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				« Les conteurs » : 
				superbe discours de Mo Yan à Stockholm, pour la réception du 
				prix Nobel 
				par Brigitte Duzan, 10 décembre 2012 
				  
					
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						Le vendredi 8 
						décembre, 
						Mo Yan a prononcé à 
						Stockholm son discours tant attendu de réception du prix 
						Nobel de littérature.  
						  
						Il était 
						attendu par tous ceux qui apprécient son œuvre, et par 
						ceux qui espéraient qu’il se servirait de cette tribune 
						pour faire des déclarations fracassantes en faveur de la 
						liberté d’expression, et de la liberté tout court, en 
						particulier celle de l’autre prix Nobel chinois, Liu 
						Xiaobo (刘晓波), 
						toujours incarcéré. |  |  |  
				  
				Mo Yan a prononcé un 
				discours d’écrivain d’une grande sensibilité, discours d’une 
				profonde beauté d’où émane une émotion que l’on partage en 
				lisant son texte. 
				  
				Hommage à sa mère 
				  
				Il commence, en 
				introduction, par un vibrant hommage à sa mère, décédée en 1994, 
				évoquant, par le biais de souvenirs remontant comme de son 
				inconscient, une personne simple, mais d’une grande sagesse, 
				capable de relativiser les  injustices subies autant que les 
				bêtises de son « petit dernier », et de lui transmettre un 
				message de bienveillance et une vision sereine d’un monde 
				pourtant absurde et chaotique - une mère comme on en souhaite 
				tous. 
				  
				L’art du conteur 
				  
				Mo Yan poursuit par le 
				cœur de son sujet, annoncé dans le titre : les conteurs (讲故事的人), 
				ou « ceux qui content des histoires », comme a préféré traduire 
				Chantal Chen-Andro. Revenant encore à son enfance, Mo Yan relate 
				l’importance qu’eurent pour lui les conteurs qui passaient de 
				temps à autre dans le village, les jours de marché, et qu’il 
				allait écouter, d’abord en cachette de sa mère, en oubliant les 
				tâches qu’elle l’avait chargé de faire ; mais, comme il 
				racontait au retour ce qu’il avait entendu, elle le laissa 
				ensuite partir, enchantée par ces récits que l’enfant se faisait 
				un plaisir d’enjoliver à loisir.  
				  
				Privé de scolarisation, 
				il trouva là son premier apprentissage littéraire, qu’il 
				compléta par sa prodigieuse imagination, développée au contact 
				de la nature, dans la solitude des pâturages où il gardait son 
				troupeau. Il ne reçut une formation littéraire qu’à partir de 
				1984, à l’armée. 
				  
				Il n’est pas anodin 
				qu’il ait choisi ce sujet, l’art du conteur, comme thème 
				principal de son discours. Il se rattache ainsi à l’une des 
				origines les plus anciennes de la littérature chinoise, 
				littérature populaire basée sur l’oralité. Evoluant au cours de 
				siècles, elle a donné entre autres tout un courant de 
				littérature de l’étrange et du fantastique dont l’un des 
				aboutissements, sous les Qing, fut l’œuvre de Pu Songling (蒲松龄), 
				lui-même conteur de talent et originaire du même bout de terre, 
				auquel Mo Yan fait textuellement référence. 
				  
				L’autre courant 
				littéraire dont il revendique l’héritage est celui de
				
				
				Shen Congwen (沈从文), 
				conteur comme lui de la ruralité et défenseur de ses valeurs, 
				les autres influences citées étant, mais c’est bien connu, 
				celles de Faulkner et de García Márquez, auteurs dont il dit 
				cependant avoir bien vite pris ses distances pour ne pas se 
				liquéfier au contact de ces deux « fourneaux brûlants », lui qui 
				n’était qu’un « bloc de glace ».  
				  
				Il a commencé par se 
				raconter, explique-t-il, puis, comme toute existence est 
				limitée, il a raconté celle des autres tout en les réinventant, 
				au grand dam de certains qui s’étaient reconnus dans des 
				portraits peu flatteurs. Il s’est forgé peu à peu un style 
				inclassable, fait d’inventions et d’apports d’autres domaines 
				artistiques, l’opéra en particulier, autre art populaire en 
				Chine, très lié à la littérature orale.   
				  
				La tentation du 
				politique 
				  
				Il s’est cependant, 
				bien sûr, posé la question de savoir comment aborder le 
				politique. Sa réponse est celle d’un écrivain refusant de 
				« laisser le politique l’emporter sur le littéraire » : 
				  
				« Lors de l’écriture 
				de romans comme 
				"La mélopée de 
				l’ail paradisiaque", 
				 romans qui collent de près à la réalité sociale, la 
				question la plus grave qui s’est posée à moi n’a pas été de 
				savoir si oui ou non j’avais le courage de mener une critique 
				contre les aspects sombres de la société, mais si cette ferveur 
				et cette colère dévorantes que je ressentais n’allaient pas 
				laisser le politique l’emporter sur le littéraire, faire de ce 
				roman la chronique d’un fait de société. L’écrivain fait partie 
				de la société, il prend tout naturellement position et a son 
				propre point de vue, mais lorsqu’il passe à l’acte d’écrire, il 
				doit se placer sur le plan de l’humain, et décrire tous les 
				hommes à partir de ce point de vue. C’est ainsi seulement que la 
				littérature, tout en initiant l’événement, le transcende, 
				qu’elle s’intéresse au politique tout en se plaçant sur un plan 
				supérieur. »  
				  
				On ne peut que le 
				louer de redonner toute son importance au littéraire, dans un 
				pays où il a été sacrifié depuis si longtemps pour le mettre au 
				service d’une idéologie sous couvert de le mettre au service du 
				peuple. 
				  
				Quant à ceux qui lui 
				demandent ce qu’ils pensent de la censure lors d’une conférence 
				de presse, et s’étonnent ou se scandalisent ensuite de sa 
				réponse embarrassée, ce sont eux qui nous étonnent : comment 
				peut-on demander publiquement à un écrivain chinois ce qu’il 
				pense de la censure ? C’est un peu comme un geôlier d’Abu Ghraib 
				demandant à l’un de ses détenus ce qu’il pense de la torture. 
				  
				Restons-en à cette 
				formidable leçon de littérature et de sensibilité qu’est le 
				discours de Mo Yan, et ne laissons pas échapper le message qu’il 
				a prévu, justement, pour ceux qui le jugent un peu vite : 
				  
				« L’attribution du 
				Prix Nobel de littérature qui m’a été faite a soulevé des 
				polémiques. Au début, j’ai pensé qu’elles me concernaient 
				directement mais, peu à peu, j’ai eu le sentiment que la 
				personne visée n’avait rien à voir avec moi. J’étais comme le 
				spectateur d’une pièce de théâtre qui regarde une représentation 
				donnée par la multitude. J’ai vu les fleurs tomber à profusion 
				sur celui qui avait été primé, et aussi les pierres qu’on lui 
				lançait, l’eau sale qu’on déversait sur lui. J’ai eu peur qu’il 
				ne fût mis à bas, mais il s’est glissé en souriant d’entre les 
				fleurs et les pierres, a essuyé l’eau sale qu’il avait sur lui, 
				très calme, il s’est tenu sur un côté et a déclaré : 
				Pour un écrivain, la 
				meilleure façon de parler c’est l’écriture. Tout ce que j’ai à 
				dire, je l’écris dans mes œuvres. Les paroles qui sortent de la 
				bouche se dispersent au vent, celles qui naissent sous la plume 
				jamais ne s’effacent. J’espère que vous aurez la patience de 
				lire un peu mes livres. » 
				  
 
				  
				A lire en 
				complément  
				  
				Le discours dans sa 
				version officielle, sur le site de l’Académie suédoise 
				- en chinois : 
				
				
				http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2012/yan-lecture_ki.pdf 
				- traduit en français 
				par Chantal Chen-Andro : 
				
				
				http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2012/yan-lecture_fr.html 
				(les citations sont 
				tirées de sa traduction) 
				  
				L’excellent article de Charles A. 
				Laughlin - « Là où les détracteurs de Mo Yan se trompent » - qui 
				s’en prend à l’insuffisance des critiques sur le plan littéraire 
				et à la politisation des commentaires, et qu’il conclut ainsi :
				« C’est un fait, nous voulons que les lauréats du prix Nobel 
				soient des héros, tout particulièrement ceux qui sont nés dans 
				des sociétés répressives, mais, si les horreurs de la 
				révolution, et sa culture en particulier, ont appris quelque 
				chose aux Chinois, c’est que l’apparence de l’héroïsme cache 
				souvent la fragilité de l’homme, et même sa cruauté. Si 
				l’expression artistique demande du courage, elle demande aussi 
				de l’honnêteté, une honnêteté douloureuse, qui n’est pas hors 
				d’atteinte de la littérature chinoise contemporaine »
 - en anglais :
				
				
				http://www.chinafile.com/what-mo-yan’s-detractors-get-wrong
 - en chinois :
				
				
				http://cn.nytimes.com/article/culture-arts/2012/12/17/c17moyan/
 
 
				  
				  
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