|
Le numéro dix de
Jentayu sur le thème de l’avenir : plus dystopie qu’utopie
par
Brigitte Duzan, 27 juillet 2019
Numéro de l’été 2019, le numéro dix de la revue de
littérature asiatique Jentayu est consacré à l’avenir,
c’est-à-dire aux mondes de demain tels qu’imaginés par
douze écrivains d’aujourd’hui, dans un vaste périmètre
géographique, des Philippines et Singapour au Cambodge
et à la Thaïlande en passant par l’Inde et le
Turkménistan.
Ce numéro dix se distingue par une forte composante
chinoise puisqu’il comporte quatre écrivains chinois et
une écrivaine taïwanaise. On peut considérer qu’il
s’agit là d’un reflet du succès remporté par la
science-fiction chinoise puisque trois des écrivains
(dont deux femmes) sont des auteurs de science-fiction.
Mais les textes sont en fait assez homogènes, quelle que
soit leur langue ou origine géographique : ils
illustrent la pensée de Bergson selon laquelle l’idée de
l’avenir est plus féconde que l’avenir lui-même, mais
surtout le pessimisme de Cioran qui niait toute
possibilité d’espoir en envisageant l’avenir :
|
|
Jentayu n° 10 |
« Espérer, c’est
démentir l’avenir », dit-il dans ses
Syllogismes de l’amertume
.
Mais malgré tout, dans ces essais, « l’amertume » cède le pas à
l’humour, et l’anxiété au sourire. On retrouve ce même trait
dans ce numéro de Jentayu qui réserve quelques surprises.
Monde invivable, humanité en mutation
Chang Hui-ching, La ville de verre (ill.
Hsu Hui-lan) |
|
Une bonne partie du sommaire est constituée de textes de
littérature de l’imaginaire, plus que de science-fiction
au sens strict, qui ne font qu’extrapoler les tendances
constatées aujourd’hui : pollution tous azimuts et
réchauffement climatique. Dès « La ville de verre » (《玻璃城市》),
très courte nouvelle de la Taïwanaise Chang Hui-ching,
le problème de la survie de l’espèce est posé ;
l’humanité est divisée en deux : ceux qui |
arrivent à s’adapter à l’environnement naturel et ceux qui n’y
parviennent pas, et sont condamnés à une vie à l’intérieur de la
« ville de verre » où ils sont protégés des rayonnements du
soleil et de la pollution. Reste le regret de ne plus pouvoir
sentir le soleil sur la peau.
C’est un monde similaire que dépeint la Chinoise
Tang
Fei (糖匪)
dans « La voie de la liberté » (《自由道》),
initialement publiée en janvier 2015 dans le magazine Zui Found
(«文艺风赏»):
il y a ceux qui ne parviennent pas à s’adapter à la pollution du
monde, et se sont réfugiés à l’intérieur de chez eux sans plus
sortir, sauf pour aller chercher des victuailles. Mais la faim
les menace constamment ; la « voie de la liberté », ce n’est pas
de pouvoir sortir, puisque l’organisme n’y résisterait pas,
c’est de trouver le moyen de ne pas crever de faim. Là encore,
il y a ceux qui se sont adaptés, et sont comme une nouvelle voie
royale de l’évolution, et ceux qui n’y sont pas parvenus et
doivent inventer un nouveau mode de vie. On pense inévitablement
à
Lu Xun
quand est évoquée par allusions subtiles la solution
finale.
Robots envahissants
Le monde d’aujourd’hui est par ailleurs caractérisé par
l’automatisation galopante de toutes les activités humaines. Du
coup, l’intelligence artificielle attise les imaginations un peu
partout. Les Chinois semblent être particulièrement sensibles à
ce thème : au roman
IT84
de
Zhang Xinxin (张辛欣)
où un robot féminin qui s’est auto-perfectionné joue une
dernière partie d’échecs avec son créateur, dans un univers
peuplé d’une humanité dont les éléments les plus performants
sont dotés de puces pour concurrencer les machines, répond la
nouvelle de
Xia
Jia (夏笳)
« La marche nocturne du cheval-dragon », où le cheval-dragon est
un ancien animal mécanique de foire, tout rouillé, dans un
univers en décomposition totale, mais qui sait conter des
histoires, de robots, justement, à son amie la chauve-souris. Le
conteur du futur est un conteur d’histoires de robots.
Un zeste d’humour
L’humour n’est pas en reste, comme le montre
Pan Haitian (潘海天)
à mi-chemin de son histoire désopilante « La terre sous
nos pieds », qui commence comme de la science-fiction.
Mais le texte le plus savoureux, à cet égard, est la
nouvelle de l’écrivaine singapourienne Vina Jie-Min
Prasad « Steaks en série » qui déroule une histoire de
steaks artificiels concoctés par deux |
|
La terre sous nos pieds (ill. Hsu
Hui-lan) |
femmes qui ressemblent au
Serpent vert et au Serpent blanc de la légende ; leur
opération réussie et fortune faite, elles disparaissent comme
des héroïnes d’arts martiaux, mais elles, pour jouir de la vie.
Le rêve comme refuge
Steaks en série (ill. Hsu Hui-lan) |
|
Univers dystopique, certes, pollué au point d’en être
invivable, mais qui n’empêche pas le rêve, ou au
contraire pousse à s’y réfugier. C’est le cas dans la
fable khmère de Hang Achariya « Je viens de l’horizon »
où une rencontre inattendue brise la solitude comme dans
un rêve éveillé. Ou encore, dans « Archipel » de
l’Indien Anil Menon, le rêve semble être l’alternative
au suicide, et le seul archipel vivable. |
Hors du rêve et de l’imaginaire, la réalité est aussi
désespérante que l’a dit Cioran. L’avenir est bouché dans les
pays où, après la chute d’une dictature ou d’un régime
autoritaire, les espoirs de démocratie et de liberté ont été
très vite réduits à néant, comme le raconte le Turkmène exilé
Ak Welsapar dans « Cobra » :
l’avenir est un perpétuel recommencement des mêmes tyrannies,
par les mêmes qui, comme s’ils avaient lu Confucius, changent
juste les noms.
Mais le réel peut aussi être de l’ordre de l’insoutenable : il
n’y a pas de place pour les handicapés, et se pose éternellement
le problème de leur avenir, justement, comme le rappelle la
sorte d’invocation poétique venue de Malaisie, d’autant plus
poignante que l’auteuer parle pour son propre fils : « Le
laisseriez-vous boire le vent ? » de Sras Manicham.
Le tout est complété par des poèmes, une série de photos de
l’Indien Harikrishna Katragadda sur la pollution du Gange, et
richement illustré par l’artiste taïwanaise Hsu Hui-lan dont on
admirera déjà, sur la couverture, le superbe dragon-cheval.
En refermant ce dixième numéro de Jentayu, on restera dans
l’attente d’un prochain numéro dont la date est cependant
incertaine car la revue va maintenant se donner le temps de
penser… à son avenir justement, en revoyant sa formule et en
imaginant de nouveaux lendemains. Est déjà annoncé cependant un
numéro spécial, pour le début de l’année prochaine.
Dossier complémentaire sur les auteurs et leurs textes sur le
site de Jentayu :
http://editions-jentayu.fr/category/numero-10/
|
|