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Gu Ruopu
顾若璞
1592 – vers 1681
Matriarche, éducatrice et poétesse
par
Brigitte Duzan, 20 août 2019
Née à la fin du 16e siècle à Qiantang (钱塘),
l’actuelle Hangzhou, dans le Zhejiang, Gu Ruopu est
restée dans les annales littéraires comme l’une des
femmes les plus influentes de son temps : poétesse,
éducatrice respectant les normes confucéennes,
certes, mais créditée d’une lettre à l’un de ses
détracteurs en défense de l’éducation des femmes qui
peut être considérée comme l’un des premiers écrits
féministes de la Chine impériale. Eduquée par ses
soins, sa nièce Gu Yurui (顾玉蕊)
fut la fondatrice d’un célèbre club de poésie
féminin, le Jardin des bananiers (蕉园诗社),
dont Guo Ruopu fut l’inspiratrice et protectrice -
il se réunissait chez elle.
Avec elle et les femmes autour d’elle, la
littérature féminine s’évade des strictes limites
familiales ; mode d’expression privilégié, la poésie
devient un marqueur identitaire pour des femmes qui
en font le fondement de communautés littéraires et
artistiques liées d’abord par le talent. |
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Gu Ruopu sous les traits de Jiamu
(贾母),
la douairière du « Rêve dans le
pavillon rouge », dont on dit qu’elle a été
inspirée. |
L’histoire de Guo Ruopu commence cependant par sa biographie
familiale.
Impeccable pedigree
Fille de…
Gu Ruopu était la fille d’un magistrat et notable de Hangzhou,
Gu Youbai (顾友白),
descendant d’une longue lignée de lettrés ; on ne sait de sa
mère que ce qu’elle a écrit dans sa préface à son recueil de
poèmes, en lui rendant hommage pour l’éducation et l’attention
prodiguées. Elle a eu une enfance choyée, bien que son père ait
été en poste dans le Guangxi, loin de la maison familiale, et
elle a été élevée dans la tradition confucéenne, en étudiant les
classiques.
Femme et veuve de…
En 1606, elle épouse le fils aîné d’une autre grande famille de
Hangzhou, Huang Maowu (黄茂悟),
auquel elle donnera deux fils et deux filles. Gu Ruopu elle-même
s’est attachée à dresser la généalogie de sa belle-famille afin
de préserver les lignages traditionnels et les rituels qui leur
étaient attachés. Huang Maowu meurt en 1619 après une grave
maladie, sans s’être particulièrement distingué, au grand dam de
son père Huang Ruheng (黄汝亨).
C’est Gu Ruopu qui va dès lors assurer la transmission de la
tradition familiale de sa belle-famille, avec ses enfants, sous
l’égide de Huang Ruheng. Déjà très âgé, il avait été l’ami du
grand dramaturge Tang Xianzu (汤显祖),
auteur en particulier du « Pavillon aux pivoines » (Mudanting《牡丹亭》)
dont l’héroïne Du Liniang (杜丽娘)
était devenue une idole emblématique de la victoire de l’amour
sur les conventions sociales.
C’est donc cette riche tradition littéraire familiale que Huang
Ruheng va transmettre à Gu Ruopu, en lieu et place de son fils,
pour qu’elle la transmettre à son tour à ses enfants. Promue
substitut du fils disparu, elle acquiert ainsi une culture
littéraire qui aurait normalement échu à son mari, à commencer
par l’étude approfondie des grands classiques qui était la base
de l’enseignement pour la préparation des examens mandarinaux :
Livre des mutations (《易经》),
Livre des Poèmes (《诗经》),
Zhuangzi (《庄子》),
Chants de Chu (《楚辞》),
etc… Elle complète avec les Quatre livres (四书)
,
des chronologies historiques, des ouvrages sur l’histoire des
Ming, et même des traités politiques.
Matriarche
L’un des sites probables où se
tenaient les réunions,
au bord du lac de l’Ouest à Hangzhou
(Xixi 西溪) |
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La jeune veuve entreprend aussitôt la tâche de toute
mère de bonne famille à l’époque, mais
particulièrement dans son cas : l’éducation de ses
fils. Elle va même jusqu’à faire construire pour son
aîné un « bateau d’étude », qu’elle fait amarrer au
bord du lac de l’Ouest, dans un coin retiré, loin du
bruit et des distractions de la maison. Elle loue
les services d’un précepteur tout en continuant de
son côté à dévorer les livres de la bibliothèque
familiale. Les deux fils devinrent de fins lettrés,
mais aucun des deux ne réussit les examens
mandarinaux. |
A
la mort de son beau-père, c’est elle qui eut la charge de la
gestion des biens familiaux, devenant une véritable matriarche,
décidant même en 1632, après le mariage de ses fils, de partager
la propriété familiale entre eux afin que la paix règne dans la
famille. Elle leur écrivit alors une lettre restée célèbre
revendiquant ce choix à l’encontre de la tradition habituelle de
« neuf familles sous un même toit ».
Apparemment respectueuse de la vulgate confucéenne de primauté
donnée à la famille patriarcale, elle va bien au-delà en
soulignant dans sa lettre la place déterminante de la femme pour
la survie de la culture familiale, une constante dans l’histoire
chinoise dont elle était elle-même l’exemple flagrant.
Avec la même liberté d’esprit, Gu Ruopu exerça une influence
déterminante sur les femmes autour d’elles, et sur la conception
de l’éducation et de la vie des femmes en général, en s’élevant
avec toute la force de son autorité contre les préjugés
ambiants. Hébergeant chez elle le club de poésie féminine créé
par sa nièce, elle en fit un espace emblématique de liberté :
espace semi-public de création pour les femmes, au-delà des
liens familiaux – guixiu (闺秀)
certes, encore, mais guixiu intellectuellement
émancipées.
Gu Ruopu et le Jardin des bananiers
Grâce à la fortune familiale et à l’autorité conférée par son
talent propre et sa force de caractère, le veuvage lui apporte
une liberté qu’elle utilise pour promouvoir une société de
femmes de lettres, étonnantes par leur modernité dans une
société en plein désarroi à la fin d’une dynastie à bout de
souffle – après la chute de la capitale en 1644, l’invasion
mandchoue du sud sera traumatisante, et nombre de ces poétesses
seront actives dans les rangs des loyalistes Ming résistant à
l’envahisseur : elles défendaient une culture et un art de
vivre.
L’éducation des femmes
Convaincue que la valeur morale des femmes commençait par leur
capacité à lire et comprendre ce qu’elles lisaient, et que leur
éducation littéraire était fondamentale, Gu Ruopu a fait venir
un précepteur pour l’instruction de ses filles. Et comme elle
avait été attaquée par une femme âgée qui ne comprenait pas que
l’on éduque les filles à l’égal des garçons, en les empêchant de
réaliser les tâches qui leur incombent, elle écrivit une autre
de ses lettres célèbres pour lui répondre, et évidemment c’est
un poème :
« Quand j’ai engagé un tuteur pour l’instruction de mes filles,
on a tenté de me tourner en ridicule, dit-elle en préambule,
aussi, en forme de plaisanterie, ai-je écrit cette réplique pour
expliquer l’affaire… »
Pour elle, l’éducation – littéraire - des femmes était une
composante indispensable de leurs qualités traditionnelles,
« vertu » et beauté – idée qui gagnait du terrain à l’époque.
De la même manière, poétesse réputée, elle revendiquait pour
elle-même et ses consœurs le droit d’écrire et de le faire
connaître, et non de rester anonymes et cloîtrées dans l’ombre
de leurs maris comme le voulait une vision étroite de la
tradition confucéenne qui était en évolution. C’est ce qu’elle
écrit dans sa préface de 1626 à son recueil de poésies publié
vingt-cinq ans plus tard. Si elle y revendique le droit à écrire
et faire connaître ses écrits, ce n’est pas dit-elle, pour faire
concurrence aux hommes, mais pour répondre à un besoin
d’expression, et en référence, bien sûr, à d’illustres
antécédents,
Ban
Zhao (班昭)
en tête.
La poésie était en outre un moyen d’entrer en contact et de
nouer des liens d’amitié avec d’autres femmes partageant les
mêmes talents et la même vision de leur place dans la société,
et souvent éloignées.
Le Jardin des bananiers
Gu Ruopu a exercé une influence déterminante sur
tout un groupe de femmes autour d’elles, à commencer
par sa bru. Elle était en fait proche de la
tradition d’enseignement du penseur néo-confucéen
Zhu Xi (朱熹)
qui voyait la tradition confucianiste comme une foi
vivante, qu’il incombait à chacun d’affirmer à
travers un long processus d’apprentissage et
d’étude. De même que, pour les néo-confucéens, le
dao était transmis par une chaîne ininterrompue
de sages, de génération en génération, Gu Ruopu a
repris cette idée de transmission du savoir en
contribuant à la création et au développement d’une
communauté de femmes échangeant leurs poèmes, leurs
peintures, leurs calligraphies, et participant à la
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Le Jardin des bananiers |
création d’une culture commune de femmes, en dehors de la
sphère familiale stricto sensu.
Ce n’est pas Gu Ruopu elle-même qui a créé « Le Jardin des
bananiers », vers 1665
,
c’est sa nièce Gu Yurui (顾玉蕊),
mais c’est Gu Ruopu qui hébergeait les réunions chez elle en
servant de mentor et mécène au groupe. Ce n’était pas le premier
club de poésie féminin, mais les autres étaient constitués de
femmes de la même famille.
Le Jardin des bananiers était bien plus ouvert, même si les
liens familiaux étaient primordiaux ; en fait la politique
d’alliances pratiquée par ces grandes familles mettait en
contact des femmes d’horizons très vastes, et forcément proches
par leur éducation. C’est le talent ensuite qui créait les
affinités, et le talent poétique d’abord.
L’une des femmes les plus brillantes
du Jardin des bananiers, Lin Yining |
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Le premier noyau, « Le Jardin des bananiers des
cinq » (“蕉园五子社”),
était constitué de membres liés par des liens
familiaux assez étroits. Parmi les cofondatrices
initiales figuraient Lin Yining (林以宁),
qui était la bru de Gu Yurui, la fondatrice, nièce
de Gu Ruopu, et l’autre, Qian Fenglun (钱凤纶),
était la sœur du mari de Lin Yining, et l’épouse
d’un petit-fils de Ruopu. Par la suite, le club fut
élargi à deux membres qui étaient des voisines de
Lin Yining, Chai Jingyi (柴静仪)
et sa bru Zhu Rouze (朱柔则),
devenant « Le Jardin des bananiers des sept » (“蕉园七子社”).
Toutes ces femmes avaient des pedigrees impeccables
- les familles Gu, Qian et Lin étaient parmi les
plus huppées de Hangzhou - mais elles avaient en
plus un talent exceptionnel, de peintre, poète,
calligraphe, et même en broderie qui devint à
l’époque un art à l’égal de la peinture. Les Qian,
par exemple, étaient des descendants de Qian Liu (钱镠),
fondateur du royaume de Wuyue |
(吴越国
907-978), qui englobait au dixième siècle
l’équivalent du Jiangsu et du Zhejiang.
En comparaison, Chai Jingyi ne pouvait pas se prévaloir d’une
famille aussi prestigieuse, mais, le talent poétique et
artistique primant, elle était pourtant considérée comme le
leader du club, la « jijiu » (祭酒),
littéralement celle qui était en charge des offrandes et des
libations. Elle a laissé de nombreux poèmes sur son amitié avec
les autres poétesses du groupe, décrivant leurs fêtes, leurs
discussions, leurs voyages, les lettres qu’elles échangeaient
alors, autant de poèmes chaque fois, mais ces poèmes pouvaient
être aussi des colophons qu’elles inscrivaient sur les peintures
des unes et des autres.
En fait, cependant, le prestige des lignées masculines
auxquelles elles appartenaient assurait aussi leur
respectabilité et la renommée de leurs écrits. Leur talent et
leur vertu n’étaient vraiment compatibles avec leur célébrité
que parce qu’elles avaient des familles pour l’assurer. Elles se
distinguaient ainsi des grandes courtisanes, lettrées et
artistes mais marginalisées, mais aussi des écrivaines
professionnelles qui vivaient de leur talent, comme
Huang Yuanjie (黃媛介)
et
Wang Duanshu (王端淑),
et qui assuraient leur respectabilité toujours contestée en
soulignant qu’elles y étaient obligées par la pauvreté, à la
place de leur mari.
Leur engagement poétique et artistique était total : l’une des
poétesses du Jardin, Mao Anfang (毛安芳),
sans fils à quarante ans, disait que ses créations littéraires
étaient ses enfants, prétention presque sacrilège dans un
société où la femme se devait d’abord d’être épouse et mère.
Mais elles trouvaient toutes, en fait, une identité personnelle
dans leur création littéraire, et leurs poèmes servaient aussi à
l’éducation de leurs enfants.
Néanmoins, comme Gu Ruopu, elles écrivaient pour exprimer leurs
sentiments, non pour chercher la gloire. Rester modeste et en
retrait était aussi une manière d’éviter les controverses. Elles
y gagnaient la liberté de poursuivre leur désir de se consacrer
à l’écriture. « Reste comme un dragon caché », dit Chai Jingyi à
sa bru dans un poème inspiré du premier commentaire du premier
hexagramme qián
乾
du Yijing (《易经》),
le Livre des mutations
- commentaire qui donne tout son sens à sa déclaration.
En fait, la conception de Gu Ruopu donnant un rôle fondamental à
l’éducation des femmes n’était pas sans rapport avec celle du
penseur Wang Yangming (王陽明,1472-1529),
personnage clef du confucianisme sous les Ming : il concevait
l’idéal confucéen d’éducation comme étant pour tous, quelle que
soit la classe ou le sexe. Il a été le premier penseur chinois à
permettre aux femmes d’accéder à l’éducation et au statut de
sage dans l’orbite confucéenne.
Anthologies de poèmes et autres œuvres
A la fin des Ming, les femmes ont ainsi émergé dans
le monde littéraire en sortant de leur séclusion
traditionnelle, mais tout en gardant l’idéal du
dragon caché, l’écrivaine étant aussi sage caché. Le
grand legs de Gu Ruopu et du Jardin des bananiers
est la reconnaissance qu’il existait dans la
tradition confucéenne un espace légitime dans lequel
les femmes pouvaient entreprendre des activités
intellectuelles et littéraires. En même temps elles
étaient conscientes qu’elles avaient là une sphère
de liberté non officielle, où elles pouvaient
trouver un espace où pouvoir |
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Une page du recueil de poésie de Gu
Ruopu
(indiquée comme « la femme Huang »
黄夫人 !) |
se réaliser, mais avec des limites à respecter.
C’est peut-être la raison pour laquelle les femmes les plus
talentueuses et les plus créatives n’ont pas cherché à
remettre en cause le système qui les maintenait
officiellement « recluses ».
Elles nous ont ainsi laissé des anthologies de poèmes très
divers, publiées grâce à l’appui de leurs maris ou leurs fils le
plus souvent, mais aussi des lettres et écrits en prose, et même
des récits de voyage et traités divers.
C’est le cas de Gu Ruopu, dont le recueil de poèmes ne sera
publié qu’en 1652, pour son soixantième anniversaire :
« Esquisses du pavillon baigné dans le clair de lune » (《卧月轩稿》),
ce pavillon étant celui où son mari allait s’isoler pour lire
et, allongé, contempler la lune. Ce sont des poèmes d’une grande
sensibilité qui jouent des thèmes et images consacrés en sortant
des lieux communs.
Dans la préface à un recueil de poèmes de sa petite-fille, vers
la fin de sa vie, elle disait encore : il faut bien dire que les
femmes ont un don naturel pour la poésie…
Un poème de Gu Ruopu, tiré de son recueil de poésies
玉楼春 晚春三桥看月
Printemps dans la Tour de jade :
à la fin du printemps, du troisième pont contempler la lune
花飞锦带春波起。残月流辉明水底。
万珠灼烁照新妆,故掬嫦娥纤手里。
柳线牵烟轻重绿。渔灯高下鸳鸯宿。
无情花柳送归春,不管离人肠断续
Les pétales tombent en rubans de brocart
tandis que par vagues s’envole le printemps.
L’ultime quartier de lune éclaire les profondeurs des flots,
sa lueur se reflète en des milliers de perles sur
sa nouvelle robe.
Elle tient de ses mains délicates la divine Chang’e.
Le saule pleureur diffuse mille verts dans la brume,
Sous la lampe du pêcheur
reposent les canards mandarins.
Les fleurs du saule font sans émoi leurs adieux au printemps
Sans se soucier de celle
qui s’éloigne le cœur brisé.
Bibliographie
- Biographical Dictionary of Chinese Women, Volume II: Tang
Through Ming 618 – 1644, Lily Xiao Hong Lee, Sue Wiles,
Routledge, 2015, pp. 88-91
- Teachers of Inner Chambers, Women and Culture in 17th-Century
China, Dorothy Ko, Stanford University Press, 1994, pp. 234-250.
Le Jardin des bananiers est l’objet de recherches, en
particulier en lien avec le Hongloumeng :
http://blog.sina.com.cn/s/blog_4cdf27c10101a40t.html
Les quatre livres fondamentaux du confucianisme, selon
la sélection réalisée par Zhu Xi, sous les Song, et
devenus sous les Ming le cœur de la préparation aux
examens mandarinaux : les Analectes (《论语》),
le Mencius (《孟子》),
la Grande Etude (《大学》)
et
le Zhong Yong
(《中庸》).
Guīxiù :
jeunes femmes de l’élite cultivée, traditionnellement
tenues à une stricte morale, impliquant leur repli sur
la famille et l’enfermement dans les « chambres des
femmes » (guī
闺).
象曰
1.
潛龍勿用,陽在下也
qián lóng wù yòng yáng zài xià
dragon caché inutile, le yang est en-dessous.
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