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Brève histoire du
xiaoshuo
III. Les récits en
baihua issus des huaben sous les Ming
1.
Feng Menglong
et les « Trois propos »
par
Brigitte Duzan, 9 juin 2020, actualisé 24 janvier 2022
Feng Menglong (馮夢龍/冯夢龙)
est un écrivain de la fin de la dynastie des Ming
célèbre pour son triple recueil de courts récits en
langue vernaculaire : les « Trois propos » (Sān
yán
三言).
Petit fonctionnaire, brillant écrivain
Né en 1574 à Changzhou (长洲县),
aujourd’hui Suzhou, dans une vieille famille de
lettrés, Feng Menglong a reçu avec ses frères une
éducation traditionnelle fondée sur l’enseignement
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Feng Menglong |
des classiques et des arts du lettré. Son frère aîné est
devenu peintre et son frère cadet poète. Tous trois sont
devenus célèbres comme « les trois Feng de la région de Wu »
(“吴下三冯”) ;
Malgré ces études poussées dès le plus jeune âge, comme beaucoup
d’autres jeunes lettrés à la même époque, Feng Menglong passe
plusieurs fois les examens impériaux sans succès si bien qu’il
finit par abandonner et se contenter d’un petit poste de
précepteur pour gagner sa vie.
En
1626, il manque de très peu d’être pris dans la purge d’un
fonctionnaire liquidé avec ses proches par le terrible eunuque
Wei Zhongxian (魏忠贤),
âme damnée de l’empereur Tianqi (天啓帝).
C’est alors qu’il commence à écrire sa trilogie de récits en
langue vulgaire, les « Trois propos ». Et c’est en
reconnaissance de ses talents d’écrivain que, en 1630, lui est
finalement décerné le titre honorifique de
gòngshēng
(贡生)
qui lui permet d’accéder à un premier poste officiel, à l’âge de
57 ans. L’année suivante, il est ainsi nommé instructeur dans le
xian de Dantu (丹徒县),
aujourd’hui district de Zhenjiang (镇江),
dans le Jiangsu, puis, en 1634, magistrat du xian de
Shouning (寿宁县),
dans le Fujian.
Pendant cette période à Shouning, il s’est bâti une solide
réputation de fonctionnaire intègre, tentant de lutter contre la
corruption généralisée de la fin des Ming, mais aussi contre les
coutumes inhumaines en usage dans le peuple. C’est ainsi, par
exemple, qu’il a entrepris d’éradiquer la pratique de noyer les
bébés filles à leur naissance ; il promulgua un « Avis
d’interdiction de noyer les filles » (禁溺女告示)
dans lequel il en appelait à la conscience et à l’amour des
parents :
“一般十月懷胎,吃盡辛苦,不論男女,總是骨血,何忍淹棄。
為父者你自想,若不收女,你妻從何而來?為母者你自想,若不收女,你身從何而活?況且生男未必孝順,生女未必忤逆。…”
La gestation d’un fœtus dure généralement dix mois (lunaires),
durant lesquels on doit subir bien des souffrances, qu’il
s’agisse d’un garçon ou d’une fille ; dans l’un et l’autre cas,
c’est toujours votre chair et votre sang, comment supporter de
noyer ou abandonner le bébé ? Si on ne garde pas les filles, on
peut se demander où un père va trouver son épouse, et d’où la
mère a bien pu venir. En outre, les garçons ne sont pas toujours
des modèles de piété filiale et les filles ne sont pas forcément
désobéissantes
.
L’interdiction était assortie de punitions pour les parents
infanticides et de récompenses pour ceux recueillant des enfants
abandonnés.
Il
prend sa retraite en 1638.
Six ans plus tard, c’est la fin de la dynastie des Ming : en
avril 1644, Pékin est mis à sac par les troupes du rebelle Li
Zicheng (李自成)
et l’empire est plongé peu après dans le chaos par l’invasion
des hordes mandchoues. Resté au nombre des fidèles à la dynastie
des Ming, Feng Menglong écrit des « Vastes propositions pour
régénérer la nation » (中興偉略/中兴伟略)
afin d’inciter le pays à repousser l’envahisseur, mais sans
rencontrer beaucoup d’écho. Il meurt en 1646, apparemment tué
par des soldats mandchous.
Auteur prolifique
Feng Menglong est l'auteur, voire le compilateur et
éditeur, d'une cinquantaine d'ouvrages, tous de
littérature populaire. Ses publications touchent les
domaines les plus variés, des chansons, ballades et huaben,
aux contes, anecdotes et histoires drôles... Il a
ainsi contribué à la préservation de trésors de la
littérature populaire, comme son contemporain
Ling Mengchu (淩濛初/凌蒙初),
mort lui aussi lors de l’invasion mandchoue.
1 - Les trois propos
Le grand œuvre de Feng Menglong reste ses « Trois
propos », ensemble de trois volumes de quarante
récits chacun, soit au total cent vingt récits de
type
huaben
écrits en langue vulgaire et en grande partie
inspirés de sources antérieures :
- Propos éclairants pour édifier le monde (Yùshì
míngyán
《喻世明言》)paru en 1620 et
d’abord intitulé « Contes d’hier et d’aujourd’hui »
(Gǔjīn
xiǎoshuō
《古今小说》),
Feng Menglong ayant changé le titre pour
l’harmoniser avec les deux suivants après les avoir
écrits.
- Propos pénétrants pour avertir le monde (Jǐngshì
tōngyán
《警世通言》)
paru en 1624
, |
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Yùshì míngyán |
- Propos éternels pour éveiller le monde (Xǐngshì
héngyán
《醒世恆言》)
paru en 1627
.
Chacun des titres se terminant par
yán (言),
la parole, le propos, l’ensemble a été baptisé
Sān yán (三言),
les Trois propos.
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Yùshì míngyán,
illustrations |
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C’est le succès du premier volume, publié à Suzhou, qui a incité
Feng Menglong à écrire et éditer les deux suivants. Une grande
partie des récits sont inspirés de
huaben datant des
Song et des Yuan, mais beaucoup sont des créations de Feng
Menglong lui-même, dans le même style, donc appelés « huaben
à l’ancienne », ou « huaben d’imitation » (nǐ
huàběn
拟话本).
Très divers, des intrigues policières aux incontournables
histoires d’amour et aux anecdotes originales, avec parfois un
zeste de fantastique et souvent beaucoup d’humour, ces récits
offrent un tableau fourmillant de la vie dans une ville comme
Suzhou à l’époque.
Jǐngshì tōngyán |
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Les trois recueils s’inscrivent dans un courant de
littérature populaire en vogue pendant la période
Ming. Le premier recueil aurait été inspiré à Feng
Menglong par un recueil antérieur de huaben :
les « Contes de la Montagne sereine » (Qīngpíng
shāntáng huàběn
《清平山堂话本》),
anthologie elle-même rédigée à partir de récits
antérieurs et éditée vers 1550 par le lettré
bibliophile Hong Pian (洪楩).
Le troisième volume comprend
une série d’une vingtaine de récits d’un autre
auteur, Xi Langxian (席浪仙),
l’Immortel libertin (ou vice versa), mais quelques
contes supplémentaires pourraient également être
d’autres auteurs, comme le troisième, « Le Vendeur
d’huile qui conquiert pour lui seul
Reine-des-Fleurs » (《卖油郎独占花魁》),
récit qui se passe dans le monde des maisons closes
sous la dynastie des Song
,
et dont s’est inspiré le dramaturge Li Yu (李玉)
pour écrire sa pièce « La Conquête de la Reine des
fleurs » (《占花魁》) ;
l’histoire a ensuite été adaptée en d’innombrables
opéras ainsi qu’à la télévision et au cinéma. |
Bien des histoires de Feng Menglong sont célèbres
sans qu’on en connaisse forcément l’auteur, car,
comme la précédente, elles ont été popularisées par
l’opéra, le lianhuanhua, puis le cinéma et la
télévision. C’est le cas, par exemple, de l’histoire
de Du Shiniang ou de celle des Quinze ligatures de
sapèques (voir ci-dessous Lire en complément). On y
trouve bien sûr des éléments de critique sociale, et
en particulier de l’atmosphère de corruption
généralisée de son temps, le reflet de la société de
l’époque, de l’histoire politique et de l’engagement
patriotique de l’auteur, mais aussi de beaux
portraits de femmes - comme Du Shiniang justement -
faisant face avec courage et résolution à
l’adversité dans une société patriarcale ne leur
offrant souvent aucune échappatoire. |
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Xǐngshì héngyán |
Les « Trois propos » exerceront à leur tour une influence sur
Ling Mengchu
qui a écrit deux recueils de récits du même genre, intitulés «
Deux coups sur la table » (Er Pai“二拍”),
généralement associés aux recueils de Feng Menglong sous le
titre commun « Trois propos et deux coups sur la table » (“三言二拍”).
2
- Les autres ouvrages
Outre les « Trois propos », Feng Menglong est
l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages qui touchent
aux genres les plus divers, mais toujours dans le
domaine de la littérature populaire.
- Deux recueils de chants populaires : « Chansons
d’amour » (littéralement « branches retombantes »
Guà
zhī’ér《挂枝儿》),
dont il commença la collecte dès 1596, complétées
par des « Chants montagnards » (Shāngē
《山歌》)
ainsi que des « Chants montagnards d’imitation » (nǐ
shāngē《拟山歌》),
donc écrits par lui-même dans le style ancien.
- Un roman historique : « Nouvelle histoire des Zhou
de l’Est » (Xīn
dōngzhōu lièguó zhì《新东周列国志》)
- Un roman fantastique : « Nouvelle chronique de la
répression de la révolte des démons » (Xīn
píng
yāo zhuàn
《新平妖传》)
- Des « Fragments d’une histoire du sentiment
amoureux » (Qíngshǐ
lèilüè《情史类略》),
recueil en 24 chapitres écrit en langue classique et
compilé vers 1628-1630, représentatif du véritable
culte du qing de la fin des Ming
.
- Des recueils de poésies, de « notes au fil du
pinceau » (笔记)
et des dizaines de pièces de théâtre
chuanqi
éditées sous son nom de
plume : les « Chuanqi du Studio du fou de
l’encre » (Mòhān
zhāi
dìngběn
chuánqí《墨憨斋定本传奇》) |
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Chants montagnards,
préface 《山歌》序言 |
- Des anthologies d’histoires drôles : « Trésors de rires »
(Xiào
fǔ《笑府》)
ou « Plaisanteries d’hier et d’aujourd’hui » (《古今笑》),
ce dernier recueil en langue classique ; un recueil
d’aphorismes, le « Sac de sagesse » (Zhìnáng《智囊》),
ainsi que des recueils d’anecdotes, de devinettes, des
guides pour les joueurs et des manuels d’examens.
Morceaux choisis des
Trésors de rire 《笑府选》(1987) |
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Sac de sagesse, rééd. 2018 |
Enfin, pendant qu’il était magistrat à Shouning, il a édité la
« Gazette de Shouning » (《寿宁待志》).
L’œuvre de Feng Menglong est toujours aussi populaire. Elle
continue d’être rééditée et étudiée aujourd’hui. Elle a donné
lieu à d’innombrables adaptations et illustrations, y compris
dans des domaines artistiques rares comme la peinture sur verre
inversé
.
Textes
originaux en chinois
Yushi
mingyan
《喻世明言》
http://www.dushu369.com/gudianmingzhu/ysmy/
Jingshi
tongyan
《警世通言》
http://www.dushu369.com/gudianmingzhu/jsty/
Xingshi
hengyan
《醒世恒言》
http://www.dushu369.com/gudianmingzhu/xshy/
Textes en français à lire en ligne
« Deux
contes philosophiques Ming et leurs sources », par André
Levy, Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, année 1967
53-2, pp. 637-550
https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1967_num_53_2_5057
Il
s’agit de deux récits du premier et du troisième recueil des
San Yan :
-
premier recueil, chapitre 31 : Le jugement de Sima Mao qui
provoque une commotion au tribunal infernal (闹阴司司马貌断狱)
Texte original :
http://www.dushu369.com/gudianmingzhu/HTML/9827.html
-
troisième recueil, chapitre 37 : Du Zichun entre trois fois à
Chang’an (杜子春三入长安) ;
pour ce conte, outre les sources, est donnée une analyse
comparée d’une version très succincte en langue classique de Li
Fuyan (李復言),
au début du 9e siècle, et de la version en langue
vulgaire de Feng Menglong.
Texte original :
http://www.dushu369.com/gudianmingzhu/HTML/9861.html
« Tao
Fu et Feng Menglong, "Le Joyau des cœurs pétrifiés" (Xin
jian jinshi) et autres métamorphoses », par Vincent
Durand-Dastès, Impressions d’Extrême-Orient, 2014 n° 4.
https://journals.openedition.org/ideo/308
Traduction en anglais du
Xīn píng
yāo chuán
http://www.angelfire.com/ns/pingyaozhuan/index.html
A
lire en complément
Deux récits de Feng Menlong et leurs adaptations :
- Du Shiniang (“杜十娘怒沉百宝箱”),
deuxième recueil des San Yan, chapitre 32.
- Quinze ligatures de sapèques (“十五贯戏言成巧祸”),
troisième recueil des San Yan, chapitre 33.
Traductions en anglais
- Stories from a Ming Collection, tr. Cyril Birch, Indiana
University Press, 1959, 214 p.
- Vernacular Stories: Feng Meng-long and Lang-xian, in:
Stephen Owen ed.,
An Anthology of Chinese Literature: Beginnings to 1911,
W.W. Norton, 1997, pp. 834-855.
[L’anthologie inclut le récit de Langxian « Le censeur Xue
trouve l’immortalité en qualité de poisson », inspiré d’un
chuanqi des Tang :
Présentation et extraits
http://courses.washington.edu/chin463/OwenCensorXue.pdf]
- The Oil Vendor and the Courtesan: Tales from the Ming Dynasty,
eight stories from the San Yan, tr. by Ted Wang and Chen
Chen, introduction by Teresa Chi-Ching Sun, Welcome Rain
Publishers, NY 2007, 261 p.
Traductions et articles en français
- Un article de Jacques Dars : « Feng Menglong »,
dans André Lévy (dir.),
Dictionnaire de littérature chinoise,
Presses universitaires de France, coll.
« Quadrige », 1994, rééd. 2000, p. 78-81.
- Le Vendeur d’huile qui conquiert Reine de Beauté,
récit traduit du chinois par un collectif
d’étudiants sous la direction de Jacques Reclus,
éditions Philippe Picquier, 1990, rééd. d’un ouvrage
de 1976 épuisé.
A lire en ligne : la préface de Pierre Kaser rédigée
pour la réédition de cette traduction :
https://kaser.hypotheses.org/647#more-647
- La Tunique de perles, douze récits tirés du
premier recueil des Trois propos, éditons en langues
étrangères, Pékin, janvier 1998, 294 p.
- Le Serpent blanc, quatorze récits extraits du
deuxième recueil des Trois propos, éditons en
langues étrangères, Pékin, novembre 1998, 353 p.
- La vengeance de Cai Ruihong, treize contes tirés
du troisième recueil des Trois propos, éditons en
langues étrangères, Pékin, décembre 1998, 388 p. |
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Le Vendeur d’huile qui
conquiert Reine de Beauté |
2.
Ling Mengchu et les « Deux coups
sur la table »
C’est-à-dire correspondant au premier niveau, xiucai
(秀才),
permettant d’accéder à un poste officiel.
Il ne reste que deux versions originales de ce
Jǐngshì tōngyán,
l’une à l’université Waseda au Japon, l’autre à la
Bibliothèque nationale à Taipei. C’est grâce à un
chercheur chinois qui, dans les années 1930, a
photocopié une à une les pages de l’original à
l’université Waseda, que le recueil a pu être réédité en
Chine et qu’il a retrouvé une nouvelle popularité.
https://en.wikipedia.org/wiki/Stories_to_Caution_the_World
Contes de la montagne sereine, traduit, présenté et
annoté par Jacques Dars, Gallimard, Connaissance de
l’Orient, 1987. La soixantaine de contes originaux ont
été en partie perdus, et ceux qui nous restent ont été
retrouvés et compilés par l’historien littéraire chinois
Tan Zhengbi (譚正璧)
dans les années 1920-1930.
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