II. Les
huaben et le pinghua sous les Song
Instaurée en
959 après une période de division d’une cinquantaine
d’années, la dynastie des Song est marquée par de
profonds bouleversements sociaux qui ont influé sur le
développement d’une littérature populaire, de nature
orale, destinée au divertissement du petit peuple des
villes, en pleine expansion, et qui est fondée en grande
partie sur l’art des conteurs. Les xiaoshuo
traditionnels en langue classique, en revanche, n’ont
plus la fraîcheur ni l’inventivité d’antan.
1.
Continuation du xiaoxhuo classique
Les recueils
des Song du Nord
Le premier et
le plus vaste recueil compilé au début de la
dynastie des Song est l’encyclopédie de quelque 500
volumes ou juǎn
(卷),
commandée par l’empereur Taizong au printemps de la
seconde année après la réunification de l’empire (977)
et
gravée pendant
l’ère Taiping Xingguo (太平兴国),
d'où son nom
: le
Taiping Guangji (《太平广记》),
ou « Vaste recueil de l’ère de la Grande Paix ». C’est
au printemps 981 qu’ordre fut donné de l’imprimer.
Cependant, comme certains émirent des doutes sur son
utilité, les planches furent remisées, et les
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Le Taiping Guangji |
contemporains
furent très peu nombreux à pouvoir les consulter.
C’est pourtant
une collection inestimable qui comporte des xiaoshuo
remontant jusqu’aux anecdotes de la dynastie des Han.
Comme la plupart des originaux ont disparu, c’est
aujourd’hui encore une anthologie unique.
L’un des personnages du Jianghuai Yiren
lu
(Pan Yi) |
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Douze personnes
y ont travaillé. Parmi ces compilateurs, deux ont aussi
écrit des contes qui nous sont parvenus. Le premier,
Xu Xuan (徐铉),
né en 916, était à l’origine membre de l’académie Hanlin
dans le royaume des Tang du Sud
;
quand le royaume fut annexé par les Song, il partit à la
nouvelle capitale et y fut nommé censeur impérial. Il
avait commencé à écrire des chuanqi bien avant
et, en vingt ans, il a composé les six volumes de ses
« Recherches sur les esprits » ou Jishen lu (《稽神录》)
qui comprend 150 histoires, dont certaines furent
incluses dans le Taiping Guangji.
Le second,
Wu Shu (吴淑),
était le gendre du premier, et il était historiographe
et réviseur de la bibliothèque royale sous les Tang du
Sud. Il a écrit un ouvrage intéressant en trois
volumes : « Mémoire sur des personnages hors du
commun des vallées du Yangzi et de la Huai » ou
Jianghuai Yiren lu (《江淮异人录》)
dont vingt-cinq chapitres se trouvent dans
l’encyclopédie Yongle (《永乐大典》) ;
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ils décrivent
autant de personnages qui sont des prêtres et magiciens
taoïstes, mais aussi des redresseurs de torts, des
xia (侠).
Wu Shu est à
replacer dans la lignée de
Duan Chengshi (段成式)
qui, sous les Tang (au 9ème siècle), a
consacré un chapitre de ses « Mélanges
Youyang » (《酉阳杂俎》) à l’histoire de « bandits d’honneur » (《盗侠》).
Mais il s’agissait d’histoires isolées. Wu Shu, au
contraire, crée dans son ouvrage tout un univers
chimérique imaginaire de personnages étranges. Il est le
premier à le faire, préfigurant ainsi le monde marginal
du jianghu, les "fleuves et lacs" emblématiques
du roman « Au
Bord de l’eau » (《水浒传》).
Après eux, il y
eut encore bien d’autres récits de prodiges, oracles, et
événements extraordinaires de toutes sortes. Les
croyances à la magie et aux esprits étaient enracinées
dans les esprits, ce qui est d’ailleurs une constante
dans l’histoire chinoise. A partir du règne de
l’empereur Huizong (徽宗),
soit à partir de 1110, le taoïsme revient en force :
l’empereur tombe sous l’influence d’un prêtre taoïste,
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Mélanges Youyang |
Lin Lingsu (林灵素), et verse même dans le chamanisme. C’est une atmosphère qui favorise
la littérature fantastique.
Essoufflement
sous les Song du Sud
Ces pratiques
et modes de pensée restent vivaces quand la dynastie se
replie vers le Sud, en 1127. L’empereur Gaozong (高宗)
est même réputé avoir été un fervent amateur de récits
fantastiques et merveilleux.
Les contes de Yijian |
|
C’est l’époque
où le préfet Guo Tuan (郭彖)
écrit son « Char extraordinaire » (《睽车志》)
en cinq volumes, et Hong Mai (洪迈),
mort en 1202, ses « Contes de Yijian » ou Yijian
zhi (《夷坚志》),
vaste recueil de 420 juan, regroupant des
histoires sensées avoir été recueillies par ouï-dire par
le dénommé Yi Jian
.
C’est une
compilation hétérogène d’histoires d’immortels, de
fantômes et de sorciers, de moines cupides, de traîtres
et de fonctionnaires corrompus, et de divers us et
coutumes ; elles ne sont pas classées par catégories,
juste réparties en trois parties, et ont été jugées
inintéressantes par des lettrés comme Zhou Mi, étant
assez sommaires et sans beaucoup de subtilités
narratives selon le jugement porté par Lu Xun. Mais
elles auront un intérêt en étant une source
d’inspiration pour les conteurs. |
Parmi les
histoires inspirées par des faits historiques, dans la
lignée des xiaoshuo correspondants des Tang, il y
a « L’histoire de Perle verte » (《绿珠传》),
et « La Biographie véridique de la concubine impériale
Yang » (《杨太真外传》),
toutes deux attribuées à un auteur du nom de Le Shi (乐史).
Mais elles se terminent par des mises en garde
moralisatrices très appuyées qui reflètent l’esprit
confucéen de l’époque.
Beaucoup
d’écrivains opèrent un retour vers des thèmes
historiques, dans des styles imitant ceux du passé, Tang
voire Han, au point que l’on a pu se tromper dans
l’attribution de certains des récits ; beaucoup de
titres affichent la prétention à une source ancienne,
« Contes retrouvés de… », ou bien l’ouvrage est précédé
d’une préface expliquant qu’il a été retrouvé par
hasard. |
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Perle verte, illustration |
Ce trait est
caractéristique d’auteurs sans esprit novateur. La
novation littéraire, à l’époque Song, vient des conteurs
dont l’art se développe à la faveur de la croissance
urbaine, et c’est un art fondé sur la langue parlée.
En ce sens, le
tournant littéraire de l’époque Song, avec émergence
d’une littérature en langue populaire que l’on a appelée
pinghua (平话),
est à mettre en parallèle avec les développements de la
nouvelle en baihua au 20ème siècle.
2.
Les conteurs et les huaben
Les conteurs
La fête de Qingming au bord du fleuve,
détail des petits commerces dans la rue |
|
A l’époque des
Song du Nord, dans un empire prospère à l’économie en
plein essor, apparaissent de très grandes agglomérations
urbaines. La capitale, Bianjing (汴京),
c’est-à-dire l’actuelle Kaifeng (开封),
avait une population de quelque 400 000 habitants. Le
célèbre tableau de Zhang Zeduan (张择端)
« Au bord du fleuve lors de la fête de Qingming » (清明上河图)
montre, au début du douzième siècle, une ville
débordante d’activité, avec de nouvelles classes
sociales : un menu peuple de |
petits
commerçants, employés, commis, artisans et domestiques
avide de divertissements.
Dans sa
« Chronique des splendeurs de rêve de la capitale
orientale » ou Dongjing Menghualu (《东京梦华录》),
Meng Yuanlao (孟元老),
qui résida à Bianjing jusqu’à ce qu’elle tombe aux mains
des Jürchen en 1126, décrit avec une foison de détails
la vie des différents quartiers, et en particulier ceux
réservés aux amusements populaires. C’étaient des sortes
de grands marchés, des « bazars » - wazi (瓦子)
ou washe (瓦舍)
- où l’on trouvait petits commerces, maisons de thé, de
jeu et de prostitution, à côté d’emplacements réservés
aux spectacles.
Cette organisation urbaine se retrouvera à Lin’an (临安),
l’actuelle Hangzhou, quand les Song du Sud en feront
leur capitale.
Meng Yuanlao
détaille les différents spectacles auxquels on pouvait
assister ; il montre en particulier une profession de
conteurs professionnels, ou ‘diseurs d’histoires’ |
|
La fête de Qingming, un conteur (détail) |
(shuohuazhe
说话者),
diversifiée et organisée en guilde, un métier transmis
de père en fils et des professionnels pour qui le
xiaoshuo est devenu un gagne-pain, et non plus un
passe-temps de lettré.
Le Ducheng Jisheng |
|
Un autre
ouvrage, daté de 1235, « Notes sur les merveilles de la
capitale » ou Ducheng Jisheng (《都城纪胜》),
d’un auteur signant sous le pseudonyme de Nai deweng (耐得翁),
décrit en détail les spectacles offerts au public à
Lin’an et montre une profession de conteurs tellement
diversifiée qu’ils sont classés en quatre écoles (说话有四家) qui
recoupent des genres littéraires distincts : les
conteurs d’anecdotes ou xiaoshuo et les conteurs
de cas judiciaires ou gong’an (公案),
ceux qui content des chroniques |
historiques ou
jiangshi (讲史)
ou des écritures saintes ou shuojing (说经).
Les premiers,
cependant, les conteurs de xiaoshuo, semblent
avoir été les plus populaires, et les plus prolixes,
redoutés en particulier des conteurs de chroniques
historiques, dit ironiquement Nai deweng, car ils
étaient capables de raconter toute une dynastie ou toute
une époque en un instant. Toujours d’après le Ducheng
Jisheng, ils étaient appelés yinzi’er (银字儿),
du nom de l’instrument avec lequel ils attiraient le
public (flûte damasquinée d’argent ou claquettes de bois
auxquelles étaient accrochées des pièces de monnaie,
d’où la référence à l’argent yin
银
dans les deux cas). Ils étaient eux-mêmes spécialisés en
trois types d’histoires qui recoupent les différents
thèmes des xiaoshuo à la fin des Tang : histoires
d’amour ou yanfen (烟粉),
récits surnaturels ou lingguai (灵怪)
et histoires extraordinaires ou chuanqi (传奇)
incluant histoires de sabre et aventures martiales.
Tous ces
détails, à des nuances près dans les classifications,
se retrouvent dans deux ouvrages ultérieurs : l’un de
1274, la « Chronique du rêve de millet » ou
Mengliang lu (《梦粱录》)
de Wu Zimu (吴自牧),
qui donne en outre les noms des plus célèbres conteurs
de xiaoshuo ; et l’autre terminé en 1290,
« Vieilles histoires de Wulin »
ou Wulin Jiushi (《武林旧事》)
de Zhou Mi (周密),
qui en cite même cinquante-deux, alors qu’il ne cite que
vingt-trois conteurs de chroniques historiques et
dix-sept d’apologues bouddhiques. C’était donc bien la
catégorie la plus populaire sous les Song du Sud, et
sans doute la plus sophistiquée.
Tous ces
conteurs puisent dans le fond de xiaoshuo
existant. Dans ses « Propos du vieil
ivrogne » ou Zuiweng tanlu (《醉翁谈录》),
Luo Ye (罗烨)
nous dit que les conteurs
connaissaient également les chroniques dynastiques, les
œuvres des grands poètes, mais aussi les « Contes de Yi
Jian » de Hong Mai - reflétant la vie de tous les jours,
ces histoires représentaient une véritable mine pour les
conteurs qui n’avaient plus qu’à broder en s’en
inspirant.
C’est donc à
partir des recueils de récits en langue littéraire que
les conteurs se constituent alors un répertoire, tout
leur art consistant ensuite à adapter les histoires en
fonction de leur auditoire.
Les huaben
et l’imprimerie
La
sophistication croissante de l’art des conteurs entraîne
alors l’émergence d’une nouvelle sorte de textes faisant
office de livrets, ou d’aide-mémoire, donnant la trame
de récits à développer ensuite oralement : les huaben
(话本).
Ce sont des textes courts, des récits pouvant se conter
en une séance ou hui (回),
certains étant cependant divisés en plusieurs séances,
avec maintien du suspense et quête parmi l’auditoire à
la fin de chacune. Commençant souvent par quelques vers,
ils peuvent se terminer par un quatrain.
En retour, ces
huaben – en langue vulgaire - viennent alimenter
un marché de lecteurs constitué par les nouveaux
citadins des couches populaires, en inspirant au passage
des auteurs autres que les conteurs. Leur diffusion est
par ailleurs facilitée par les progrès de l’imprimerie
au même moment. L’invention des caractères mobiles, par
l’artisan Bi Sheng (毕升)
dans les années 1040, permet d’imprimer des recueils à
moindre coût et plus vite qu’avec les méthodes
d’impression par blocs de bois utilisées jusqu’alors.
Les recueils
imprimés deviennent même moins chers que les copies
faites à la main. Un recueil comme le Yijian zhi
circule à la fois en versions
manuscrites et en édition imprimée. C’est aussi son
impression qui facilite la diffusion du Taiping
Guangji.
La rédaction de
huaben devient alors un passe-temps littéraire
de lettrés à part entière. Certains se contentent de
reprendre des histoires de conteurs en les embellissant,
mais d’autres en inventent de nouvelles. On voit se
multiplier les recueils, de vrais huaben et
d’imitations.
La
littérature-spectacle
Les conteurs de
xiaoshuo partaient en général de récits
historiques ou jiangshi, ce qui, on l’a vu,
devait irriter les conteurs spécialisés dans ces récits.
Ils étaient déjà un mélange de vrai et de faux, les
conteurs relatant des faits réels en y apportant la
contribution fictive de leur imagination.
Les conteurs de
xiaoshuo, eux, rapportaient les mêmes histoires
en les synthétisant en une séance, et en leur apportant
une conclusion soudaine. On retrouve dans ce style
conclusif l’une des caractéristiques de la nouvelle
courte ultérieure. Les histoires étaient en outre
souvent précédées d’un préambule sans lien avec
l’histoire elle-même, qui était juste destiné à capter
l’attention du public. C’étaient souvent des poèmes
descriptifs (contrairement aux récits historiques que
les conteurs débutaient plutôt en racontant la création
du monde).
Les huaben
ainsi publiés étaient en général anonymes. On a ainsi
des « Récits historiques des Cinq Dynasties » (《五代史平话》),
des « Récits historiques des Liang » (《梁史平话》)
ou encore des « Contes populaires de la capitale »
(《京本通俗小说》)
dont les récits sont construits sur le modèle
préambule-récit-conclusion, répondant aux besoins d’une
séance. Ils font en fait une synthèse du récit
historique et du récit fantastique.
Ces
histoires mêlent allègrement événements réels marquants, faits
anecdotiques, histoires d’amour et histoires de fantômes, le
tout avec des traits burlesques ou ironiques selon l’humeur du
conteur, et des ornements descriptifs poétiques pour le plaisir
du spectateur.
A la
fin des Song du Sud, les spectacles populaires entrent dans une
phase de déclin, mais maintes histoires des huaben
conservés seront une source d’inspiration pour des écrivains
ultérieurs ; les anecdotes martiales,
|
|
L’histoire de maître Sanzang parti
chercher des sutras |
en
particulier, inspireront les auteurs des grands
romans comme
Les Trois Royaumes ou Au Bord de l’eau.
3.
Les autres ouvrages en langue populaire
Sous les Song,
par ailleurs, des récits ont été écrits en langue
vernaculaire sans être fondés sur des récits de
conteurs. Mêlant prose et passage en vers, ils sont
moins vivants que les textes issus de huaben,
mais certains de ces ouvrages auront cependant une
influence non négligeable. C’est le cas, par exemple,
de « L’histoire de Maître Sanzang des Tang parti
chercher des sutras » (《大唐三藏法师取经记》)
et des « Vestiges de l’ère Xuanhe des Song » (《大宋宣和遗事》)
.
Vestiges de l’ère Xuanhe, édition 1926 |
|
Le premier
ouvrage est en trois volumes divisés en dix-sept
chapitres correspondant à autant d’épisodes (hui
回).
Il ne s’agit donc plus de récits hétérogènes regroupés
dans un volume. L’ouvrage se présente comme un
précurseur du roman chinois à épisodes ou zhanghui
xiaoshuo (章回小说).
C’est aussi l’origine du grand classique des Ming « Le
voyage en Occident » ou Xiyouji (《西游记》).
Quant au second
ouvrage, « Vestiges de l’ère Xuanhe
des Song », son style évoque celui des Song, mais
pourrait être une œuvre de l’époque Yuan transcrite d’un
ouvrage ancien d’époque Song. Quoi qu’il en soit, sa
forme est celle des récits historiques jiangshi,
en dix parties, dans des styles différents. L’histoire
se déroule depuis les souverains mythiques Yao et Shun
jusqu’à l’installation de l’empereur Gaozong à Lin’an en
1127. La quatrième partie conte l’histoire de la
rébellion des marais de Liangshan, de ses
débuts en
1114 jusqu’à son dénouement : la
pacification
|
des brigands et la capture de
Fang La par Song Jiang. C’est une première ébauche
de l’autre grand classique de la période Ming,
« Au
bord de l’eau » (《水浒传》).