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Entretien avec Mélie Chen, éditrice du Journal de Fang Fang chez Stock  

par Brigitte Duzan, 22 septembre 2020

 

Toute jeune éditrice entrée chez Stock en novembre 2019, Mélie Chen (陈梅黎) s’est aussitôt lancée dans l’édition de la traduction du « Journal de Fang Fang » (方方日记), sorti début septembre 2020 sous le titre « Wuhan, ville close ». Après avoir proposé le projet à la maison et obtenu son accord, elle a acquis les droits pour la France auprès de l’agent américain auquel Fang Fang avait vendu les droits de son journal pour le monde entier. L’acquisition a été bouclée fin mars, et le travail sur la traduction a débuté fin avril, jusqu’à la fin du mois d’août – un temps record.

 

Ce n’était pas tâche facile car un journal ne se perçoit pas de la même manière en découvrant les billets quotidiens au jour le jour, dans leur instantanéité, ou en les lisant avec le recul du temps, en feuilletant les pages du livre, une fois le journal publié en traduction. Les inévitables répétitions sautent alors aux yeux, ainsi que les lourdeurs accentuées par le passage du temps et d’une langue à l’autre. Or Fang Fang avait bien dit qu’elle ne voulait pas réviser son journal, et qu’elle tenait à ce qu’il soit publié dans sa forme originelle.

 

Mélie Chen était consciente des difficultés. Editrice mais aussi elle-même traductrice (et agrégée de chinois), elle s’est efforcée de respecter la volonté de Fang Fang tout en allégeant quelque peu les répétitions, voire en supprimant certains passages, avec son accord.

 

C’est ce travail éditorial qui était au cœur d’une première partie de notre entretien, le 16 septembre, suivie d’une réflexion sur la place que l’on peut attribuer à ce journal dans l’œuvre de l’auteure.

 

Travail éditorial

 

Prolégomènes

 

Mélie Chen fait partie de tous ceux et celles, en Chine et ailleurs, qui se sont passionnés pour le journal de Fang Fang, en attendant avec une sorte de fébrilité le billet du jour. Pour elle, le journal avait une charge émotionnelle d’autant plus forte qu’elle a encore de la famille dans la région de Wuhan ; elle vivait donc avec une intensité personnelle les événements rapportés par Fang Fang.

 

Quand, approchée par Michael Berry, celle-ci a vendu les droits pour le monde entier à un agent américain, Stock était un acquéreur potentiel logique, puisque la maison avait déjà publié deux nouvelles de l’auteure, à la fin des années 1990 [1].  Mélie Chen a soutenu l’initiative et s’est réjouie de l’issue positive des négociations. C’était fin avril 2020. Elle avait quatre mois pour que le livre puisse sortir début septembre, à temps pour la rentrée littéraire en France, mais après les traductions en anglais et en allemand. [2]

 

C’était extrêmement juste car elle ne partait pas des mêmes principes éditoriaux. En effet, le traducteur américain, Michael Berry, a traduit les billets dès la fin du mois de janvier, au fur et à mesure que Fang Fang les postait. Sa traduction est donc un travail dans l’instantané, au plus près des conditions réelles de publication du journal ; même les introductions journalières sur le temps qu’il fait prenaient une valeur très concrète dans ces conditions.

 

Approche littéraire

 

Mélie Chen, elle, a pris le parti de concevoir le journal comme un texte littéraire, écrit par une écrivaine renommée, et de le revoir, en accord avec elle, pour en éliminer d’une part une partie des répétitions, et d’autre part les passages qu’il aurait été trop difficile d’expliquer au lecteur français.

 

Les répétitions sont multiples, et étaient beaucoup moins sensibles quand on lisait les billets au fil du temps. Un journal répond aux impératifs du moment, et non à ceux d’une œuvre prise dans la durée. Ce qui saute aux yeux, a posteriori, ce sont les chiffres, les statistiques réitérées du nombre de morts, de mourants, de la progression de l’épidémie ; mais ces chiffres étaient justement d’un intérêt primordial quand on lisait le journal en février et mars, car ils donnaient des renseignements précieux dans un contexte où ils étaient rares et contrôlés : le journal faisait ainsi office de bulletin d’information sur la situation épidémique et son évolution. Leur répétition se justifie moins dans une publication, à lire avec le recul du temps.

 

L’effort d’allègement des répétitions a aussi porté sur des événements personnels que décrit Fang Fang, puis qu’elle répète pour donner des précisions, mais aussi très souvent pour se défendre d’accusations ou d’attaques. Par ailleurs, ont aussi été supprimés des passages qui semblaient nécessiter de copieuses notes pour que la traduction soit compréhensible.

 

Parallèlement, Mélie Chen a dû lisser la traduction, pour gommer les différences tenant au fait que, vu la brièveté des délais impartis, la traduction a été confiée à deux traducteurs [3]. Ils se sont partagé le travail en alternant les pages traduites de manière à ce que chacun puisse suivre la progression du journal, et ils se sont entendus sur la traduction de certains termes récurrents. Mais chacun, forcément, a son style.

 

Ces révisions restent cependant minimes. Le texte conserve sa teneur initiale, avec les longueurs inhérentes au genre. Mais c’était le choix de Fang Fang.

 

Dans ces conditions, considérant que c’est un journal, mais le journal d’une écrivaine renommée, Mélie Chen s’est attachée à souligner, autant que faire se peut, ses qualités littéraires.

 

Un journal comme œuvre littéraire

 

Son approche est donc résolument différente de celle du traducteur américain Michael Berry qui a pris le texte dans l’instant, et l’a retransmis tel quel dans une optique de document d’actualité. Elle dit avoir travaillé pour gommer les redites des billets quotidiens, tout en respectant les avis de Fang Fang, de manière à faire de ce journal un texte littéraire qui s’intègre dans le reste de l’œuvre de l’écrivaine, dans un genre différent.

 

Relève tout particulièrement de cette approche littéraire le soin minutieux mis à relever les références poétiques dont le texte abonde : allusion à un poème classique pour souligner la beauté d’un paysage évoqué en introduction d’un billet, selon la tradition, ou citation d’un ou deux vers en conclusion d’un billet, pour en résumer l’esprit ou ouvrir sur une réflexion. Chaque référence ou citation est accompagnée d’une note brève en bas de page qui synthétise l’essentiel.

 

L’objectif de Mélie Chen, telle qu’elle le décrit avec chaleur, était de rendre le regard de Fang Fang, avec le désir de combler le fossé culturel pour mieux faire entendre sa voix, une voix qui n’est pas celle d’un individu ordinaire, mais celle d’une écrivaine reconnue. Ce que Mélie Chen a voulu rendre, c’est le caractère historique de son journal, qui restera dans l’histoire, mais aussi dans l’histoire de la littérature [4].

 

Contrairement à bien d’autres journaux de cette période de confinement, qui garderont valeur documentaire, mais sans grande valeur littéraire, elle considère que celui de Fang Fang est à replacer dans son œuvre. En ce sens, elle est dans la logique de Fang Fang elle-même, qui, à la fin de son billet du 17 février [5], souligne que son journal est écrit avec les mêmes préoccupations que ses romans et nouvelles [6] : « mon métier, c’est principalement d’écrire des romans et des nouvelles (我的主业是写小说。)… ce qui signifie écrire très souvent sur les laissés-pour-compte, les solitaires, tous ceux réduits au silence qui survivent en s’entraidant. (小说经常是与落伍者、孤独者、寂寞者相濡以沫的。) ». C’est aussi de ces marginaux que traite le journal, et pour eux qu’il est écrit.

 

Par ailleurs, Mélie Chen replace le journal dans la continuité de « Funérailles molles » (《软埋》), dont l’un des thèmes principaux, sinon le principal, est une réflexion sur l’histoire et la mémoire. Fang Fang poursuit dans la même voie néo-réaliste depuis la fin des années 1980 ; son journal en est une autre formulation et c’est ainsi qu’il convient de le lire.   

 

Compte rendu de l’entretien téléphonique avec Mélie Chen du 16 septembre 2020, commentaires personnels en notes.

 


 


[1] « Début fatal » (在我的开始是我的结束) en 1998 et « Soleil du crépuscule » (《落日》) en 1999.

[2] Wuhan Diary: Dispatches from a Quarantined City, tr. Michael Berry, Harper Collins, version numérique à télécharger à partir du 15 mai 2020, 328 p. Version papier hardcover 300 p. 24 novembre 2020.

Wuhan Diary: Tagebuch aus einer gesperrten Stadt, tr. Michael Kahn-Ackermann, Hoffmann und Campe Verlag, mai 2020, 352 p.

[3] L’un était l’interprète qui avait accompagné Fang Fang lors de son passage en Bretagne au moment de la sortie de « Funérailles molles » ; l’autre, ancienne éditrice elle-même (de Bleu de Chine), était la traductrice des deux nouvelles de Fang Fang publiées chez Stock à la fin des années 1990. Voit note 1.

[4] Devenant même phénomène d’édition et bestseller mondial par le biais des traductions.

Très beau passage qui est un précieux témoignage littéraire, justement.


 

 

     

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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