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Zeng Pu
曾朴/曾樸
1872-1935
Présentation
par Brigitte
Duzan, 2 septembre 2023
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Zeng
Pu (photo Wenhuibao) |
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Né en 1872,
Zeng Pu est connu pour être l’auteur de l’un des « quatre grands
romans de dénonciation » (qianze xiaoshuo 谴责小说) de la fin
des Qing : le roman « Fleur sur l’océan des péchés » (Nie Hai
Hua《孽海花》).
Un
lettré à l’ancienne, entre littérature et politique
Descendant
d'une famille de lettrés de Changshu (常熟)
dans le Jiangsu, il s’est lui-même surnommé « l’homme malade de
l’Asie orientale » (Dongya bingfu
东亚病夫)
.
Il échoue à l’examen mandarinal en 1892, pour avoir – dit-on –
indûment barbouillé sa copie de tâches d’encre, et s’installe à
Pékin jusqu’en 1897.
o
Érudit, étudiant de français et libraire (1893-1907)
Pendant cette
période, entre 1893 et la fin de la première guerre
sino-japonaise, en 1895, il compile un ouvrage bibliographique
de pure érudition intitulé « Supplément du "Traité sur les arts
et les lettres" du Livre des Han postérieurs »
(Bu
« Houhan Shu. Yiwenzhi »
(补《后汉书·艺文志》)
-
ce « Traité sur les arts et les lettres » étant le dernier des
dix Traités du Livre des Han de Ban Gu (volume 30), divisé en
six parties (lüè 略)
représentant les principaux courants de pensée de l’époque des
Han et ayant servi de modèle pour les Annales suivantes.
Zeng Pu ne
poursuit cependant pas dans cette voie. À la suite de la défaite
de la Chine officialisée par le désastreux traité de Shimonoseki
le 17 avril 1895, il entre à l’École des langues de Pékin (Tongwen
guan
同文馆)
pour étudier le français, dans l’intention de faire une carrière
diplomatique
.
Cela ne se matérialisera pas, mais il en gardera un grand
intérêt pour la littérature française, très en vogue ces
années-là. Les traductions littéraires connaissent un boom en
Chine à partir de la traduction de « La Dame aux camélias » par
Lin Shu (林紓)
en 1899.
En 1898, Zeng
Pu va s’installer à Shanghai où il est supposé monter une
affaire sur les ordres de son père, mais il se rapproche en fait
des réformateurs dans l’orbite de Kang Youwei et
Liang Qichao (梁啟超).
Après l’échec de la Réforme des Cent jours, il repart à Changshu
où son père vient de mourir. Il poursuit l’étude de la
littérature française auprès de Chen Jitong (陳季同),
diplomate qui avait appris le français dans l’école rattachée à
l’arsenal du port de Fuzhou, fondé et géré par des Français,
puis avait été attaché militaire de l’ambassade de l’empire de
Chine à Paris dans les années 1880
.
De retour à
Shanghai en 1903, après avoir tenté de se lancer dans le
commerce de la soie, Zeng Pu se tourne vers la littérature et en
1904 ouvre une librairie, La forêt de la fiction (Xiaoshuo
lin小说林),
pour promouvoir la littérature vernaculaire et populaire. Il
rédige alors les vingt-quatre premiers chapitres de son
roman « Fleur sur l’océan des péchés ». Les premiers chapitres
sont publiés dans la revue Jiangsu (《江苏》杂志),
revue mensuelle fondée à Tokyo en avril 1903 par l’Association
des étudiants chinois au Japon et éditée jusqu’en 1904. Les
chapitres suivants sont publiés en feuilleton par la revue
éditée par la librairie créée par Zeng Pu, le « Mensuel de la
forêt de la fiction » (Xiaoshuo lin yuekan《小说林月刊》).
Le roman remporte un énorme succès, mais la librairie ne peut
malgré tout faire face à ses difficultés financières et doit
fermer à la fin de 1907.
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La revue Jiangsu,
1er numéro (avril 1903) |
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Nie Hai Hua, 1ère
édition des premiers chapitres
(Xuaoshuo lin, début
1905) |
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C’est une
année charnière pour Zeng Pu qui se trouve entraîné dans les
événements politiques du moment. Il ne reviendra à la
littérature et à l’édition que vingt ans plus tard.
o
Engagement politique (1907-1926)
Cette année
1907, en effet, le gouverneur du Zhejiang Zhang Zengyang (张曾敭)
est transféré au Jiangsu. Or c’est lui qui avait ordonné
l’exécution de
Qiu Jin (秋瑾).
Ulcéré, Zeng Pu le fait chasser du Jiangsu ; Zhang Zengyang est
transféré au Shaanxi. En 1909, première année du règne de
l’empereur Xuantong, Zeng Pu entre dans l’administration de
Duanfang (端方)
devenu gouverneur de la province du Zhili (直隶).
C’est un réformateur en faveur d’un système constitutionnel et
d’une éducation moderne ouverte aux filles, fondateur d’écoles
et de bibliothèques provinciales
.
Zeng Pu fréquente les cercles réformistes de la province.
Après la
révolution de 1911, le Jiangsu se proclame indépendant. En 1912,
Zeng Pu est élu membre du Parlement provincial provisoire. Il
apporte son soutien aux activités de Chen Qimei (陈其美),
l’un des pères fondateurs de la République qui milite contre
Yuan Shikai ; celui-ci le fera assassiner en mai 1916. Quand
Yuan Shikai annonce sa décision de s’autoproclamer empereur, fin
1915, Zeng Pu se rapproche de Cai E (蔡锷),
disciple de Liang Qichao devenu chef de guerre dans le Yunnan,
qui déclare son indépendance le 25 décembre 1915 et occupe le
Sichuan début 1916. Il est bientôt suivi par le Guizhou, et une
demi-douzaine d’autres provinces. La mort de Yuan Shikai le 6
juin 1916 coupe court à la rébellion, mais Cai E meurt au Japon
où il s’était rendu pour traitement médical. La Chine sombre
dans la période chaotique des Seigneurs de la guerre.
o
Retour à la littérature (1926-1935)
Après avoir
occupé diverses fonctions dans l’administration du Jiangsu, Zeng
Pu abandonne la vie politique en 1926. Au cours de ses dix-sept
années de service, en particulier comme directeur des finances
de la province, il a amassé un petit pécule qu’il destine à
ouvrir une nouvelle librairie.
En 1927, avec
son fils aîné Zeng Xubai (曾虚白),
il ouvre cette librairie à Shanghai : c’est le « salon à la
française » (“法式沙龙”)
Zhen Mei Shan (真美善)
qui édite une revue du même nom, littéralement « Pure beauté et
bonté ». Il se lance alors dans des traductions d’œuvres
françaises, des pièces de théâtre de Victor Hugo et de
Molière, mais aussi « Aphrodite », étonnant roman de Pierre
Louÿs qui a lancé les éditions du Mercure de France à sa
parution en 1896, et qui, par son côté « décadent », et
scandaleux pour beaucoup, ne fut pas sans influencer l’écriture
de « Fleur sur l’océan des péchés ».
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Zeng Pu et son fils Zeng
Xubai en 1928 |
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En 1928,
Zeng Pu réécrit le roman
en une version de trente chapitres éditée en janvier 1931, en
deux premiers tomes publiés dans une édition spéciale de la
revue Zhen Mei Shan. La revue publie par ailleurs en
feuilleton cinq chapitres supplémentaires, faisant un total de
35 chapitres, mais les cinq derniers publiés seulement dans la
revue
.
En même temps, il écrit et publie un roman autobiographique,
« Un homme nommé Lu » (Lu
nanzi《鲁男子》).
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Publication de Lu Nanzi,
Zhen Mei Shan avril 1931 |
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Cependant, en
1931, la revue doit mettre la clé sous la porte. Malade du cœur,
fragilisé, Zeng Pu se retire dans la demeure familiale à
Changshu. Il meurt en juin 1935 en laissant
Nie Hai Hua
inachevé et partiellement publié, ne totalisant que la moitié de
ce qu’il avait imaginé au départ.
Un certain
Yangu laoren (燕谷老人),
pseudonyme de Zhang Hong (张鸿),
originaire de Changshu (常熟),
prétendant avoir reçu de Zeng Pu mission de terminer son roman,
en a écrit une suite de trente chapitres (《续孽海花》)
qui a été publiée en 1943, mais sans rencontrer un grand succès
contrairement au roman de Zeng Pu.
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Nie Hai Hua,
éd.1943 |
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Fleur
sur l’océan des péchés
Exerçant une
véritable fascination sur le public cultivé de l’époque, « Fleur
sur l’océan des péchés » a été l’un des plus grands succès de
librairie en Chine dans le premier quart du 20e
siècle : une quinzaine de tirages et quelque cinquante mille
exemplaires.
Bien que
rédigé en langue vernaculaire, il est cependant « truffé
d’érudition » selon les termes d’André Lévy, c’est-à-dire de
références et d’images issues de la culture occidentale de
l’auteur, et en particulier de ses connaissances de la
littérature française tirées de ses traductions.
C’est une
œuvre curieuse par bien des aspects, et en particulier pour les
nombreuses allusions aux événements contemporains qui en font un
« roman de dénonciation », classé comme tel par
Lu Xun
à la fin de sa « Brève histoire de la fiction chinoise » (《中国小说史略》),
dans les dernières pages du chapitre 28 : « Les romans de
dénonciation à la fin de la dynastie des Qing » (清末之谴责小说)
.
Le roman
semble avoir été conçu comme en réponse à l’appel de
Liang Qichao (梁啟超)
pour un roman politique nouveau, capable d’agir sur les esprits
et d’œuvrer en faveur d’une politique de réforme. Son succès,
cependant, peut s’expliquer en grande partie, comme ce fut le
cas pour l’ « Aphrodite » de Louÿs, par le parfum de scandale
qui se dégageait de l’intrigue, inspirée de la liaison du comte
Waldersee et de Sai Jinhua (赛金花),
courtisane ex-concubine de Hong Jun (洪钧),
ministre plénipotentiaire en Allemagne et en Russie de 1887 à
1890 – Sai Jinhua qui sera en 1935 l’héroïne de la première
pièce de théâtre huaju de
Xia Yan (夏衍),
vaguement inspirée d’un épisode du roman de Zeng Pu…
Le personnage
principal du roman est en effet une femme inspirée de Sai
Jinhua, Fu Caiyun (傅彩云),
et l’histoire est celle de sa liaison avec un diplomate calqué
sur Hong Jun, Jin Wenqing (金雯青).
Celui-ci fait de Fu Caiyun sa concubine car elle ressemble comme
une goutte d’eau à une jeune femme qu’il a aimée mais qui s’est
suicidée parce qu’il a refusé de l’épouser. Jin Wenqing est
l’image du diplomate décadent qui ne comprend rien au monde
autour de lui et commet échec sur échec, tandis que Fu Caiyun,
au contraire, est la courtisane qui réussit en gagnant la faveur
de plusieurs familles royales et en devenant l’amie d’une
nihiliste russe. Elle symbolise aussi un idéal de liberté de vie
pour une femme à la fin des Qing, à un moment où les réformistes
proches de Zeng Pu incluent les questions d’égalité des genres
et d’éducation des femmes hors du gynécée familial dans leurs
programmes de réformes.
Comme Zeng Pu
l’explique dans son prologue, l’idée initiale revient à Jin
Jianhe (金天翮),
écrivain et politicien critique du gouvernement des Qing dont
il prônait le renversement
.
Il avait conçu le roman dans le but initial de critiquer la
politique du gouvernement des Qing, en particulier dans ses
relations avec la Russie, et pour promouvoir la démocratie. Il a
confié à Zeng Pu le brouillon des premiers chapitres, avec les
cinq principaux personnages, en lui laissant le soin d’écrire la
suite.
Zeng Pu en a
donc repris la trame en revenant aux techniques traditionnelles
d’écriture du
xiaoshuo,
c’est-à-dire à l’art du conteur (shuoshude
说书的)
dont il fait un auteur (zuoshude
作书的),
terme traduit en français par narrateur, ce qui combine
parfaitement les deux notions. Mais Zeng Pu a en outre développé
les dialogues pour illustrer au moyen des conversations de ses
personnages les idées qu’il voulait promouvoir. C’est un livre
d’histoire non plus sur le passé, mais sur le présent, dans une
approche à la fois historique et culturelle, et selon une
technique narrative dont Lu Xun a souligné l’originalité :
contrairement aux romans historiques usuels, il n’est pas
construit linéairement et chronologiquement mais en un réseau de
lignes narratives multiples.
En 1928, Zeng
Pu a réécrit le roman en une version de trente chapitres en en
faisant alors un véritable roman historique dans lequel, comme
il l’explique dans la postface de cette édition, le personnage
principal de Fu Caiyun est le fil permettant de lier les trente
années d’histoire couvertes par le roman
.
Ce rôle de
« lien » reste cependant difficile à apprécier et cerner et a
suscité nombre de questions mêlées aux éloges sur l’œuvre, comme
celles de Cai Yuanpei (蔡元培),
par exemple, qui regrettait que Zeng Pu ne soit plus là pour
pouvoir y répondre. C’est le fils de l’auteur, Zeng Xubai, qui a
répondu trente ans plus tard à la place de son père : Caiyun est
bien le lien narratif entre des éléments et des faits qui
seraient autrement non connectés.
Le besoin
d’explication souligne les ambiguïtés irrésolues du roman, ce
qui ne l’a pas empêché de continuer à fasciner les
intellectuels, ou plutôt y a sans doute contribué en laissant
une part ouverte à l’interprétation.
Traduction
en français
Fleur sur
l’océan des péchés, trad. Isabelle Bijon, éditions
Trans-Europe-Repress, 1983, 424 p.
Compte rendu
d’André Lévy saluant la parution de cette traduction :
https://www.persee.fr/doc/etchi_0755-5857_1983_num_1_1_996_t1_0075_0000_2
« Enfin voici
menée à bien une entreprise qui a tenté et découragé maints
traducteurs, même japonais, puisque, fragments exceptés, paraît
grâce à Isabelle Bijon la première traduction complète, en
quelque langue que ce soit, de la dernière œuvre majeure de la
littérature romanesque traditionnelle, celle qui clôt la fameuse
histoire du roman chinois de Lu Xun… » (André Lévy, compte rendu
paru dans Etudes chinoises en 1983).
Bibliographie
Tales of Translation: Composing the New Woman in China,
1898-1918,
Hu Ying, Stanford University Press, 2000. Chapter 1 : Flower int
a Sea of Retribution: A Tale of Border-Crossing, pp. 21-66.
La fin
des Qing a été marquée par un grand intérêt pour les
langues et les traductions. Les années 1860 ont vu la
fondation de deux écoles de traduction sous l’égide du
gouvernement : d’une part dans le nord, le Tongwen
guan (同文馆)
ou École des langues de Pékin établie en 1862 en lien
avec la création du Zongli yamen (总理衙门),
le bureau des affaires étrangères, et d’autre part dans
le sud le Jiangnan zhizao zongju (江南製造總局)
ou École de l’arsenal en 1865. Entre 1902 et 1907, le
nombre de traductions publiées en Chine a été supérieur
à celui des œuvres originales en chinois.
Prônant une révolution sociale,
il
était par ailleurs en faveur de l’égalité des genres et
de la promotion des droits de la femme et il est connu
pour avoir publié, à Shanghai en 1903, le premier
manifeste féministe chinois : « La cloche des femmes » (《女界钟》).
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