Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Brève histoire du xiaoshuo et de ses diverses formes, de la nouvelle au roman

IV. Du chuanqi des Tang au chuanqi des Ming

par Brigitte Duzan, 8 janvier 2020 

 

        3B. Tang Xianzu et "Le Pavillon aux pivoines" ou Mudanting 《牡丹亭》

 

        II. Contexte et influence 

 

Chef d’œuvre du théâtre chinois, « Le Pavillon aux pivoines » a exercé une influence considérable sur les esprits dès le début du 17e siècle, car, si la pièce a été peu représentée dans sa totalité vu sa longueur [1], elle a été beaucoup lue et a déclenché un mouvement que l’on pourrait qualifier de ferveur par empathie, un peu comme le « Werther » de Goethe un siècle plus tard, pour des raisons très semblables : l’accent mis sur les sentiments, qing d’un côté, Empfindsamkeit de l’autre.

 

A/ Le Mudanting dans son siècle

 

Contexte historique

 

« Le Pavillon aux pivoines » a été écrit alors que la Chine traversait une nouvelle période de néoconfucianisme connu sous le terme générique de Daoxue (道学) [2]

 

Mudanting

mettant l’accent sur la poursuite de l’étude et du perfectionnement personnel ainsi que sur la conduite morale qui lui est associée.

 

Tang Xianzu est né sous l’empereur Jiajing (嘉靖), a vécu sous son successeur l’empereur Longqing (隆庆), et il est décédé, en 1616, trois ans avant l’empereur Wanli (萬曆/万历). La période est marquée par une emprise croissante des codes rigides de la doctrine néo-confucéenne, mais avec des luttes entre factions. La conduite morale en conformité avec les « livres » et liée à la pratique des rituels dominait, au moins formellement, la vie privée comme la vie officielle.

 

C’est ce que déplorait Tang Xianzu et qu’il critique dans sa pièce en faisant du haut fonctionnaire Du Bao un modèle de lettré néo-confucéen étroitement soumis au respect des codes et des rites, et de sa fille Du Liniang une victime de cet ordre étouffant, en particulier pour les femmes. L’une des grandes forces de la pièce, cependant, est d’en présenter un tableau extrêmement subtil : fonctionnaire modèle, intègre et dévoué envers l’empereur et ses administrés, le préfet Du Bao reste un père très attentionné, et pour sa fille et pour sa femme, et Du Liniang, quant à elle, ne fait pas preuve de la plus grande discipline. La pièce comporte des scènes pleines d’humour, et des personnages de comédie.

 

Surtout, « Le Pavillon aux pivoines » est une apologie des sentiments, opposés à l’ordre sclérosant des règles sociales, ce qui est une autre caractéristique de cette période pleine de contradictions de la fin des Ming : période de chaos et de décadence politique, mais d’une grande ouverture, marquée par un bouillonnement culturel favorisant en particulier une certaine émancipation féminine et l’émergence de personnalités singulières, au moins dans le sud.

 

Force des émotions…

 

La pièce de Tang Xianzu reflète ce contexte complexe, mais surtout la foi dans le pouvoir revitalisant des émotions, la fascination exercée, sur lui comme sur ses contemporains, par les sentiments vrais, ce qing () recouvrant à la fois amour, désir et passion que la période Ming a élevé au pinacle. C’est la force vitale de ce qing que le dramaturge oppose dans son Mudanting à l’emprise sclérosante du li () comme principe d’ordre, à commencer par l’ordre familial. Et c’est de cette tension que naît la tragédie.

 

… et pouvoir du rêve

 

Par ailleurs, le Mudanting reflète une autre tradition très ancienne dans la culture chinoise : celle de la littérature de l’étrange qui, depuis le 3e ou 4e siècle, fait du rêve un élément récurrent d’histoires fantastiques, culminant avec les Contes du Liaozhai (《聊斋志异》) de Pu Songling (蒲松龄), un siècle après le Mudanting.

 

B/ La force de l’émotion née de la lecture

 

Le plus étonnant, dans le Mudanting, est que la passion de Du Liniang pour un personnage entrevu dans un rêve est en fait née de ses lectures, nourrissant son imagination et son désir, et que son propre personnage a suscité en retour des passions analogues chez les lectrices de la pièce. La popularité de celle-ci, surtout dans le sud, témoigne d’un véritable culte pour la libre expression des sentiments à la fin des Ming dans le milieu culturel raffiné du Jiangnan, comme en témoignent les femmes célèbres qui nous ont laissé leurs poèmes et leur correspondance [3].

 

Un amour littéraire

 

Du Liniang est l’une de ces jeunes filles typiques de la société patriarcale chinoise, vivant dans le milieu protégé des appartements des femmes et passant des journées entières sans autre occupation que la lecture et la broderie. Le début de la pièce est fait une description satirique. Au chapitre 3, la digne épouse du préfet Du Bao explique l’importance de la connaissance des lettres pour une jeune fille : quand le temps viendra pour elle d’épouser un brillant lettré, elle pourra se montrer tout aussi brillante que lui dans la conversation. Et quand le valeureux préfet se fâche de voir sa fille oisive et perdue dans ses pensées, il lui rappelle qu’elle a pour devoir de développer ses talents de brodeuse, en alternant avec la lecture des classiques de la bibliothèque familiale.

 

C’est bien pour cela que – scène 5 - il lui assigne un précepteur, avec un programme tout tracé : non Confucius et encore moins le Livre des mutations où elle ne comprendrait rien, d’abord le Livre des rites. Mais aussi le Livre des odes, car, dit le père, les premiers vers sont dédiés à la vertu de l’épouse, et leur structure quadrisyllabique les rend faciles à mémoriser.

 

Au chapitre 7, ensuite, Tang Xianzu nous dresse un tableau de la première leçon du précepteur, avec le premier quatrain du Livre des odes, justement, une chanson de noces évoquant une pure jeune fille attendant le prince qu’on lui a choisi pour époux :

关关雎鸠,在河之洲。窈窕淑女,君子好逑。

Guan guan, crient les aigrettes, sur l’îlot dans le fleuve.

Grâcieuse, la jeune fille en fleur, bonne épouse pour le prince.

  

Les commentaires des trois épouses

de Wu Wushan (rééd. 2016, avec

la totalité des pré- et postfaces)

 

Mais, au-delà des éloges de la vertu féminine, les poèmes évoquent aussi la tristesse et la mélancolie : élégie pour une hirondelle (伤燕羽), larmes au bord du fleuve (泣江皋), nostalgie de la Han (思汉广)… Ce sont ces sentiments nés de la poésie ancienne qui soudain sont exacerbés par la beauté inattendue du jardin au printemps, le temps d’une promenade interdite, et exprimés dans les mêmes termes, avec une pléthore de références littéraires.

 

Du Liniang apparaît comme une jeune fille moderne, au caractère très affirmé, capable de poursuivre jusque dans la mort un amour perçu le temps d’un rêve. Dans le contexte de la fin des Ming, elle est devenue un modèle pour les jeunes filles du même âge, et la pièce a atteint une popularité inédite dès les lendemains de sa publication. Les lettrés s’en sont emparés pour en faire des copies, y inscrire leurs remarques, comme des colophons sur des rouleaux de peinture. Mais le plus surprenant est l’émotion sans précédent suscitée chez les jeunes lectrices de l’époque, pour lesquelles Du Liniang est devenue un alter ego iconique, dans un processus d’assimilation romantique au personnage

prenant des proportions extravagantes dans certains cas : c’est ce dont fait foi la fameuse histoire des trois épouses de Wu Wushan, restée dans les annales de l’histoire littéraire sous le titre « Le Pavillon aux pivoines et les commentaires joints des trois épouses de Wu Wushan » (Wu Wushan sanfu heping Mudanting《吴吴山三妇合评牡丹亭》) [4]. 

 

Dramatisation par empathie

 

1. L’histoire commence avec la toute jeune fille que devait épouser le lettré de Hangzhou Wu Wushan, ou Wu Ren (). Née vers 1650, un demi-siècle après la publication de la pièce qui avait tout de suite été un « bestseller », Chen Tong (陈同) avait réussi à se procurer une édition de la pièce censée avoir appartenu au dramaturge lui-même. Fascinée, elle n’avait cessé d’y gribouiller des commentaires en marge. Avide de lecture, elle finit par tomber malade mais sans cesser de passer ses nuits à lire.

 

Inquiète de l’état de santé de sa fille, sa mère saisit ses livres et les brûla, y compris le deuxième volume de son édition rare du Mudanting. Le premier fut sauvé in extremis par la nourrice de Chen Tong qui le cacha sous son oreiller. Chen Tong mourut peu après, juste avant son mariage, en 1665 : elle avait quinze ans.

 

2. Après sa mort, la nourrice apporta à Wu Ren le volume qu’elle avait sauvé et le lui vendit. Wu Ren était un poète, ami du dramaturge Hong Sheng (洪昇 1645-1704), également de Hangzhou, et voisin du poète Mao Xianshu (毛先舒, 1620-1688). Celui-ci était un loyaliste Ming, poète éminent qui était l’un des « Trois Mao du Zhejiang » (浙中三毛) ; surtout, détail significatif pour mieux comprendre l’environnement intellectuel de cette histoire du Mudanting, il avait une fille, Mao Anfang (毛安芳), qui était membre du fameux club littéraire féminin du Jardin des bananiers (蕉园诗社), créé par la poétesse Gu Ruopu (顾若璞) et sa nièce Gu Yurui (顾玉蕊). A quarante ans, Mao Anfang n’avait pas de progéniture et déclarait que ses poèmes étaient ses enfants.

 

Amateur de théâtre, Wu Ren fut particulièrement sensible aux annotations laissées par la jeune Chen Tong sur le volume sauvé du feu. Peu de temps plus tard, il épousa une autre jeune fille de Hangzhou, Tan Ze (谈则), née vers 1655. Tout aussi passionnée de théâtre, et du Mudanting, elle apprit par cœur les commentaires de sa consœur et continua dans le même esprit, en annotant la double série de commentaires en marge d’une édition originale que Wu Ren avait trouvée chez un marchand.

 

Tan Ze confia les volumes à sa nièce, mais sans dire que les commentaires étaient de sa main ; pour rester dans les normes de modestie requises d’une fille de bonne famille, elle déclara qu’ils étaient de Wu Ren. La nouvelle se répandit et tous les cercles lettrés de Hangzhou parlèrent bientôt des « commentaires de Wu Ren sur le Mudanting ». Mais celui-ci divulgua les noms des véritables auteurs, et eut toute une discussion à leur sujet avec son ami Hong Sheng.

 

3. Cependant, Tan Ze mourut à son tour, en 1675, trois ans après son mariage. Wu Ren attendit plus de dix ans avant de se remarier. Sa troisième épouse, Qian Yi (钱宜), avait la même passion que les précédentes : elle passait ses nuits à lire le Mudanting, avec les commentaires de Chen Tong et Tan Ze. Pour qu’ils ne se perdent pas, elle persuada son mari de l’importance de faire imprimer une édition avec les commentaires des deux jeunes femmes.

 

Elle y ajouta un poème d’une concubine de Yangzhou nommée Feng Xiaoqing (冯小青) dont elle avait entendu parler, un quatrain (juéjù 绝句) écrit en postface à la pièce ; très émue par sa lecture, beauté adulée, mais aussi solitaire et malheureuse, la poétesse voit en Du Liniang dans la pièce son propre double, un autre « moi » :

 

冷雨幽窗不可听,挑灯闲看《牡丹亭》。

人间亦有痴于我,岂独伤心是小青。

         Pluie froide, fenêtre obscure, pas un bruit,

A la lueur de la lampe je lis le Mudanting

         Moi aussi je fascine mais reste seule et triste,

         Malheureuse Xiaoqing.

 

Finalement, Qian Yi vendit ses bijoux pour payer la réalisation des blocs de bois à graver et l’impression. L’édition des « Commentaires des trois épouses » sortit en 1694. Elle comportait des préfaces et postfaces de la fille de Hong Sheng, Hong Zhize (洪之则) et de poétesses membres du club du Jardin des bananiers. On peut le considérer comme le premier exemple en Chine de critique littéraire féminine, suscitée par empathie avec un texte emblématique.

 

La force émotionnelle du personnage de Du Liniang apparaît dans le bref récit à la première personne que Qian Yi a ajouté en postface à l’édition du texte annoté de la pièce : « Le Retour du fantôme, chronique des faits » (还魂记, ). C’est la veille du Nouvel An que les blocs gravés ont été prêts pour l’impression et que celle-ci a pu être réalisée. Qian Yi plaça un volume du livre fraîchement imprimé sur une petite table, à côté d’une tablette en l’honneur de Du Liniang pour lui dédier une offrande du Nouvel An, comme pour un ancêtre ; elle posa enfin à côté un vase contenant des branches de prunus en fleurs, comme le fait la nonne gardienne de sa tombe dans la pièce. Son mari éclata de rire : « Comment peux-tu faire une offrande à un personnage de fiction ? » - « Même si c’est le cas, lui répondit Qian Yi en lui citant des exemples pris dans des poèmes célèbres, il y a bien des divinités de fiction auxquelles on a ensuite dédié des autels, comment vas-tu décider si Du Liniang existe ou non ? ».

 

La nuit suivante, les deux époux firent un rêve semblable, au cours duquel Du Liniang leur apparut, au milieu d’une pluie de pétales de fleurs de prunus, comme dans la pièce. Wu Wushan cessa de se moquer. Selon un ouvrage sur les rêves et leur interprétation également de la fin des Ming, « Obscures explications de la forêt des rêves » (Menglin xuanjie梦林玄解), la frontière entre personnages de fiction et personnages réels était franchie à partir du moment où ils apparaissaient aux lecteurs dans leurs rêves...

 

Culture du livre

 

Cette histoire témoigne de l’envoûtement produit par le « Pavillon aux pivoines » sur des lectrices encore adolescentes, et du génie littéraire qui les habitait. C’est aussi un témoignage de l’importance du livre dans la création d’une culture féminine dans le cadre de l’économie domestique de la fin des Ming, au moins dans la région du Jiangnan (le sud du Yangtsé).

 

Obscures explications de

la forêt des rêves, éd. 1993

  

C’est la circulation de l’écrit qui créait ces communautés féminines du type du Jardin des bananiers, communautés bien sûr de femmes d’une certaine classe sociale, capables d’accéder aux subtilités d’un texte assez difficile, mais qui mêlait dans un même amour de ce texte femmes de familles lettrées et courtisanes.

 

Ce n’est pas l’une des moindres contradictions du Mudanting en tant que pièce de théâtre d’avoir dû sa plus grande notoriété à l’enthousiasme né de sa lecture, et non de sa représentation sur scène, donnant la plus grande importance à sa qualité littéraire. En même temps, la pièce reprend en la sublimant la très ancienne tradition du rêve dans la littérature chinoise.

 

C/ Le pouvoir du rêve

 

Le rêve : une tradition dans la littérature chinoise

 

Recherches sur l’interprétation des rêves

 

Le Mudanting apparaît comme la forme la plus élaborée du rêve comme genre littéraire en Chine, depuis les textes les plus anciens de littérature de l’étrange qui nous soient parvenus, ceux du recueil « A la recherche des esprits » ou Soushen ji (《搜神记》) datant du 4e siècle ; le genre s’est étoffé ensuite, les « Quatre rêves de Linchuan » (临川四梦) de Tang Xianzu en étant une sorte de consécration à la fin des Ming, avant que, un siècle plus tard, Pu Songling ne le reprenne à son tour.

 

Le rêve n’était pas seulement sujet de fiction, il était aussi objet d’engouement populaire, avec des traités sur les rêves et leur interprétation remontant à l’ancienne tradition de l’interprétation des rêves comme aide à la divination, dont les « Recherches sur l’interprétation des rêves » (Mengzhan leikao 梦占类考) en douze volumes de Zhang Fengyi (张凤翼), dramaturge contemporain de Tang Xianzu.

 

L’autre œuvre fondamentale sur le sujet, à la fin des Ming, est l’ouvrage encyclopédique intitulé « Grands principes de l’interprétation des rêves » (Mengzhan yizhi梦占逸旨), achevé en 1562 par Chen Shiyuan (陈士元) [5], qui conclut d’ailleurs par une pirouette paraphrasant le rêve du papillon de Zhuangzi et suggérant que toute son entreprise relève peut-être finalement d’une illusion [6].

 

Du Liniang : entre rêve et réalité

 

Quoi qu’il en soit, dans ce contexte de fascination pour le rêve, le « Pavillon aux pivoines » a été, et continue d’être, l’une des œuvres les plus marquantes. Et si elle a suscité une telle fascination, c’est grâce à son personnage principal, cette Du Liniang perdue dans son rêve, qui finit par prendre corps en concurrence directe avec la réalité.

 

On en a une représentation visuelle frappante dans un tableau du peintre Chen Hongshou (陈洪绶), né en 1598, quand Tang Xiangzu venait d’achever la rédaction de sa pièce. Il s’agit d’une gravure illustrant une édition d’une autre pièce, le « Pavillon de l’ouest » (Xixiangji 西厢记) de Wang Shifu (王实甫) [7]. Mais on la trouve parfois citée en illustration de la scène 10 du Mudanting (Le rêve interrompu 《惊梦》) : le rêve, très dense, prend tout l’espace dans la chambre du rêveur, par ailleurs d’un vide monacal.

 

Cependant, si Du Liniang meurt d’affliction et de frustration en songeant au personnage

 

Gravure de Chen Hongshou

illustrant le « Pavillon de l’ouest »

rencontré dans son rêve, elle revient résolument sur terre pour le rencontrer. Jeune fille des « chambres intérieures » bien ancrée dans son époque, Du Liniang est aussi d’une grande audace dans son comportement : c’est elle qui est l’initiatrice de la passion qui la lie à Liu Mengmei, très velléitaire en comparaison. Elle est une digne descendante des nüxia des Tang, et annonce en même temps les femmes « libérées » des années 1920 en Chine [8].

 

Malgré tout, le rêve ne lui aura permis que de trouver l’époux de son choix, et son audace de le faire accepter par ses parents : Du Liniang finit par rentrer dans le rang, celui des épouses vertueuses de la tradition chinoise.

 

D/ Retour à la tradition : ordre et harmonie

 

Malgré la fureur du préfet Bao qui semble ne pouvoir être apaisé, persuadé qu’il est que Liu Mengmei est un imposteur qui a violé la sépulture de sa fille, sinon sa fille elle-même, « Le Pavillon aux pivoines » se conclut sur un retour à l’harmonie une fois la tension résolue, par une « grande réunion » (da tuanyuan 大团圆) selon la tradition chinoise [9].

 

Tang Xianzu a habilement tissé les fils de sa narration pour laisser la tension durer le plus longtemps possible : le juge Bao est un haut fonctionnaire ancré dans ses certitudes néo-confucéennes où n’entre aucun surnaturel et, contrairement aux récits antérieurs, Liu Mengmei un lettré famélique qui ne lui inspire aucune confiance. Même la reconnaissance par l’empereur de la réalité de la résurrection de sa fille ne change rien à sa colère et à son refus de se rendre à l’évidence. Il faut attendre l’ultime scène pour que l’harmonie familiale soit rétablie, même l’apparition de la mère n’étant qu’une complication supplémentaire car elle est supposée avoir été tuée par les rebelles ; la réconciliation finale éclate alors comme un happy end d’autant plus inattendu et joyeux qu’il paraissait impossible. La réussite de Liu Mengmei à l’examen impérial n’y est pas pour rien, comme dans beaucoup d’autres histoires analogues, le « Pavillon de l’ouest » en particulier.

 

L’harmonie finale repose sur une sorte d’intégration du qing dans le li, sur la base du sentiment filial. Car l’important, pour Du Liniang, était d’obtenir la reconnaissance paternelle, reconnaissance de son identité et acceptation de l’époux qu’elle s’est choisi. En fait, « Le Pavillon aux pivoines » se termine par l’union des deux jeunes amants, comme dans « Le Pavillon de l’ouest », mais, dans la pièce de Tang Xianzu, l’harmonie retrouvée n’est cependant que le résultat de l’évolution de la personnalité de Du Liniang, de jeune fille rebelle à femme mûre. Et en tant que femme mûre, elle doit réintégrer le gynécée et retrouver un statut social de femme mariée sous la coupe de son père et de son mari et, comme dans sa jeunesse, interdite d’escapades solitaires dans un jardin. Après tout, même Hua Mulan (花木兰) a un sort identique au retour de la guerre. Seules les nüxia y échappent, en disparaissant une fois leurs missions remplies : elles n’ont pas de statut social.

 

 

Suite :

Le Pavillon aux pivoines Mudanting《牡丹亭》

III. Représentations et adaptations

 

 


[2] Soit le confucianisme réinventé par Zhu Xi (朱熹) sous les Song, au 12e siècle. Voir l’ouvrage de Roger Darrobers : Zhu Xi et la synthèse confucéenne, Points, coll. Sagesse, 2016.

Alors que le Daoxue était proscrit à la mort de Zhu Xi, en 1200, il a été établi en 1241 comme doctrine impériale et orthodoxie d’Etat par l’empereur des Song du Sud Lizong (宋理宗), en réponse à la reconstruction du temple de Confucius dans la capitale du Nord par la dynastie mongole. Lors de son émergence au 11e siècle, déjà, le daoxue avait constitué un « parti de guerre », en opposition à la politique d’apaisement des empereurs Song. La grande novation apportée par le daoxue à l’époque de Lizong était l’accent mis sur les Quatre Livres, définissant le souverain non comme sage mais comme lettré se cultivant par l’étude des textes. En ce sens, la doctrine soulignait comme fondamental pour établir la légitimité du souverain non le Mandat du ciel, mais la capacité à l’étude pour se perfectionner et parvenir à la vraie connaissance. Dans cette optique, l’autorité morale transcende le politique.

[3] Femmes bien plus émancipées qu’on ne le dit souvent, de bonnes familles aussi bien que grandes courtisanes, et dont certaines arrivaient à vivre de leur plume et de leur talent.

Voir : http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Gu_Ruopu.htm

[4] Pour plus de détails sur ces commentaires, voir The Enchantment of Love in the Peony Pavilion in: Teachers of the Inner Chambers, Women and Culture in 17th-Century China, Dorothy Ko, Stanford University Press, 1994, pp. 69-73.

[5] C’est une somme sur le sujet qui propose des théories, mais regroupe aussi plus de 700 exemples de rêves tirés de sources littéraires, ce qui a justifié sa traduction en anglais sous le titre Wandering Spirits, Chen Shiyuan’s Encyclopedia of Dreams, University of California Press, 2008, 289 p.

Voir le compte rendu de lecture de Rainier Lanselle :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00961549/document

[6] Voir les développements complémentaires sur le rêve à la fin des Ming, ses liens avec la réalité, la fiction et les émotions dans le chapitre 5 de Historian of the Strange, Pu Songling and the Chinese Classical Tale, Judith T. Zeitlin, Stanford University Press, 1993, pp. 132-174.

[8] « Libération » qui a ipso facto permis l’émergence d’une littérature féminine, voir :

http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_feminine_chinoise_histoire_I.htm

 

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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