Repères historiques

 
 
 
     

 

 

Brève histoire du xiaoshuo

IX. Le xiaoshuo et l’histoire

IX.1 La fiction comme histoire et l’histoire comme fiction

par Brigitte Duzan, 29 août 2023 

 

A. Narration, histoire et fiction

 

La fiction et l’histoire ont entretenu des rapports conflictuels depuis l’antiquité, en Chine comme en Occident. Dans un cas comme dans l’autre, la fiction a dès l’abord été considérée comme un genre mineur, entraînant des conséquences très semblables dans les systèmes littéraires occidentaux et chinois.

 

1. Histoire et fiction de Platon à Ricoeur

 

Selon Earl Miner [1], la plupart des littératures mondiales ont leur source dans la poésie lyrique, la littérature grecque étant un cas unique, partant du concept de mimesis et centrée à l’origine sur le théâtre. Il en résulte, dès Platon, un préjugé contre la fiction, jugée trompeuse : miroir déformant la nature des choses et faussant la compréhension. C’est seulement à la Renaissance que cette tradition de dénigrement de la fiction héritée de Platon se retourne en apologie, en revenant à la poétique d’Aristote et à sa discussion sur la relation entre histoire et poésie.

 

Dans la tradition grecque, l’historien se devait d’abord de distinguer le vrai du faux. Pourtant, même Thucydide reconnaissait être bien obligé de recourir à des techniques d’écriture de fiction, et son œuvre comporte un structure « mythique » sous-jacente.  Écrivant son « Histoire de Rome depuis sa fondation », Tite Live lui aussi réfléchit sur la difficulté de séparer les faits de la fiction dans les récits rapportant les débuts de Rome ; mais il en conclut que légitimer par le mythe l’histoire de Rome est ajouter de la dignité au passé, et qu’il convient donc de ne pas le refuser. Cette conception prévaut dans l’historiographie médiévale, la Renaissance donnant la primeur à la poésie sur l’histoire dans la lignée d’Aristote, mais avec l’idée complémentaire que c’est la vraisemblance qui importe dans la prose narrative.

 

Au 18e siècle, chez Voltaire comme chez Gibbon, l’histoire est avant tout littérature : l’histoire ne peut se comprendre que lue comme fiction et écrite selon les mêmes principes, avec introduction, développement et dénouement. L’apogée de la réflexion sur la frontière entre histoire et littérature reste le monumental ouvrage de théorie littéraire de Paul Ricoeur « Temps et récit » dont la thèse principale, s’appuyant sur la Poétique d’Aristote et sur le concept de mimesis, est que le temps humain (ou temporalité) est un temps raconté : « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif… »

 

Dans le premier tome, Ricoeur opère une analyse profonde et complexe des liens qu’entretient l’histoire avec le récit de fiction et son moteur, l’intrigue. Il démontre notamment que les historiens, dans leurs tentatives de rationalisation du fait historique, adoptaient une démarche similaire à celle du récit, les deux « disciplines » cherchant à effectuer une configuration de l’expérience temporelle. Paradoxalement, étant non scientifique, le récit a longtemps été jugé par les historiens comme inapte à rendre compte de l’Histoire.

 

Or, selon l’argumentation de Ricoeur, histoire et fiction agissent en fait selon une optique similaire : récit historique et récit de fiction procèdent selon la même logique de configuration du temps grâce à l’acte de narration. Les possibilités narratives diffèrent bien sûr d’un type de récit à l’autre, le récit de fiction, tel que Ricoeur l’analyse dans son deuxième tome, permettant la création d’un monde du texte comme expérience fictive du temps - ce monde du texte, fictionnel, n’étant pas en opposition au réel, mais constituant pour le lecteur une expérience temporelle alternative.

 

Ces rapports entre narration historique et narration de fiction ne sont pas sans analogies en Chine, mais doivent nécessairement être posés de manière différente en raison de la prépondérance initiale du récit historique et de sa signification en termes à la fois institutionnels, sociaux et idéologiques.

 

2. Histoire et fiction en Chine

 

À l’origine, en l’absence de poème épique et en raison de l’apparition tardive du théâtre, l’histoire (shǐ ) a occupé la place centrale dans la littérature chinoise, en incluant des écrits à la fois historiques et quasi-historiques.

 

a) L’histoire comme institution politique

 

Dans le dictionnaire Shuowen jiezi (《说文解字》), compilé sous les Han de l’est [2],  le caractère est expliqué comme désignant l’historien tenant à la main les documents rapportant les faits qu’il doit consigner pour la postérité (史,记事者也。). Les classiques comme le Classique des documents (Shujing《書經》ou Shangshu《尚书》) ou les Rites des Zhou (Zhouli 周禮) mentionnent divers bureaux et divers titres d’historiens. L’historien chinois était un bureaucrate impérial et l’écrit historique associé au pouvoir de l’Etat : en distinguant et louant les actes vertueux de l’empereur, il donnait une évaluation morale du monde.

 

 

Le Shuowen Jiezi, réédition moderne

reproduisant une édition des Song

 

 

C’est Sima Qian (司马) qui, avec ses « Mémoires historiques » (《史记》), a donné à l’écriture de l’histoire ses lettres de noblesse : chef-d’œuvre littéraire tant par sa conception et sa construction que par son style, il était considéré par Lu Xun comme « le chant le plus parfait de l’historien » (史家之绝唱).

 

b) Le xiaoshuo en marge de l’histoire

 

Quelle que soit sa définition et son évaluation, le xiaoshuo () reste dès ses origines un genre mineur, en marge du discours officiel, posant des problèmes de classification par l’imprécision même du sens à lui donner ; il apparaît ainsi dans les catégories les plus diverses dans les traités et les annales dynastiques.

 

o    Ban Gu et le Livre des Han

 

Ainsi, dans la section « Traité sur les arts et les lettres » (Yiwenzhi 藝文志) du Livre des Han (《漢書》) de l’historien Ban Gu (班固) [3], les auteurs de xiaoshuo sont classés dans la rubrique « Philosophes » (諸子略), en dernier après les confucéens, taoïstes, mohistes, légalistes et autres représentants des dix « écoles » (). Cette classification a ensuite été reprise dans toutes les sections bibliographiques des Annales dynastiques [4]. Le xiaoshuo est ainsi posé comme un discours en marge des grands courants de pensée, à l’encontre du confucianisme et donc de l’écriture officielle de l’histoire, sous égide confucéenne.

 

Ce trait est souligné par un commentaire de Ban Gu qui, dans une discussion sur le xiaoshuo, fait remonter ses origines à l’institution des baiguan (稗官), petits fonctionnaires qui, sous les Zhou, avaient pour mission d’aller collecter les « rumeurs des rues et ruelles «  (街谈巷语) et autres menues « histoires entendues en chemin » (道听途说) pour les transmettre à la cour. Il s’agit donc de la limite extrême du travail historiographique officiel, à considérer dans la mesure où il peut être utile d’entendre la voix du peuple pour bien gouverner. Ce sont donc les historiens qui peuvent juger de l’attitude à adopter envers ces matériaux narratifs, limite triviale de la narration historique qui ne pouvait être laissée qu’à d’humbles fonctionnaires. Ces modestes scribes peuvent être considérés comme les ancêtres des auteurs de xiaoshuo, et donc de la littérature de fiction jusque dans ses dimensions fantastiques.

 

o    Gan Bao et le Soushenji

 

C’est avec le développement du récit fantastique ou zhiguai (志怪), pendant la période des Six Dynasties (3e-6e siècles), que se produit un tournant dans l’histoire du xiaoshuo dans son rapport ambigu à l’histoire. La plus importante des premières anthologies de ces anecdotes sur des événements surnaturels et étranges est le Soushenji (《搜神), ou « À la recherche des esprits », de Gan Bao (干宝) [5].

 

 

Le Soushenji

 

 

L’anthologie date du 4e siècle et a été compilée par nul autre que l’historien de la cour des Jin de l’Est responsable de l’histoire dynastique officielle des Jin. Gan Bao a également laissé des commentaires sur divers classiques, mais il était aussi passionné de divination et de magie, et fasciné par les revenants. C’est après avoir assisté à deux scènes de revenants qu’il aurait décidé de recueillir des récits et anecdotes sur les fantômes et les manifestations surnaturelles. Dans sa préface, il souligne que ce ne sont pas des inventions, et qu’il convient de les traiter comme des récits historiques. Dans son œuvre, l’histoire officielle côtoie les histoires fantastiques comme les deux extrêmes d’une vaste palette de narration historique, les deux étant compilés avec le même souci de rigueur : le zhiguai n’était pas œuvre de fiction, mais un complément de l’histoire officielle, dont les sources étaient dûment citées, comme les autres.

 

o    Liu Zhiji et le Shitong

 

Au début du 8e siècle, sous les Tang, l’historien Liu Zhiji (劉知幾) compile le premier ouvrage chinois d’historiographie : le Shitong (《史通》). L’ouvrage est conçu dans un esprit confucéen, pour éclairer sur les erreurs du passé, et en particulier celles des historiens avant lui (auxquels il reprochait de trop se laisser influencer dans leur travail par les autorités impériales). Il insiste sur l’importance de s’en tenir aux faits et sur la qualité littéraire requise. L’ouvrage est divisé en 39 « chapitres internes » (neipian 內篇) et 13 « chapitres externes » (waipian 外篇).

 

 

Une page du Shitong

 

 

L’intéressant du point de vue de l’histoire littéraire est que Liu Zhiji consacre tout un chapitre (le 34) à ce qu’il appelle zashu (雜述), narrations diverses, c’est-à-dire la masse de sources historiques non officielles dont il fait une liste scindée en dix catégories, certaines relevant de l’anecdote et du xiaoshuo : on y retrouve ainsi des récits fantastique tirés du Soushenji sous la rubrique 8, zaji () ou chroniques diverses, ou encore, dans la rubrique 4 intitulée suoyan (瑣言) ou propos triviaux, des récits du Shishuo xinyu (世說新語) ou « Nouvelles anecdotes du monde », qui apparaissent comme xiaoshuo dans la rubrique zibu du traité bibliographique Jingjizhi du Livre des Sui [6]. Tous ces zashu sont considérées par l’auteur comme étant de valeur historique douteuse. Dans son chapitre 15 « Sélection et composition » (Caizhuan 採撰), il dit encore que l’historien doit rejeter les commérages et rumeurs qui faussent la réalité des faits.

 

Malgré tout, sa position est ambigüe car il ne nie pas totalement l’intérêt potentiel que peuvent présenter ces récits divers ; il appelle donc à les considérer avec une certaine tolérance. C’est à l’historien avisé de faire la part des choses, en retenant ce qui peut s’avérer utile.

 

Il faut attendre la fin de la dynastie des Ming pour qu’apparaisse une véritable classification en termes littéraires des genres de xiaoshuo.

 

o    Hu Yinglin et la force subversive du xiaoshuo

 

Hu Yinglin (胡應麟) était un lettré bibliophile qui a fait construire un pavillon de deux étages pour abriter ses collections, le Eryou shanfang (二酉山房). Il nous a laissé un certain nombre d’écrits, dont un ouvrage de critique et d’histoire littéraire intitulé « Notes du studio du mont Shaoshi » (Shaoshishanfang bicong《少室山房筆叢》). Il y classe les xiaoshuo en six catégories :

- les zhiguai (志怪) ou récits fantastiques ;

- les chuanqi (傳奇) ou contes de l’étrange ;

- les zalu () ou notes diverses ;

- les congtan (), ou propos recueillis ;

- les bianding (辯訂) ou enquêtes textuelles ;

- les zhengui (箴規) ou règles et exhortations.

 

Lui-même a souligné la grande fluidité de ces catégories, reconnaissant qu’il était souvent difficile de distinguer entre zhiguai et chuanqi, ou encore entre zalu et congtan. Mais il se rattache encore à l’historiographie, et à la tradition considérant le xiaoshuo avec méfiance, bien que l’intégrant en marge de l’histoire comme complément de l’histoire (pushi ). Cette notion de pushi se retrouve dans la critique littéraire jusque sous les Qing.

 

Or la période Ming est celle du développement de la littérature populaire de fiction, en langue vernaculaire. Hu Yinglin l’explique en faisant une analogie entre l’attrait de ces récits populaires et celui exercé par la beauté des femmes : l’homme de bien se défie des uns comme des autres, mais s’il cède à leur charme, ce n’est que trop humain ! Le xiaoshuo est ainsi posé comme force subversive qui ne peut être totalement éliminée, et qui subsiste aux marges du discours acceptable, celui de l’histoire. 

 

B. Interprétation de l’histoire… et du roman

 

Cette classification du xiaoshuo comme complément de l’histoire est par ailleurs à apprécier en regard de la double polarité des annales historiques chinoises, considérées à la fois comme textes historiques et comme classiques littéraires. Depuis les annales des « Printemps et automnes » (Chunqiu《春秋》), attribuées à Confucius, il en résulte une double approche de lecture et d’analyse : historiographique (shixue 史学) et herméneutique (jingxue 经学), cette dernière fondée sur l’interprétation des textes rendue nécessaire par leur obscurité.

 

1. Le Chunqiu et ses commentaires

 

Or, dans le cas initial du Chunqiu, cette interprétation elle-même est de deux sortes : d’une part les commentaires Gongyang (《公羊传》) et Guliang (《榖梁传》), et d’autre part les « commentaires de Zuo » ou Zuo Zhuan (《左传). Les deux premiers ont pour objet de révéler les dimensions cachées du texte : « les grandes idées dissimulées dans d’infimes propos » (weiyan dayi 微言大義). Pour ces exégètes, le Chunqiu est l’expression allusive d’une pensée historique et d’une morale politique plus que d’une réalité factuelle, et c’est cette pensée sous-jacente qu’il s’agit d’éclairer, en en respectant et soulignant les aspects rituels. 

 

 

Le Zuo Zhuan

 

 

Le Zuo Zhuan est au contraire un commentaire permettant de comprendre la réalité historique derrière les ellipses du texte. C’est en fait la première chronique historique chinoise (編年史). Les commentaires sont présentés comme de courtes narrations suivant chaque brève entrée du Chunqiu : ils expliquent la réalité des faits évoqués (“述而不作Je transmets sans rien inventer…). Il s’agit vraiment là d’une narration historique, dans un style réaliste [7]. Or, si le texte était elliptique, c’était volontairement, pour préserver le principe primordial du li, principe d’étiquette et principe d’ordre. Dissimuler ce qui ne peut, ne doit pas être dit fait partie de la stratégie de l’auteur du Chunqiu dont l’un des principes fondamentaux est d’établir la distinction entre ce qui est correct et légitime (zhèng ) et ce qui ne l’est pas (rùn comme les mois intercalaires rùnyuè 閠月) [8]. Toute interprétation et exégèse expliquant les sens cachés d’un texte prennent ipso facto un caractère potentiellement subversif : le texte historique est un outil politique.

 

2. Zhang Xuecheng et l’étude des textes

 

Historien et philosophe de l’histoire actif au 18e siècle, Zhang Xuecheng (章學誠) s‘est particulièrement intéressé à la méthodologie et à l’étude des textes historiques. Il en traite dans son Shiji kao (《史籍考》) ou « Étude critique des écrits historiques ». Mais son magnum opus est son recueil d’essais, de lettres et textes divers sur l’écriture de l’histoire dans la Chine impériale intitulé « Principes généraux de la littérature et de l’histoire » (Wenshi Tongyi文史通義) et publié de manière posthume en 1832 [9].

 

 

Le Wenshi Tongyi

 

 

Contrairement à la thèse néo-confucéenne selon laquelle le confucianisme est l’expression de principes intemporels et universels répondant à des motifs inscrits dans le cœur de l’homme, pour lui, « les six classiques sont tous des documents historiques » (liù jīng jiē shǐ 六經皆史), ils représentent la voie (le Dao) des anciens rois (六经皆先王得位行道), ce ne sont pas des mots vides de sens (非托于空言). Autrement dit, les grands textes du canon confucéen ne sont pas à entendre en tant que dépositaires d’une sagesse immémoriale, mais sont bien plutôt à considérer comme la chronique des actions des sages en réponse à des contextes historiques spécifiques ; ce sont les traces du passé, des signes historiques dont l’étude peut révéler les vestiges du Dao et les vérités de l’univers. Zhang Xuecheng en a lié l’étude à celle des signes (xiàng ), une sémiotique de l’histoire née d’une réflexion sur le Yijing (《易).

    

Mais Zhang Xuecheng s’est aussi intéressé à l’histoire telle qu’elle est rapportée dans les gazettes locales (difangzhi  地方志) dont l’édition, pour des mécènes, fut son gagne-pain faute de poste officiel.  C’était pour lui la petite histoire dans la grande, à l’égal des grands classiques, et permettant de mieux comprendre l’histoire officielle voire en corriger les erreurs. Car sa préoccupation première était le sens des écrits historiques, sens à rechercher dans les événements tels qu’ils sont rapportés avec des mots (wen ), mais sens profond qui relève du jugement subjectif – de l’interprétation –  de l’historiographe, et du lecteur.

 

3. Interprétation historique appliquée au xiaoshuo

 

L’histoire étant le genre littéraire dominant, il est logique que le xiaoshuo, entendu comme son « complément », se prête aux mêmes principes d’interprétation. C’est le cas des grands romans classiques.

 

o    Les deux Mao et le Roman des Trois Royaumes

 

Mao Zonggang (毛宗崗) et son père Mao Lun (毛綸) étaient des éditeurs sous le règne de l’empereur Kangxi des Qing. Ils sont restés célèbres pour avoir édité le texte – légèrement modifié – de l’édition Ming du « Roman des Trois Royaumes » (Sanguozhi Tongsu Yanyi三國志通俗演義) avec leurs commentaires. Ils ont pratiqué des coupures pour fluidifier le texte, ont supprimé des poèmes et structuré le tout en 120 chapitres, en simplifiant le titre en Sanguozhi Yanyi (三國志演義). Pour justifier leur travail, selon une tradition bien établie, Mao Lun a expliqué que l’édition précédente des Ming avait corrompu le texte original, et qu’ils avaient trouvé une « ancienne édition » (guben 古本) qui correspondait mieux aux idées véritables de l’auteur [10].

 

 

Le Roman des Trois Royaumes,

une page de l’édition Ming de 1591

 

 

Le texte ainsi révisé, initialement publié en 1679 ; a eu tellement de succès qu’il est devenu l’édition de référence pendant près de trois siècles. Leurs commentaires ont été publiés sous le titre « Comment lire le Roman des Trois Royaumes » (Du Sanguozhi fa 三國志). Les éditeurs expliquent que ce roman a été écrit, comme le Chunqiu, dans le but de louer les personnages de valeur et condamner les autres et rappellent au lecteur la différence entre « règne légitime » (zhèngtǒng ), « interrègne » (rùnyùn 閠運) et « État usurpateur » (jiànguó 僭國) [11].

 

Des études comparatives [12] ont montré que les changements n’étaient pas anodins et induisaient une lecture « orientée » du texte concernant la légitimité des principaux personnages. Les Mao père et fils en reviennent à la relecture par Zhu Xi de l’histoire des Trois Royaumes de Sima Guang, considérant l’Etat de Shu comme héritier légitime des Han, et les États de Wu et de Wei comme des usurpateurs. Cette obsession de légitimité n’est sans doute pas sans rapport avec le contexte historique de la vie de Mao Lun : il a vécu la conquête Mandchoue dans la région du bas Yangzi dans les années 1640 et semble avoir été un sympathisant de la cause des Ming du Sud – certains de ses amis ont été exécutés pour cette raison. L’histoire du passé est aussi une manière de porter un jugement sur le présent, et un jugement moral dans la tradition du Chunqiu.

 

Les autres grands romans classiques ont été de manière semblable l’objet de commentaires offrant des grilles de lecture (dufa 讀法) relevant de la même tradition. C’est le cas du Jin Ping Mei (金瓶梅) [13], roman dans lequel on a vu une vision morale pessimiste aussi bien, comme Lu Xun, qu’un superbe roman de mœurs. Mais les commentaires les plus intéressants comportant un mode d’interprétation historique concernent surtout « Au bord de l’eau » (Shuihuzhuan水滸傳) et « Le Rêve dans le pavillon rouge » (Hongloumeng紅樓夢).    

 

o    Jin Shengtan et Au bord de l’eau

 

Né vers 1610 et décapité en 1661 pour avoir participé à une protestation publique contre un fonctionnaire corrompu, Jin Shengtan (金聖嘆) est célèbre comme théoricien et critique littéraire, et plus particulièrement comme défenseur de la littérature en langue vernaculaire, dont le Shuihuzhuan qui figurait, avec les « Mémoires historiques » de Sima Qian, dans sa liste des « Six œuvres de génie » (六才子書) sélectionnées pour leur valeur littéraire. Il se replace résolument dans la tradition historiographique de Confucius [14], en reprenant la « méthode de lecture » de Mao Zonggang et en relativisant l’importance de l’auteur pour donner autant de poids au commentateur.

 

 

Page manuscrite de Jin Shengtan

 

 

Attribué à Shi Nai’an (施耐庵) et édité par Luo Guanzhong (羅貫中), le roman a circulé en diverses versions, la dernière, en 120 chapitres, étant celle de Li Zhi (李贄) en 1614. Plus encore que Mao Zonggang et son père pour le « Roman des Trois Royaumes », Jin Shengtan a remanié le texte original en pratiquant nombre de coupures, faisant passer le texte de 120 à 70 chapitres plus un prologue, attribué à l’auteur.

 

Ses commentaires sont plutôt en faveur des hors-la-loi, en déplorant les événements qui les ont forcés à se réfugier « aux marges » de la société et de l’empire et à devenir des bandits ; ce sont en effet souvent d’anciens officiers de l’empereur ayant fui un système corrompu et ses injustices, ou des bretteurs impénitents victimes de leur impétuosité. Il est intéressant de voir comment il oriente la lecture : il commente son premier chapitre en soulignant que le roman ne commence par aucun des cent huit héros-brigands, mais par un ministre corrompu et puissant de la cour impériale et par un professeur d’arts martiaux de l’armée. Il souligne alors que, si le roman commence ainsi par ce ministre, c’est pour montrer la corruption qui règne à la cour ; les désordres constatés dans l’empire viennent « d’en haut », les rebelles sont motivés par la mauvaise gouvernance de l’empire.

 

À ce point de son commentaire, Jin Shengtan réfléchit sur la nature du roman, et le définit comme « histoire officieuse », telle celle rapportée autrefois par les baiguan (稗官) - histoire officieuse qui est malgré tout histoire, et l’écrivain de cette fiction un historien issu du peuple, la fiction ayant pris la place de l’histoire officielle parce que l’empire est en chaos - mais l’écriture du xiaoshuo et l’écriture de l’histoire utilisent finalement les même méthodes « au-delà des mots », avec des euphémismes et des allusions. Ainsi, la mise à mort du maître d’arts martiaux par les héros du Liangshan n’est pas directement décrite, et le meurtrier n’est pas nommé : c’est exactement comme dans le Chunqiu, explique Jin Shengtan, pour couvrir le « crime » du valeureux héros, son identité n’est pas révélée.

 

Enfin, pour malgré tout sauvegarder la morale confucéenne, Jin Shengtan a modifé le dénouement final : l’histoire s’achève sur un rêve annonçant le châtiment des brigands. Ainsi, le livre débute sur la paix dans l’empire et s’achève de même, en un mouvement cyclique qui fait alterner ordre et désordre, mais pour revenir à l’ordre initial, dans une vision morale de l’histoire [15].

 

o    Qi Liaosheng et la lecture du Hongloumeng

 

Qi Liaosheng (戚蓼生) est célèbre pour être l’auteur d’une célèbre préface du « Rêve dans le pavillon rouge » (Hongloumeng紅樓夢》) [16]. Elle a été éditée avec l’une des versions du roman sous le titre « L’Histoire de la Pierre et la préface de Qi Liaosheng » (Qi Liaosheng xu chaoben Shitouji 戚蓼生鈔本石頭記).

 

 

L’Histoire de la Pierre et la préface de Qi Liaosheng

 

 

Dans un style concis et imagé, Qi Liaosheng met l'accent sur la nécessité de rechercher le sens caché du roman, et l’intention supposée de l’auteur : il introduit cette idée par l’image du chanteur capable de chanter à la fois d’une voix de poitrine et d’une voix de tête, la même gorge pouvant donner deux chants comme un mot peut recouvrir deux significations. L’histoire est apparemment celle d’une famille noble, mais l’intention cachée est à rechercher dans les allusions et les détails cachés comme quand on lit le Chunqiu : « Voilà l'idée dont il se faut pénétrer en lisant cet ouvrage […] Comme lorsque voulant saisir la lune dans l'eau on n'en puise que la quintessence, comme lorsque le ciel faisant pleuvoir des fleurs on n'en décèle que l'arôme, ainsi émanera-t-il de ce livre une résonance d'outre les cordes. »

 

Encore une fois, c’est le Chunqiu qui est cité comme référence et guide de lecture pour aller jusqu’au sens profond du texte. Finalement, les principes communs permettant d’affiner la compréhension des textes relevant du xiaoshuo sont ceux retenus pour la lecture des textes historiques qui sont également textes littéraires ; la narration de fiction rejoint ainsi la narration historique dans une même nécessité de recherche du sens caché.

 

C. Esthétique de la narration historique :

sens caché et effet de réel 

 

1. Effet de réel contre sens caché

 

Contrairement à l’approche traditionnelle de l’écriture de l’histoire nécessitant une lecture approfondie pour en comprendre les sens cachés, dans son ouvrage déjà cité, le Shitong (《史通》), l’historien du 8e siècle Liu Zhiji (劉知幾) insiste pour séparer l’étude de l’histoire de l’étude des classiques en adoptant une approche factuelle à l’écriture de l’histoire : relater les faits (shilu 事錄), de manière simple, directe et sans fioritures, en privilégiant un mode d’écriture « direct » (zhibi 直筆) et non « tortueux » (qubi 曲筆).

 

C’est le Zuo Zhuan (《左传》) dont il fait son modèle de narration historique. Contrairement aux deux autres commentaires du Chunqiu, le Gongyang (《公羊传》) et le Guliang (《谷梁传》), en effet, ce n’est pas seulement un commentaire explicatif à but didactique. Il relate dans un style réaliste une foule de faits et anecdotes : batailles et assassinats politiques, intrigues et complots de cour, insurrections et meurtres de concubines, mais aussi apparitions de fantômes et phénomènes cosmiques de mauvais présage. Il ne se contente pas d’expliquer le texte du Chunqiu, il offre un aperçu du contexte historique et de la culture pendant la période des Printemps et Automnes. Dans un style qui est un modèle de langue classique élégante et concise, c’est une narration avec portraits vivants de personnages et citations de leurs propos – le sens se veut manifeste.

 

Liu Zhiji distingue deux types de narration : celles qui sont proches en apparence de l’objet relaté mais sont éloignées de son essence (maotong er xinyi 貌同而心異), et celles qui semblent différentes par la forme mais capturent l’essence (maoyi er xintong 貌異而心同). Le deuxième type est évidemment jugé supérieur pour rendre la réalité, jugement partagé par Zhang Xuecheng qui ajoute cependant que cela n’enlève en rien à l’historien la possibilité de se montrer créatif, en particulier dans les dialogues : selon lui, l’historien peut inventer afin de donner à sa présentation des faits et dires de ses personnages un « effet de réalité » ; ce qui importe est l’intention, non le propos verbatim.

 

Cet « effet de réalité » est à rapprocher de l’ « effet de réel » dont parlait Roland Barthes qui, dans sa sémiologie, accordait une place privilégiée à l’histoire – celle des Annales - et à l’historiographie dans sa relation avec la littérature, en dialogue avec elle. Pour Barthes, l’écriture de l’histoire n’est pas copie du réel, ne transcrit pas le réel, elle le crée. Barthes, en cela, suit Lucien Febvre qui a insisté sur l’impossibilité de représenter le réel (assimilé au passé) : « Il n’y a pas le Passé qui engendre l’historien. Il y a l’historien qui fait naître l’Histoire. Le Passé, chaque génération, à sa date, dans son climat, à l’intérieur de sa civilisation particulière, le recrée. » [17] Le réel est une écriture. Dès lors, le problème est de savoir comment  le lecteur perçoit comme réels les événements racontés dans un livre d’histoire, c’est-à-dire comment il croit à la vérité du texte historique, comment est atteint « l’effet de réel » : en le dissociant de l’imitation du réel recherché par le réalisme. Ce qui est en cause n’est pas le « réel » mais l’intelligibilité de sa narration, l’intelligible étant un fragment du réel [18].

 

 

Trois essais sur histoire et culture

 

 

L’historien ne rend pas le passé comme réalité, mais en offre une impression, une représentation esthétique qui est aussi politique – on n’est jamais loin du discours légitimateur. Mais comme « l’effet de réel » passe par le biais de l’écriture, de la langue, l’écrit historique rejoint là le roman, et celui-ci peut alors être une manière allusive et allégorique d’écrire l’histoire, surtout dans des contextes nationaux où l’écriture de l’histoire est soumise à un contrôle idéologique interdisant toute liberté d’expression. On en revient alors à l’intérêt du style allusif et obscur proche de celui du Chunqiu voilant le réel et nécessitant interprétation. La fiction devient alors force libératrice, comme on le constate encore en Chine aujourd’hui [19].

 

Cependant, le problème de l’interprétation, du rapport entre texte et sens, devient dès lors primordial. Fondée sur l’hypothèse d’une rupture entre apparence et réalité, la lecture de l’histoire devient déchiffrement, toujours à la recherche du sens caché (yùyi 寓意) ou du sens profond (shēnyi ) de l’allégorie ou de la métaphore historique, selon des modes proches de la lecture de la poésie.

 

L’écriture de l’histoire en Chine prend un tour nouveau au 20e siècle, quand le romancier prend le relais de l’historien pour écrire et transmettre une vision critique de l’histoire, non conforme à la version officielle avec ses tabous et ses omissions. Ces romans sont à l’opposé de l’écriture de l’histoire traditionnelle qui, depuis le Chunqiu, s’attache à défendre et légitimer en occultant.

 

2. Roman politique et sens caché

 

Ces nouveaux romans historico-politiques ont pour précurseurs les romans politiques de la fin des Qing.

 

o    Romans de dénonciation et réalisme critique

 

L’écriture critique de l’histoire a en effet pris un nouveau tournant à la fin du 19e siècle, quand est apparu un roman politique critique à un moment de crise institutionnelle aigüe, mais toujours dans le contexte d’une longue tradition de littérature socio-politique engagée. Jeffrey Kinkley et Catherine Vance Yeh, deux pionniers de la recherche sur la fiction politique en Chine, ont avancé des origines légèrement différentes : le premier les voit dans les « romans de dénonciation » de la fin des Qing (qianze xiaoshuo 谴责小说) [20], la seconde dans les romans qui se sont développés au début du 20e siècle sous l’influence de Liang Qichao (梁啟超).

 

Mais les deux arguments se rejoignent : la naissance du roman politique a d’une part été favorisée par l’existence de nombreux journaux leur offrant des possibilités de publication, et en particulier la revue Xin Xiaoshuo (新小說》) ou « Fiction nouvelle » de Liang Qichao ; le mouvement a d’autre part été induit par le sentiment aigu de crise nationale : si ces romans reflètent, pour les critiquer, la situation catastrophique de l’empire à la fin du siècle, le déclin du pouvoir et la turpitude des élites dirigeantes, c’est pour convaincre de la nécessité de réformes en profondeur.

 

 

La revue de Liang Qichao Xin Xiaoshuo (nov. 1902)

 

 

Par ailleurs, l’influence de la littérature étrangère a également joué un rôle. Ces romans historiques et politiques ont eu leur importance au moment de la restauration Meiji au Japon. Les romans politiques (seiji shōsetsu 政治小説) ont été populaires au Japon dans les années 1880 [21] ; traduits en chinois et vulgarisés dans des articles de Liang Qichao, ils ont été promus au rang de genre international sérieux, contre l’idée encore dominante en Chine qu’on ne pouvait être un écrivain respectable en écrivant de la fiction. Selon Catherine Vance Yeh [22], ces romans politiques sont les précurseurs du roman moderne qui s’est développé en Chine à partir de la fin du 19e siècle.

 

Ce mouvement de fiction politique s’est cependant progressivement affaibli lors du mouvement du 4 mai ; dans le bouillonnement intellectuel du moment, révolutionnaire et non plus réformateur, il a été remplacé par un courant de « réalisme critique » dirigé contre la culture chinoise et le « caractère national chinois » au lieu de s’attaquer à l’incurie et à la corruption des élites et du pouvoir. Cette approche visant à changer les esprits est restée quasiment inchangée jusqu’à l’avènement du régime communiste qui a donné une importance primordiale au politique, toute littérature devenant alors politique, et orientée vers l’éloge du pouvoir et de ses réalisations. Même le « roman anti-corruption » (反腐小), avatar du roman politique de dénonciation, est en fait soutenu par le régime, en rejoint la politique et ne fait que consolider le système répressif.

 

o    Retour au roman historique critique, à décoder

 

Cependant, la critique est revenue en force dans la littérature à partir du milieu des années 1990, à la suite de la mise en place d’un système économique tourné vers le seul objectif de croissance à deux chiffres, avec des conséquences dramatiques pour la société et l’environnement, et la montée en conséquence de mouvements de mécontentement et de protestation. Le maintien de la stabilité est devenu un euphémisme signifiant en fait le renforcement constant des contrôles de l’Etat.

 

De même que le sentiment de crise nationale à la fin des Qing avait entraîné l’apparition d’un courant de romans politiques de dénonciation, de même, à la fin du 20e siècle, l’atmosphère de crise spirituelle et morale a eu les mêmes conséquences sur la littérature en provoquant l’éclosion de romans politiques d’opposition au système.  Comme dans le passé, leur écriture repose sur le principe de l’allusion et de l’allégorie, afin de déjouer les contrôles d’une censure toute-puissante. Plus que jamais, il s’agit donc de rechercher le sens caché sous la construction narrative et les ellipses du récit.

 

Dans son ouvrage « Questioning the Chinese Model: Oppositional Political Novels in Early 20th Century China » [23],  Zhansui Yu parle de « romans d’opposition » et non plus de dénonciation, mais l’idée est la même ; il a sélectionné cinq romans dont on retiendra les trois principaux :  « Bons baisers de Lénine » (《受活》) de Yan Lianke (阎连科), paru en 2004, « Les Années fastes : la Chine en 2013 » (《盛世:中国2013年》) de Chan Koonchung (陈冠), publié en 2009, et « Le Septième Jour» (《第七天》) de Yu Hua (余华) sorti en juin 2013 [24].

 

Les thèmes retenus pour l’analyse de ces romans pourraient aussi bien s’appliquer aux romans de la fin des Qing cités ci-dessus : injustice sociale, corruption généralisée, amnésie forcée, déformation des mentalités, faux paradis, agonie spirituelle, etc. Ce sont des satires de la société chinoise que le pouvoir tend à endormir dans un faux sentiment de bonheur matériel, mais chacun dans un style bien particulier :

- « Bons baisers de Lénine » est une fable désopilante sur un village d’handicapés transformé en attraction touristique pour devenir le « village du bonheur », fable où la noirceur du sujet et le réalisme des situations sont compensés par une verve débridée et la magie de la langue.

- « Les Années fastes » a été écrit en 2008, c’est-à-dire dans la foulée des Jeux olympiques de Pékin, comme un roman d’anticipation dépeignant une société chinoise euphorique en plein âge d’or, alors que le reste du monde est en récession, mais c’est une société amnésique aux mains d’un pouvoir totalitaire qui a supprimé tout un mois du calendrier, l’amnésie collective étant la condition du bonheur général.

- « Le septième jour » est une errance au royaume des morts, au milieu des ombres du passé qui toutes ont eu une existence misérable marquée par les injustices et la violence inhérentes à la société chinoise moderne : sept personnages comme autant d’individus écrasés par le poids d’un pouvoir totalitaire doublé d’une corruption omniprésente comme dans les romans de la fin des Qing.

 

Ces romans ne sont pas des exemples isolés ; on aurait aussi bien pu choisir d’autres titres dans l’œuvre des mêmes auteurs, sans même aller en chercher d’autres. « Les Années fastes », par exemple, est le premier volet  d’une trilogie dont le troisième, « La deuxième année de Jianfeng » (《建丰二年: 新中国乌有史), est « une histoire alternative de la Chine nouvelle » imaginant une Chine qui n’aurait pas été « libérée » en 1949 et ne serait donc pas devenue communiste. Le roman suivant de Chan Koonchung, paru en mai 2020, pourrait être un volet supplémentaire de la trilogie : « Pékin kilomètre zéro » (《北京零公里》) est une histoire contée par un jeune narrateur qui a été tué place Tian’anmen le 4 juin 1989 et qui tient un registre de disparus célèbres de l’histoire chinoise, morts pour avoir défendu une cause interdite et avoir refusé de se soumettre. Comme chez Yu Hua, les morts planent comme des ombres sur le présent.

 

De la même manière, on aurait pu prendre d’autres romans de Yan Lianke pour illustrer le concept de « roman d’opposition », et sans doute en premier lieu le plus complexe dans sa construction et le plus élaboré stylistiquement : « Les Quatre Livres » (《四书》), publié à Hong Kong en 2010.

 

Tous ces romans donnent à lire une histoire qui n’a pas existé, qui n’existe pas (wūyǒushǐ 乌有史), comme titre Chan Koonchung), comme il n’existe pas d’histoire des Printemps et automnes hors du Chunqiu ou de la Chine impériale hors des Annales historiques. Mais le Chunqiu n’est compréhensible que par ses commentaires. Si on prend l’exemple des « Les Quatre Livres » qui revisite l’histoire du Grand Bond en avant et de la Grande Famine qu’il a provoquée, il s’agit bien d’une histoire occultée, une histoire « qui n’existe pas », donc que l’on ne peut traiter que sous forme allégorique, avec toujours le même besoin de décodage. Et c’est bien ce qui fait tout l’intérêt du roman qui peut dès lors être lu comme on lit un livre d’histoire chinois.

      


 

Bibliographie

 

- From Historicity to Fictionality, The Chinese poetics of narrative, Sheldon Hsiao-Peng Lu, Stanford University Press, 1994, 228 p.

Cet ouvrage est une étude sur les rapports entre l’histoire et la fiction dans la tradition chinoise, en analysant plus particulièrement les stratégies permettant d’interpréter les obscurités du récit historique, la narration de fiction étant jugée traditionnellement sur les mêmes bases et interprétée selon les mêmes principes.

 

- Remembering Kaiyuan and Tianbao: The Construction of Mosaic Memory in Medieval Historical Miscellanies,

Manling Luo, Tong Pao 97 (2011)

Cet ouvrage traite de cette caractéristique de l’écriture de l’histoire dans la Chine ancienne : la collecte d’anecdotes, notes diverses (biji 筆記) et informations fragmentaires sur le passé (zashi 雜史) comme compléments de l’histoire officielle, créant une « mosaïque » mémorielle donnant une image composite du passé.

 

- Blank Spaces and Secret Histories : Questions of Historiographic Epistemology in Medieval China,

Jack W. Chen, Journal of Asian Studies, vol. 69 / 4, Duke University Press, Nov. 2010, pp. 1071-1091.

Cet essai analyse l’intersection entre les sources officielles de l’histoire et ses sources dans l’anecdote, c’est-à-dire le point où l’histoire croise l’art narratif. L’auteur montre que les sources historiques douteuses ont généré une inquiétude qui a coexisté avec la fascination pour les ragots.

 

- The Change of Narrative Modes in Chinese Fiction (1898–1927), Pingyuan Chen, tr. Rosie Guixia Xie, Springer Verlag Singapore, 2022, 362 p.

Ouvrage en six chapitres analysant les changements de mode narratif dans la fiction chinoise pendant la période considérée en termes de modification du temps narratif, du point de vue de la narration et de la structure narrative, ainsi que des transformations des genres littéraires traditionnels. Le dernier chapitre traite de l’influence de la narration historique et de la tradition lyrique sur la fiction.

 

- Questioning the Chinese Model: Oppositional Political Novels in Early 20th Century China, Zhansui Yu , University of Toronto Press, 2023, 266 p.


 

[1] Earl Miner : Comparative Poetics: An Intercultural Essay on Theories of Literature, Princeton University Press, 1990.

[2] Ouvrage remis à l’empereur An (漢安帝) en l’an 121 et concrétisant la théorie confucéenne de l’importance de disposer de « noms corrects » pour bien gouverner.

[3] Livre des Han de l’Ouest terminé en l’an 111 par sa sœur Ban Zhao (班昭).  Le « Traité sur les arts et les lettres » est le dernier des Traités (volume 30). Il est divisé en six parties (lüè ) représentant les principaux courants de pensée de l’époque des Han de l’Ouest : les « Six arts » (六藝略), les Philosophes (諸子略), les Poètes (詩賦略), les Spécialistes de l’art de la guerre (兵書略), les Devins (術數略), les Herboristes et alchimistes (方技略). [les Confucéens apparaissant à la fois dans les « Six arts » et dans les « Philosophes »]

[4] Dans le traité bibliographique (Jingjizhi  經籍志) du Livre des Sui (隋書), le premier après le Yiwenzhi, les auteurs de xiaoshuo ou xiaoshuojia (小說家) sont classés dans la rubrique Maîtres et philosophes (zibu 子部), et non plus en dernière position, mais avant les traités d’art militaire, d’astronomie et divination, les traités sur les cinq éléments et ceux sur la médecine.

Voir l’analyse détaillée (en anglais) du Suishu Jingjizhi : http://www.chinaknowledge.de/Literature/Science/suishujingjizhi.html

[5] À la recherche des esprits (Récits tirés du Sou Shen Ji). Traduit du chinois, présenté et annoté s/ dir. de Rémi Mathieu, Gallimard/Unesco, coll. « Connaissance de l’Orient », série chinoise, 1992, 359 p.

La préface de Rémi Mathieu comporte une biographie de Ban Gao replacé dans son siècle et dans toute son ambiguïté d’historien officiel et de passionné d’histoires de revenants.

[6] Shishuo xinyu : recueil d’anecdotes historiques sur des personnalités des 2e-4e siècles compilé et édité par Liu Yiqing (劉義慶) sous la dynastie Liu Song (420-479) de la période des Dynasties du Nord et du Sud. Le fait qu’il ait été classé comme xiaoshuo tient en partie au fait qu’il a été écrit dans un style mêlant langue classique et langue vernaculaire, et sans tenir compte des conventions des Annales dynastiques. L’ouvrage est en ce sens un précurseur.

[7] Voir les exemples donnés dans mon article sur le Zuozhuan :

http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_Sources_III_Zuo_Zhuan.htm

Voir d’autres exemples donnés par Sheldon Hsiao-Peng Lu dans son ouvrage cité en note 2 : chapitre 3, pp. 58-60.

[8] Ce principe de distinction devient fondamental à partir de la période Song. C’est ainsi que, révisant un siècle plus tard la monumentale histoire de la Chine de Sima Guang (司馬光) intitulée Zizhi tongjian (資治通鑒) ou « Miroir compréhensif pour aider le gouvernement », Zhu Xi (朱熹) choisit de relater les événements de la période des Trois Royaumes en privilégiant l’Etat de Shu (), en en faisant ainsi le successeur légitime de la dynastie des Han plutôt que celui de Wei () comme l’avait fait Sima Guang.

[10] Ils ont justifié de la même manière leur édition révisée de la pièce « L’Histoire du Luth » (Pipa ji琵琶記) de Gao Ming (高明).

[11] Avec jiàn au sens de jiànyuè 僭越 outrepasser ses pouvoirs, usurper.

[12] Entre autres par le sinologue britannique Andrew West : A study of the editions of Romance of the Three Kingdoms, publié en chinois à Shanghai en 1996 (Sānguó yǎnyì bǎnběn kǎo 三國演義版本考).

[13] « Fleur en Fiole d’or », traduction d’André Levy, Gallimard, coll. La Pléiade, 1985.

[14] Son nom Shengtan (聖嘆/圣叹) est une référence aux Analectes, signifiant « le sage soupira ».

[15] C’est la version en 120 chapitres de Shi Nai’an/Luo Guanzhong qui a été traduite et annotée par Jacques Dars pour la superbe édition de la Pléiade : Au bord de l’eau, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1978, 2 tomes.

[16] Sur la préface et son auteur, voir la thèse de Yuhan Wang « Le Hongloumeng en France : études, traduction et positionnement des chercheurs », Université Paul Valéry - Montpellier III, 2021, pp. 108-110.

https://theses.hal.science/tel-03654043/documentFac-simile du texte chinois : https://upload.

wikimedia.org/wikipedia/commons/3/34/%E6%88%9A%E8%93%BC%E7%94%9F%E5%BA

%8F%E6%9C%AC%E7%9F%B3%E5%A4%B4%E8%AE%B0.pdf

Et traduction du texte dans :

Comment lire un roman chinois : Anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction, de Jacques Dars et Chan Hingho, Philippe Picquier, 2001, p.238-241.

[17] Lucien Febvre, avant-propos à Trois essais sur histoire et culture de Charles Morazé, Armand Colin, 1948.

[18] Idée reprise aussi par Michel Foucault dans « Surveiller et punir » :

« … ces régimes de juridiction/véridiction ne sont pas des projets de réalité qui échouent. Ce sont des fragments de réalité qui induisent ces effets de réel si spécifiques qui sont ceux du partage du vrai et du faux dans la manière dont les hommes se « dirigent », se « gouvernent », se « conduisent » eux-mêmes et les autres. Saisir ces effets dans leur forme d’événements historiques – avec ce que ça implique pour la question de la vérité (qui est la question même de la philosophie) –, c’est à peu près mon thème. Vous voyez que ça n’a rien à voir avec le projet (…) de saisir une « société » dans « le tout » de sa « réalité vivante » (L’impossible prison, recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, réunies par Michelle Perrot, débat avec Michel Foucault, Seuil, 1980)

[19] Comme le montrent, par exemple, les cas de Yu Hua ou de Yan Lianke.

L’« effet de réel » est d’ailleurs démultiplié à l’époque moderne, comme l’a souligné Barthes dans « Le Discours de l’histoire » : « Il y a un goût de toute notre civilisation pour l’effet de réel, attesté par le développement de genres spécifiques comme le roman réaliste, le journal intime […] et surtout le développement massif de la photographie, dont le seul trait pertinent (par rapport au dessin) est précisément de signifier que l’événement représenté a réellement eu lieu. » On peut facilement extrapoler ce qu’il dit là au contexte chinois.

[20] Quatre de ces romans sont généralement cités comme représentatifs du genre :

- « La vérité sur les cercles officiels » (Guānchǎng Xiànxíng Jì《官场现形记), de Li Boyuan (李伯元), la première partie sérialisée du vivant de l’auteur en 1903/1905 ;

- « L’Odyssée de Lao Can » (Lao Can youji 《老残游记》) ou « Les Pérégrinations d’un clochard » de Liu E (刘鹗), publié en 1907 après sérialisation à partir de 1903 ; 

- « Curieux événements observés ces vingt dernières années » (《二十年目睹之怪现状》) de Wu Jianren (吴趼人), publié en 1909 après parution en feuilleton ;

- « Fleur sur l’océan des péchés » (Nie Hai Hua孽海花) de Zeng Pu (曾朴) paru en 1907.

[21] En particulier le roman de Shiba Shiro Kajin no Kigū  (« Strange Encounters with Beautiful Women »).

[22] C’est un argument qu’elle développe dans sa thèse sur le roman de Zeng Pu cité ci-dessus :

Zeng Pu’s Niehai Hua as a political novel – a world genre in a Chinese form, thèse soutenue à Harvard, département des langues et civilisations orientales, 1990.

[23] Questioning the Chinese Model: Oppositional Political Novels in Early 20th Century China, University of Toronto Press, 2023, 266 p. Voir Bibliographie.

[24] Les deux autres romans sont « Le Totem du loup » (《狼图腾》) de Jiang Rong (姜戎) paru en 2004 et un roman sur le rôle joué par les réseaux internet pour pallier les restrictions imposées à la liberté d’expression en particulier dans un cas d’urgence épidémique comme celle du SARS : Such Is This World@sars.come (如焉@sars.come) de Hu Fayun (胡发云) initialement publié sur internet, puis en version papier en 2006.


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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