les soupçons qui pèsent sur lui, il regagne la confiance de l’empereur et, en 1131, est nommé premier ministre. L’année suivante, des accusations sont portées contre lui, il est démis de ses fonctions. Mais, en 1137, des victoires remportées par les généraux Song forcent les Jin à ouvrir des négociations. Qui Hui revient sur le devant de la scène dans le clan des pacifistes aux côtés de l’empereur.

 

Partage territorial de la Chine

après le traité de Shaoxing

 

Avec son aide, Gaozong mène des pourparlers qui mènent à la signature en 1141 du traité de Shaoxing (Shàoxīng Héyì 绍兴和议). Il met fin au conflit armé entre les deux puissances en délimitant la frontière entre les deux, la dynastie des Song renonçant à revendiquer tout territoire au nord de la ligne Qinling-Huaihe (Qínlǐng Huáihé Xiàn 秦岭淮河线), c’est-à-dire la ligne formée par les monts Qinling et la rivière Huai, frontière géographique entre Chine septentrionale et Chine méridionale. Symboliquement, l’ancienne capitale des Song, Kaifeng, était incluse dans le territoire concédé aux Jin.

 

Ratifié le 11 octobre 1142, le traité stipulait également le versement aux Jin d’un tribut

annuel de 250 000 taels et 250 000 rouleaux de soie. La dynastie des Song du Sud tombait ainsi au rang de vassal tributaire de la dynastie jürchen des Jin.  

 

Après la signature du traité, l’empereur Gaozong fit exécuter le général Yue Fei qui s’y était opposé en prônant la poursuite de la guerre, faisant de lui un héros national, symbole de patriotisme et parangon d’attachement à la culture chinoise, face au défaitisme et à la trahison d’un Qin Hui.

 

Yue Fei, héros patriotique

 

Né en 1103, souvent représenté un livre à la main, Yue Fei est à la fois militaire et calligraphe et poète, c’est-à-dire qu’il est présenté comme l’incarnation rare des valeurs du wen () et du wu (), culture raffinée du lettré jointe aux qualités martiales du patriote. Son exécution lui a conféré tout de suite les attributs d’un héros.

 

Sa biographie a été écrite soixante ans après sa mort par son petit-fils, le poète et historien Yue Ke (岳柯), intitulée « Biographie du roi du pays de E » (Eguo Jintuo Zubian 《鄂国金佗稡编》), car tel est le titre posthume que lui a conféré l’empereur Ningzong (宋宁宗) en 1211. En 1346, la biographie a été incorporée dans l’Histoire des Song, l’une des 24 histoires dynastiques, et de loin la plus longue, compilée sous les Yuan [4]. Mais il y a tout une série de romans qui ont bâti une véritable légende autour de ce héros sacrifié.

 

Faits d’armes

 

Yue Fei est né dans une famille de pauvres paysans et, après avoir survécu à une inondation, a travaillé dans les champs avec son père. En 1122, à l’âge des 19 ans, il

 

Le général Yue Fei, représenté en lettré, alliant le wen et le wu,

s’engage dans l’armée, mais son père meurt, et il doit revenir chez lui pour la période de deuil, réduite dans son cas à 27 mois (au lieu de trois ans) avant de revenir à l’armée. Sa mère meurt en 1136, ce qui l’oblige à de nouveau observer une période de deuil au milieu des combats. 

 

Yue Fei en guerrier

 

Après la mort de son père en 1123, quand il revient dans l’armée, c’est pour lutter contre les rébellions par des chefs de guerre locaux qui détournaient les ressources nécessaires pour combattre les envahisseurs. Yue Fei participe à la défense de Kaifeng lors du second siège de la ville, en 1127. Après la chute de la capitale, il rejoint un corps d’armée chargé de défendre le Yangtzé.  Entre 1134 et 1135, il mène une controffensive contre Qi, un petit Etat soutenu par les Jin, et reprend des territoires à l’ennemi. Il monte en grade et augmente la taille de l’armée sous ses ordres. Grâce aux succès remportés, lui et les autres généraux Song autour de lui réussissent à assurer la survie de la dynastie.

 

Mais, comme les autres, il voulait reconquérir le nord qu’ils avaient perdu, et leurs victoires les rendaient confiants. En 1140, Yue Fei lance une contre-attaque contre les armées Jin et remporte victoire sur victoire, jusqu’à arriver en vue de Kaifeng, prêt à assiéger

l’ancienne capitale et à donner l’assaut final à l’ennemi. Et pourtant, à ce moment-là, Qin Hui lui ordonne d’abandonner le combat. En 1141, Yue Fei est rappelé à Lin’an, et Qin Hui commence les négociations avec les Jürchen.

 

 

Yue Fei en campagne

 

 

On a soupçonné Qin Hui non point d’avoir réussi à s’enfuir miraculeusement, mais d’être revenu auprès de la cour des Song comme émissaire secret de l’empereur Jin Taizu. En fait, il semblerait que l’empereur Gaozong ait été convaincu par ses conseillers que, en cas d’échec du siège de Kaifeng, les Jürchen pourraient être incités à relâcher l’empereur Qinhong, qui serait alors revenu réclamer le trône à son frère. Craignant pour sa vie autant que pour le trône, Gaozong envoya douze pièces d’or à Yue Fei pour lui ordonner de rentrer à Lin’an. Sachant que son refus entraînerait des troubles, et le condamnerait à l’exil, Yue Fei se soumit et rentra. En arrivant, il fut emprisonné et Qin Hui le fit exécuter sur de fausses accusations.

 

Selon de nombreuses sources, il est mort en prison. D’autres prétendent qu’il est mort étranglé. On a dit aussi qu’il était tombé dans une embuscade de Qin Hui sur le chemin du retour, ou encore qu’il a été empoisonné. Quoi qu’il en soit, Il avait 39 ans ; sa mort en faisait un héros, et sa vie devint une légende.

 

La légende

 

Le roman historique en 80 chapitres « Biographie complète de Yue » (Shuo Yue Quanzhuan 《说岳全传》) donne quelques détails plus ou moins légendaires sur sa jeunesse. Avec sa mère, il aurait été recueilli par un riche propriétaire qui les aurait gardés comme domestiques. Le jeune Yue Fei aurait ensuite été adopté par le maître d’armes de la famille, Zhou Tong (周同), qui lui aurait appris les arts martiaux et le tir à l’arc. Yue Fei se serait ainsi classé premier à un concours de tir à l’arc. Après la mort de Zhou Tong, il se marie et participe aux examens militaires de l’académie impériale à Kaifeng. Il bat tous ses concurrents, refusant une offre d’argent pour renoncer à son diplôme militaire en faveur d’un riche rival ; celui-ci l’ayant provoqué en duel, Yue Fei le tue et doit s’enfuir. Il rejoint l’armée pour combattre les Jin.

 

Selon sa biographie historique, comme selon la légende, Yue Fei se serait fait tatouer quatre caractères dans le dos : 尽忠报国 jìn zhōng bào guó, c’est-à-dire « servir le pays avec la plus extrême loyauté ». Selon la biographie de l’Histoire des Song, lorsque Qin Hui eut envoyé des émissaires pour l’arrêter, lui et son fils, il eut à comparaître devant une cour de justice sous l’accusation de haute trahison, il enleva alors sa chemise pour dévoiler son dos, montrant que l’accusation n’était pas fondée.

 

La mère de Yue Fei lui tatouant le dos

 

L’histoire de ce tatouage a fait couler beaucoup d’encre. D’après « L’histoire du roi Yue qui a restauré la dynastie des Song » (《大宋中兴岳王传》), après l’invasion du nord du pays par les Jürchen, des jeunes de son village auraient suggéré d’aller se joindre aux bandits dans la montagne. Il se serait alors fait graver le tatouage dans le dos. Mais, selon le Shuo Yue Quanzhuan, c’est sa mère qui lui aurait inscrit les caractères dans le dos, pour qu’il ne cède pas aux tentations après sa mort.

 

L'entrée du temple de Yue Fei au lac de l'Ouest à Hangzhou

 

D’après une autre légende, Yue Fei avait lu les grands classiques confucéens avec son père, mais aussi les classiques militaires, dont l’Art de la guerre de Sun Zi (《孙子兵法》) et celui de Wu Qi (《吴子》). Tout cela pour justifier ses hauts faits d’armes et son génie militaire.

 

  

Célébrations et châtiment posthumes

 

C’est encore le Shuo Yue Quanzhuan qui raconte que, après avoir fait arrêter Yue Fei, son fils Yue Yun (岳云) et son aide de camp Zhang Xian, Qin Hui était un soir assis avec son épouse Dame Wang (王氏) devant un feu pour se réchauffer lorsque lui parvint une lettre lui demandant de les relâcher. Au bout de deux mois de torture, il n’avait toujours pas réussi à obtenir un aveu de trahison de Yue Fei. Mais, alors qu’ils étaient en train de manger des oranges près de la fenêtre de l’est, son épouse conçut un plan pour le faire

 

La statue de Yue Fei dans le hall principal

de son temple à Hangzhou

exécuter. Elle dit à Qin Hui de glisser un ordre d’exécution sous la peau d’une orange et de l’envoyer au juge en charge de l’affaire qui serait ainsi réglée. C’est ce qu’on a appelé « Le crime de la fenêtre de l’est » (《东窗事犯》) et l’histoire a inspiré d’innombrables récits, feuilletons télévisés et pièces de théâtre.

 

Son titre de Zhong Wu

 

Par ailleurs, les restes de Yue Fei ont été enterrés en cachette par l’un des gardes de la prison, Wei Shun (), près du lac de l’Ouest, à Hangzhou. Quand la famille lui eut révélé le lieu, l’empereur Xiaozong des Song (宋孝宗) lui organisa des funérailles. En 1162, il l’a réhabilité à titre posthume et déclaré Wumu (武穆), martial et solennel. En 1179, enfin, Yue Fei a été proclamé Zhongwu (忠武), loyal et martial.

 

En revanche, en souvenir de leur responsabilité dans la mort de Yue Fei, des statues de Qin Hui, de sa femme et de deux de ses subordonnés à genoux ont été coulées dans de l’acier et placées devant la tombe de Yue Fei près du lac de l’Ouest, offertes aux injures et aux crachats des visiteurs venus se recueillir sur la tombe. Ces statues sont protégées comme des reliques historiques. Qin Hui est à jamais l’emblème du traître à la nation.

 

 

Les statues de Qin Hui et son épouse à genoux,

protégés derrière des grilles, à Hangzhou

 

Le "groupe des cinq agenouillés"

 

Il y a d’autres statues sur le même moule dans d’autres endroits en Chine, Mais souvent, Qin Hui et son épouse sont entourés de trois autres personnages « complices » : Moqi Xie (万俟卨), Zhang Jun (张俊), Wang Jun (王俊). Cela a donné l’expression « agenouillé comme le groupe des cinq » (跪像5人组) pour désigner quelqu’un qui se repent d’un méfait ou d’une erreur et fait sa contrition.

 

 


 

Note complémentaire

 

Il y a dans la collection Mei Lin de peintures sur verre inversé une illustration de la scène célèbre « Yue Fei tatoué par sa mère » (《岳母刺字》).

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Dynastie Jin (金朝) fondée en 1115 après une rébellion contre les Khitans de la dynastie Liao (辽朝) dans le nord de la Mandchourie. Après leur conquête du nord de la Chine, les Jürchen se sont sinisés, et ont même construit des pans de Grande Muraille pour se protéger contre la menace des Mongols.

Au milieu du 12e siècle, la Chine était partagée entre Jin au nord et Song au sud.

Etonnamment, la dynastie Liao et la dynastie Jin ont droit à une Histoire dynastique aux côtés des Song dans les 24 Histoires (二十四史).

[2] Bande de territoire d’environ 150 km couvrant les actuelles provinces du Hebei et du Shanxi, de la mer de Bohai à Datong, qui a longtemps été pomme de discorde et objet de convoitise des riverains au nord et au sud.

[4] La biographie se trouve au chapitre 365, biographie (列传) 124.

A lire en ligne : http://guoxue.lishichunqiu.com/shibu/songshi/3217.html

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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