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				Club de lecture du 
				Centre culturel de Chine 
				
				
				Séance « hors les 
				murs » du 15 juin 2021 
				
				
				Compte rendu de la 
				séance et avant-programme 2021-2022 
				
				
				 par 
				Brigitte Duzan, 20 juin 2021  
				  
					
						
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							Le Centre culturel de Chine étant toujours fermé, la 
							séance de clôture de l’année 2020-2021 s’est tenue 
							le 15 juin 2021 « hors les murs », en l’occurrence 
							dans un lieu emblématique de la création 
							littéraire : le Café de la Mairie de la place 
							Saint-Sulpice à Paris, ce café même où, 
							observant les passants devant lui sur la place,
							Georges Pérec écrivit en 1974 
							« Tentative d'épuisement d'un lieu parisien ». 
							Aucune d’entre nous n’a pensé à prendre 
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							Yan Lianke 
							(qui rappelle la phrase de Camus
							 
							
							
							« Il faut 
							imaginer Sisyphe heureux »)  | 
						 
					 
				
				
				une photo de nous, l’ombre de Pérec planait au-dessus de nos 
				têtes, mais surtout nous étions absorbées par le sujet à l’ordre 
				du jour et nous avons fait de cette séance exceptionnelle un 
				« Yan Lianke mode d’emploi ». 
				
				  
				  
				
				
				C’était en effet 
				
				Yan 
				Lianke (阎连科) 
				qui était au programme, et plus exactement ses deux derniers 
				romans écrits et traduits en français, ainsi que trois textes 
				complémentaires : 
				
				
				-   « Les 
				Chroniques de Zhalie » (《炸裂志》), 
				2013, 
				
				
				-   « La 
				Mort du soleil » (《日熄》), 
				2015, 
				
				
				-   Deux 
				nouvelles dites « moyennes » : « Les Jours, les mois, les 
				années » (《年月日》), 
				2002, et « Un Chant céleste » (《耙耧天歌》), 
				1998. 
				
				
				-   Plus 
				le 
				
				récit autobiographique « En songeant à mon père » (《想念父亲》), 
				2009. 
				
				
				  
				
				
				
				Dans le plus parfait respect des normes sanitaires en vigueur, 
				nous étions six, 
				microcosme certes, mais représentant pourtant très bien la 
				diversité du Club. D’ailleurs, après une discussion préalable 
				sur les joies de la lecture en période de confinement et les 
				perspectives à venir du Club, quand nous en sommes venues au 
				cœur du sujet, l’échange de vue a commencé, du bout de la table, 
				comme du fond de la classe, sur un ton un résolu : « Eh bien 
				moi, je n’ai pas aimé, mais pas du tout. » 
				
				Elle n’avait rien aimé, Martine, ni le fond ni la forme, et 
				n’avait même pas pu arriver au bout des « Chroniques de Zhalie ». 
				C’était inattendu. 
				
				
				  
				
				
				Une telle déclaration a d’habitude pour résultat immédiat de 
				jeter un froid dans l’assistance, selon la formule quasiment 
				consacrée. Mais il faisait bien trop chaud ce jour-là, et la 
				discussion initiale avait délié les langues et les esprits. Ce 
				fut en fait la pierre dans la mare qui déclenche des ondes sur 
				une eau jusque-là parfaitement tranquille.  
				  
				
				
				
				Eloge des zhongpian 
				  
					
						
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							La première réplique fut mesurée, comme ménageant un 
							compromis : « J’ai surtout aimé les zhongpian. » 
							Exit les Chroniques, pleins feux sur les nouvelles, 
							en commençant par « Les Jours, les mois, les 
							années », son vieil homme attachant, resté seul avec 
							son chien aveugle à lutter contre la sécheresse et 
							les loups en soignant son unique pied de maïs… Le 
							plus étonnant, dans tout cela, souligne Sylvie : les 
							odeurs, l’odeur du chapeau de paille blanche, 
							piétiné pour s’être laissé emporter par le vent, 
							mais surtout celle des feuilles du maïs : 
							
							
							
							« Le jeune vert de la plante jaillissait comme une 
							source fraîche sous le soleil rouge et brun. As-tu 
							senti, demanda-t-il au chien. Comme c’est odorant ! 
							A quatre ou cinq kilomètres on peut sentit cette 
							humidité fraîche et tendre… » 
							
							
							  
							
							
							« Les Jours, les mois, les années » a également été 
							commenté dans un avis 
							parvenu par courriel. Le texte est dépeint comme un 
							« hymne à la vie » dans un monde hostile et 
							sinistre, où le danger est partout, avec la 
							figure touchante du chien aveugle, fidèle compagnon 
							de « L’aïeul », pathétique dans sa résignation 
							patiente et muette. « C’est « un roman "darwinien", 
							tout en symboles, se prêtant à 
							plusieurs interprétations possibles selon l’humeur 
							et l’état d’esprit de lecteur. » 
							
							
							  
							
							
							« Un Chant céleste » reprend la même poésie, d’où 
							émerge, mémorable, le dialogue avec le père suicidé. 
							À quoi on peut ajouter le récit autobiographique 
							« En songeant à mon père », en petites vignettes 
							d’une intense sensibilité. 
							  
							
							
							
							Eloge des « Chroniques de Zhalie » 
							  
							
							
							Le tour de table s’est poursuivi tandis que 
							s’élargissait l’onde autour de la pierre jetée dans 
							la mare. Ce sont « Les Chroniques de Zhalie » qui 
							ont emporté l’adhésion de Geneviève et qui l’a 
							développé : roman, nous dit-elle, sur la 
							métamorphose du territoire chinois au début du 21e 
							siècle, roman à la fois de science-fiction et de 
							« réalisme magique » cachant un réseau de rouages 
							politico-mafieux qui privilégient la fin quels que 
							soient les moyens. L’inventivité constante se saisit 
							du réel pour en faire un récit mythique. C’est un 
							roman aux accents poétiques et bucoliques, 
							humoristique et drôle.  
							
							
							  
							
							
							Yan Lianke joue avec maestria sur l’absurde 
							complexité de ce pays vieux de 4 000 ans, qui 
							pourraient bien passer bientôt à 5 000 et dépasser 
							les grandes civilisations concurrentes car telle est 
							la volonté de puissance du gouvernement actuel comme 
							le soulignait récemment Anne Cheng dans son cours au 
							Collège de France.   | 
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				C’est Yan Lianke qui l’a dit : « Le réalisme chinois nous 
				contraint à une nouvelle forme d’écriture ». Il s’agit de 
				« mettre en évidence la réalité invisible ».   
				
				
				  
					
						
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							C’est donc un roman comme un conte. Le village 
							initial s’enrichit par le vol et la prostitution, 
							les deux clans rivaux s’unissent par les liens du 
							mariage, la corruption règne, ils le disent 
							eux-mêmes : « Mon vieux, nous sommes corrompus. » On 
							s’attend forcément à une déflagration finale. Elle 
							arrive sous un jour très inventif, le village est 
							vidé de sa substance, il faudra des dizaines 
							d’années pour qu’il renaisse. Mais c’est constant 
							dans l’histoire de la Chine. 
							  
							
							
							Le dernier épisode n’est pas moins savoureux, 
							termine Geneviève. L’écrivain Yan Lianke revient à 
							Zhalie en avion remettre son manuscrit au maire, qui 
							fait brûler ces Chroniques sulfureuses et lui 
							ordonne de déguerpir. Sur quoi l’écrivain le 
							remercie d’avoir lu le livre et de l’avoir trouvé 
							suffisamment bon pour mériter d’être brûlé… 
							 
							
							
							  
							
							
							Malgré les derniers chapitres dont on peut trouver 
							les développements un peu exagérés, selon l’avis 
							quasi général, le roman reste un plaisir de lecture.
							 
							
							
							  
							
							
							
							Avis enthousiaste sur six romans et les nouvelles 
							  
							
							
							Après ces témoignages positifs, avec des nuances 
							pour les « Chroniques », il manquait encore une 
							appréciation de « La Mort du soleil ». On semblait 
							tourner autour. Christiane s’en est chargée, mais en 
							le dépassant allègrement : outre les nouvelles, ce 
							sont six romans, et non seulement les deux proposés, 
							qui ont fait l’objet de son avis enthousiaste, car, 
							ayant aimé ceux du programme, elle avait lu dans la 
							foulée les quatre romans précédents : « Bons baisers 
							de Lénine » (《受活》) 
							et « La Fuite du temps » (《日光流年》) 
							parus en 2004, « Le Rêve du village des Ding » (《丁庄梦》), 
							en 2006, et
							
							« Les 
							Quatre livres » (《四书》), 
							en 2011. 
							
							
							  
							
							
							À partir de notes copieuses prises au fil de ses 
							lectures, stylo à la main, elle a fait, selon ses 
							propres termes, « un survol de ce qui fait pour moi 
							la force de cet auteur », en commençant par les 
							thèmes et en continuant avec le style, en montrant 
							toute la diversité et la complexité de l’écriture de 
							l’auteur qui l’avait poussée, de livre en livre, à 
							poursuivre ses lectures. 
							
							
							  
							
							
							Elle a fait elle-même une synthèse de ses notes de 
							lecture– donnée ci-dessous en Note complémentaire. 
							
							
							  
							
							
							
							Conclusion 
							
							
							  
							
							
							On pouvait 
							difficilement imaginer avis de lecture plus complets 
							et plus propres à inciter à la lecture de ces œuvres 
							qu’on a la chance d’avoir en traduction, et en 
							bonnes traductions 
							
							
							. 
							C’est là que le Club de lecture   | 
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				montre toute son utilité, avec l’attrait d’une discussion 
				soutenue permettant la confrontation des points de vue. On 
				ressortait de là en ayant l’impression d’avoir, non point épuisé 
				le sujet, mais ouvert de nouvelles pistes de lecture, avec 
				l’envie éventuelle d’en lire plus. 
				
				
				  
				 
				
				
				  
				
				
				Avant-programme 2021-2022 
				
				
				
				  
				
				
				En fin de séance ont été abordées les perspectives pour la 
				rentrée et l’année prochaine. Il est encore impossible de savoir 
				quand exactement va rouvrir le Centre culturel de Chine. Quoi 
				qu’il en soit, le Club se réunira à la rentrée, en respectant 
				les normes sanitaires qui seront alors en vigueur. Plusieurs 
				possibilités sont à l’étude, mais il sera toujours possible de 
				revenir au Café de la Mairie, et peut-être alors au premier 
				étage. 
				
				
				  
				
				
				Pour ce qui concerne le programme, l’auteur choisi pour 
				commencer l’année sera sans doute 
				Liu 
				Xinwu (刘心武) : 
				écrivain un peu oublié aujourd’hui, mais auteur d’une œuvre très 
				intéressante dont beaucoup de textes ont été traduits en 
				français, et la plupart par l’excellent traducteur et sinologue 
				qu’est Roger Darrobers. Il offrirait aussi la possibilité d’une 
				séance de cinéma, avec l’un des meilleurs films du début des 
				années 1980, adapté de sa nouvelle Ruyi (《如意》).
				 
				
				
				  
				
				
				Comme déjà évoqué à plusieurs reprises, l’œuvre proposée ensuite 
				serait« Le Pavillon aux pivoines » (ou Mudanting 
				《牡丹亭》) 
				de 
				
				Tang Xianzu (汤显祖), 
				le chef-d’œuvre de la fin du 16e siècle qui nous 
				retiendrait vraisemblablement pour deux séances, avec là aussi 
				la possibilité d’un détour au cinéma. 
				
				
				  
				
				
				
				
				http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_xiaoshuo_IV_Du_chuanqi_des_Tang_ 
				
				
				
				
				au_chuanqi_des_Ming.htm 
				
				
				  
				 
				
				  
				
				
				
				Note complémentaire 
				
				
				
				  
				
				
				Avis de Christiane Pompei sur la force d’écriture ressentie à la 
				lecture des romans et nouvelles de Yan Lianke, selon deux axes 
				principaux, les thèmes et le style. 
				
				
				
				  
				
				
				
				1.      
				
				
				Les thèmes 
				
				
				  
				
				  
				
				
				Thèmes sociopolitiques : 
				
				
				  
				
				
				Hormis La mort du soleil, construit comme une 
				métaphore du monde contemporain, le thème central des romans est 
				l'histoire de la Chine et ses problèmes socio-politiques : le 
				scandale de la vente du sang et de la contamination par le sida 
				dans Le rêve duvillage des Ding ; la modernisation 
				galopante de la Chine et ses répercussions, notamment dans les 
				campagnes, dans Les chroniques de Zhalie ;  la 
				pollution des sols et les problèmes de santé qui en résultent 
				dans La fuite du temps ; la confrontation 
				capitalisme/communisme dans Bons baisers de Lénine ; 
				les camps de rééducation dans Les quatre livres. 
				 
				
				
				  
				
				
				Mais ce ne sont que le centre apparent du roman. Derrière eux, 
				d'autres problèmes sont abordés. Ainsi : 
				
				
				- dans La fuite du temps, les dégâts causés par la 
				politique du Grand Bond en avant et la famine qui a suivi, 
				
				
				- La corruption et la mégalomanie des dirigeants, le courage et 
				la misère des paysans, les abus des administrations dans 
				Bons baisers de Lénine), 
				
				
				- L'auto-censure des médias et le travestissement de la 
				réalité dans La mort du soleil par le biais d’un 
				article d'une demi-page pour rendre compte d'un phénomène qui a 
				ravagé tout un district, et le présenter comme un incident 
				bénin : 
				
				
				« Episode mineur de somnambulisme(...). Une rumeur mensongère 
				s'est répandue (...). Afin de faire cesser cette rumeur et de 
				rétablir le bon ordre social, le gouvernement a missionné un 
				grand nombre de cadres et de policiers pour enquêter et aider la 
				population à retrouver rapidement la stabilité. » (Mort du 
				soleil, p.377). 
				
				
				... 
				
				
				  
				
				  
				
				
				Thèmes qui touchent à l'universel humain, 
				mais souvent abordés de façon singulière : 
				
				
				
				  
				
				
				- Le thème du temps dans La mort du soleil 
				(p.319) : 
				
				
				
				          « Les gens du bourg rêvent du passé » / « Les 
				campagnards rêvent de l'avenir » 
				
				
				
				         « D'un côté comme de l'autre, personne ne parlait du 
				présent. » 
				
				
				          Le « vivre le présent »présenté sous un angle 
				collectif, une trouvaille. 
				
				
				- Le temps est également présent dans la construction 
				même des romans, notamment dans La fuite du temps. 
				
				
				- Les âges de la vie font l'objet de fines analyses : 
				dans La fuite du temps, superbes passages sur les 
				amours d'enfance et sur la façon dont émergent des figures de 
				chefs dans les groupes d'enfants; la vieillesse et ses attitudes 
				face à la vie illustrées par de beaux personnages, comme le 
				vieil homme dans Les jours, les mois, les années, 
				le grand-père du Rêve du village des Ding, ou 
				Maozhi dans Bons baisers de Lénine. 
				
				
				
				  
				
				
				- Le thème de l'humain : 
				
				
				= La distinction entre « gens complets « et « handicapés », qui 
				joue un rôle-clef aussi bien dans la nouvelle Le chant 
				céleste que dans Bons baisers de Lénine et 
				dans La fuite du temps, porte à s'interroger sur 
				le vrai sens des valeurs de l'humain et de la bienveillance, le 
				ren 仁 
				
				
				prôné par Confucius. 
				
				
				= La distinction enfants/adultes amène un questionnement du même 
				ordre quand, dans Lafuite du temps, on voit les 
				enfants du village partir chercher les handicapés rejetés dans 
				une ravine lors de la grande famine et les enterrer par couples 
				pour les soustraire aux corbeaux et les préserver de la 
				solitude. 
				
				
				
				  
				
				  
				
				
				Autres thèmes, plus personnels, aperçu de l’univers intérieur de 
				Yan Lianke  
				
				
				
				  
				
				
				
				- 
				
				Le thème du sacrifice, présent dans plusieurs ouvrages. 
				
				
				= dans La Mort du soleil : le père du narrateur 
				Niannian se sacrifie pour sauver le village en proie à une 
				épidémie de somnambulisme en servant de pilier à un feu 
				gigantesque pour fabriquer un soleil factice destiné à sortir le 
				monde du sommeil (à noter que pour ce feu il utilise l'huile de 
				crémation qu'il a récupérée au crématorium, ce qui donne lieu à 
				une réflexion sur l'incinération que déplorent les paysans, et 
				sur le sacré. 
				
				
				= dans Les quatre livres : l'Enfant du ciel se 
				crucifie lui-même (au milieu des fleurs rouges que lui ont 
				attribuées les autorités, symbole de son mérite) en expiation 
				des crimes inhumains liés à la grande famine et aux camps de « novéducation ». 
				
				
				= la mère du Chant céleste se donne la mort pour 
				que ses enfants nés idiots puissent, en consommant une potion 
				faite avec ses os, devenir des « gens complets ». 
				  
				
				
				- Notons aussi que dans Songeant à mon père Yan 
				Lianke évoque sa découverte des vertus de la prière, et que 
				Les quatre livres comme La fuite du temps 
				sont ponctués de référence à la Bible et au Bouddha. Dans 
				La mort du soleil, le narrateur invoque les dieux et 
				leur soumet son récit. 
				
				
				Faut-il pour autant parler d'accents religieux ou mystiques ? 
				Pas sûr, car dans toutes ces œuvres on trouve plus de questions 
				que de réponses dogmatiques ou de professions de foi. 
				
				
				  
				
				  
				
				
				Thèmes liés à la création littéraire elle-même 
				  
				
				
				
				La mort du soleil 
				évoque à la fois la question de l'inspiration et celle du 
				rapport auteur/lecteur. 
				
				
				- Yan Lianke se trouve en proie à une panne d'inspiration et 
				semble suggérer qu'une crise de somnambulisme pourrait y 
				remédier (p.227 sq). 
				
				
				- En choisissant de confier le rôle de narrateur à un jeune 
				idiot de son village, Yan Lianke en tire parti pour se mettre en 
				scène dans le roman et poser la question: pour qui écrit-on ? 
				Qui touche-t-on, peut-on toucher, et comment ? 
				
				
				L'auteur s'adresse à son narrateur (Mort du soleil 
				p.235): 
				
				
				          « Niannian, je te le demande comme une prière, 
				peux-tu me raconter les histoires de ta   
				
				        
				
				
				 famille ? 
				
				
				
				          Je voudrais écrire un livre qui parle de cela, des 
				questions de vie et de mort chez nous. 
				
				
				
				Ce livre-là, peut-être que tu ne seras pas le seul à l'aimer, 
				peut-être qu'au village et au bourg ceux qui savent lire 
				l'aimeront ». 
				
				
				
				  
				
				
				A travers ces thèmes, Yan Lianke ne se contente pas de dénoncer 
				des abus, mais s'attache plutôt à faire surgir des 
				questionnements. 
				
				
				- Dans Bons baisers de Lénine, questionnement sur 
				la façon dont le capitalisme en Chine instrumentalise des idoles 
				communistes: le chef de district veut acheter la momie de Lénine 
				pour enrichir le district et y développer le tourisme. 
				
				
				
				- 
				
				Dans le même roman, questionnement sur ce qu'est le 
				« Bien-Vivre » : 
				
				
				= vivre tranquille en vivant « caché », soustrait aux directives 
				des autorités, comme le village de Benaise avant la « jointaie », 
				ou bénéficier de la solidarité de l'Etat au risque de perdre ses 
				libertés et d'être soumis à l'arbitraire, voire à la violence, 
				de décisions venues d'en-haut ? 
				
				
				= être handicapé mais humain, ou « gens complet » et d'un 
				égocentrisme qui peut mener à la mort des autres ? 
				
				
				= privilégier l'argent et la prospérité économique, ou la vie 
				rurale dans une société qui se contente de vivre, dans 
				l'aisance, du travail d'une terre fertile ? 
				
				
				  
				
				
				Ces distinctions sont abordées de manière subtile, sans 
				caricature. Ainsi, les personnages ne sont ni tout bons 
				ni tout mauvais, même s'ils peuvent le devenir sous la pression 
				des circonstances. Ils sont complexes comme la réalité. 
				
				
				  
				
				
				
				Mais c'est surtout le style de Yan Lianke qui est enchanteur,
				
				
				et chaque fois différent. 
				
				
				
				  
				
				
				
				2.      
				
				
				Le style 
				
				
				  
				
				
				L’attrait de ce style en perpétuel changement peut être lié à 
				quatre facteurs différents: la force des images, le sens du 
				rythme du récit, la richesse des symboles, et la créativité 
				époustouflante dans la construction des romans. 
				
				
				  
				
				  
				
				
				La force des images  
				
				
				  
				
				
				Liée aux correspondances incessantes tissées entre les sons, les 
				couleurs ou les lumières, les odeurs. Il est vrai que cela peut 
				parfois paraître un peu trop systématique, comme dans le début 
				de La fuite du temps, mais les descriptions sont 
				frappantes. Témoin ce passage de Bons baisers de Lénine 
				dans lequel l’auteur exprime la stupeur d'un paysan qui découvre 
				la grande ville, à travers les odeurs – ce qui rejoint la 
				remarque précédente sur les odeurs dans 
				Les Jours, les 
				mois, les années : 
				
				
				
				« (...) des gens partout. Et partout des automobiles. Leur 
				essence sentait encore moins bon que le purin dans les 
				porcheries ou les étables de Balou, c'était une odeur chaude, 
				visqueuse et puissante. Au moins, à la campagne, le fumet 
				s'échappe par filets, par effluves, là la puanteur engluait la 
				ville comme un paquet, on la trouvait dans les rues, dans les 
				venelles, partout. » (livre IX, début du chapitre 5). 
				
				
				
				  
				
				  
				
				
				Le sens du rythme 
				
				
				  
				
				
				- Dans Servir le peuple, crescendo dans le délire 
				et la frénésie dans la relation entre le jeune soldat Wu Dawang 
				et la femme de son colonel, jusqu'au moment où, brusque rupture 
				de rythme, on lui signifie son congé et le régiment est dissous. 
				
				
				- Dans La mort du soleil, montée progressive puis 
				accélérée de la violence des somnambules qui fait penser au 
				rythme de l'air des gnomes pourchassant Peer dans le Peer Gynt 
				de Grieg (suite 1/Palais du roi de la montagne). 
				
				
				  
				
				
				Son sens du rythme est fait de lenteurs et d'accélérations, de 
				sauts dans l'inconnu et de répétitions, avec un art du 
				retournement final qui laisse en plein questionnement. Ainsi 
				pour la fin de Servir le peuple : on comprend que 
				Wu Dawang a été instrumentalisé pour donner un enfant à la femme 
				du colonel impuissant, mais on ignore pourquoi celle-ci a 
				disparu à la fin du roman : n'était-elle à son tour qu'un pion 
				au service du pouvoir, représenté en ce cas par le colonel, ou 
				était-ce un élément secret du pouvoir lui-même, en ce cas 
				au-dessus du colonel ? 
				
				
				  
				
				  
				
				
				La richesse des symboles 
				
				
				
				  
				
				
				
				- Symbolisme des nombres 
				
				
				
				= « le troisième jour, lorsque le soleil s'est enfin levé » ( 
				La mort du soleil) : 
				
				retour à la vie ? 
				
				
				         = Quatre livres comme les quatre Evangiles. 
				
				
				= Dans Bons baisers de Lénine, ce symbolisme des 
				nombres prend un caractère délirant avec le détail des nombres 
				de piliers choisis pour le mausolée de Lénine, les pins et les 
				cyprès dont le nombre et même la circonférence ont un rapport 
				avec les grandes dates de la vie de Lénine, etc.  
				
				
				         L'accumulation de détails finit par créer ici un effet 
				comique. 
				
				
				  
				
				
				- Symbolisme des couleurs 
				
				
				Dans La mort du soleil, les gens du bourg, au plus 
				fort de leur lutte contre ceux des villages environnants, 
				doivent se coiffer d'un turban jaune. Jaune évoquant les Turbans 
				jaunes de Zhang Jiao qui souleva le peuple chinois contre la 
				dynastie han jugée décadente ? Ou comme la couleur des Taiping, 
				ou encore celle des empereurs? Le texte évoque le désir des gens 
				du bourg de retourner à l'époque des Ming, tout en évoquant 
				aussi « le roi Chuang », Li Zicheng... 
				
				
				Le symbolisme du texte ouvre toutes ces pistes. 
				
				
				  
				
				  
				
				
				L'inventivité dans la construction de chacun des romans 
				
				
				  
				
				
				
				La fuite du temps 
				
				
				Division en cinq livres qui remontent le temps à rebours, de la 
				mort du chef Sima Lan au livre I à sa naissance au dernier 
				livre. Au chapitre 1 du livre III, quand Yan Lianke écrit : « Toute 
				chose poursuit son retour vers l'état originel », il semble 
				nous offrir une clef de cette construction? 
				
				
				Chaque livre correspond à une époque de la vie de Sima Lan, mais 
				aussi à la gouvernance de tel ou tel chef de village, chacun 
				ayant un projet pour contrer la « maladie de la gorge qui 
				obstrue » et qui condamne les villageois à mourir avant la 
				quarantaine, chaque projet échouant après avoir mobilisé les 
				forces de tous les villageois. 
				
				
				De plus, chaque livre s'ouvre sur un passage d'un texte sacré, 
				soit un texte bouddhique soit la Bible, comme si Yan Lianke 
				s'interrogeait sur la Providence (titre du premier chapitre du 
				livre). Mais... providence ou destin ? 
				
				
				  
				
				
				
				Les chroniques de Zhalie 
				
				
				Dans une préface éclairante, Yan Lianke souligne que le monde 
				qu'il voit devant lui est « une réalité où l'impossible est 
				possible ». Il se réfère à Kafka, à la littérature 
				sud-américaine, mais aussi à la Bible : « lorsque Dieu dit 
				que la lumière doit être et qu'elle est ». Et cela fait 
				penser à Mingyao qui, dans le roman, décide de faire surgir un 
				immense aéroport en moins d'une semaine, et y parvient. On a 
				affaire à ce qu'il appelle une « vérité mytho-réaliste », 
				qui évoque un monde contemporain fait « d'absurdité 
				ordinaire » et de chaos, et où la Nature est sens dessus 
				dessous: le printemps surgit en plein hiver, les poiriers 
				donnent des pommes et les animaux parlent, comme si la Nature 
				était à la botte du rêve de toute puissance des hommes. 
				  
				
				
				Là encore, la construction est « travaillée », le préambule 
				évoque la liberté accordée à Yan Lianke d'écrire ces chroniques 
				comme il l'entend, le chapitre XIX évoque sa remise des 
				chroniques au maire qui refuse de les publier et l'expulse de la 
				ville. Mais comme le maire Mingliang est mort tué par son frère 
				au chapitre précédent, de quel maire s'agit-il? Celui du 
				préambule, ce qui inscrit le récit dans une sorte de mise en 
				abyme. Yan Lianke joue ici encore du réel et de l'irréel, mais 
				la vérité est bien que son livre est refusé, et qu'il y voit la 
				marque qu'il est « vrai », puisqu'il dérange. 
				
				
				  
				
				
				
				Bons baisers de Lénine 
				
				
				Chaque chapitre est suivi de « commentaires » sous forme de 
				notes linguistiques et historiques qui dévoilent l'arrière-plan 
				du récit en jetant une lumière sur la culture du village de 
				Benaise. 
				
				
				  
				
				
				
				Le rêve du village des Ding 
				
				
				La construction est moins complexe dans ce roman de 2006. Elle 
				repose sur une juxtaposition entre les rêves du grand père et le 
				récit des événements, dont les rêves étaient comme une 
				prémonition. Une curiosité cependant : le narrateur,« en 
				première personne », est mort, c'est le petit-fils du grand 
				père, empoisonné à l'âge de douze ans. 
				
				
				  
				
				
				
				Les quatre livres 
				
				
				Le roman est constitué de trois séries de textes qui alternent. 
				
				
				- un texte au ton biblique sur l'Enfant du ciel (à noter que les 
				personnages ont tous un caractère faut-il dire « générique » ou 
				symbolique ? Le Religieux, l'Ecrivain, l'Erudit, et une femme, 
				Musique). 
				
				
				- un récit intime de l'écrivain qui raconte le quotidien du camp 
				de rééducation : le vieux lit 
				
				
				
				- 
				un carnet de délation du même écrivain, destiné aux autorités :
				les criminels. 
				
				
				- le quatrième livre n'apparaît qu'à la fin, c'est Le 
				nouveau mythe de Sisyphe, écrit par l'érudit qui avait 
				chargé l'Enfant de le remettre aux autorités. On y trouve une 
				version inversée du Mythe de Sisyphe : la pierre doit être 
				poussée avec force pour pouvoir descendre, mais arrivée en bas 
				de la pente elle remonte toute seule. Ce nouveau mythe est comme 
				un écho du chapitre du livre sur « la pente enchantée » 
				(p.172sq). Cela ne semble pas anodin car cette pente magique est 
				découverte par l'Enfant et le Religieux alors qu'ils se rendent 
				au bourg et alors que le Religieux vient de raconter à l'Enfant 
				le mystère de l'Incarnation en évoquant l'Immaculée conception. 
				Or, on s'aperçoit au fil du récit que l'Enfant finit par faire 
				d'une Bible en BD son livre de chevet, et pour finir il meurt en 
				se crucifiant comme s'il s'assimilait au Christ Rédempteur. 
				  
				
				
				Mais le livre évoque aussi le bouddhisme, et suscite une 
				multiplicité de niveaux d'analyse, ou de pistes de réflexion. 
				Par exemple, page 406 : « De ce côté-ci de la montagne, 
				Sisyphe est le Sisyphe occidental. 
				
				
				
				De ce côté-là, l'oriental ». 
				Que veut dire Yan Lianke ? Quand Sisyphe fait rouler son rocher 
				du bas de la montagne vers le sommet, il parvient à donner un 
				sens à sa souffrance absurde grâce à la rencontre d'un Enfant 
				lumineux qui lui fait découvrir l'amour. Dans la seconde version 
				du mythe, quand il fait rouler avec peine son rocher du haut de 
				la pente vers le bas, ce qui finit par lui rendre acceptable son 
				destin est la rencontre de la vie réelle des hommes, les 
				villages au loin, les fumées de la vie quotidienne, les 
				enfants qui jouent. Un Sisyphe chrétien mais 
				individualiste, un nouveau Sisyphe oriental sensible aux 
				collectivités humaines ? C'est peut-être une piste, mais 
				réductrice eu égard à la richesse de ce texte. 
				  
				
				
				
				La mort du soleil :
				
				
				l'un des plus violents mais des plus beaux romans de Yan Lianke. 
				
				
				Ici, l'originalité est d'abord que le narrateur est un jeune 
				idiot du village de Yan Lianke, qui le connaît et le lit, ce qui 
				permet à l'auteur de faire maintes remarques pleines d'humour 
				sur son œuvre et de se mettre lui-même en scène sous le regard 
				de cet idiot. D'autre part le narrateur, au départ, invoque les 
				dieux, les supplie de l'écouter et de l'aider à mettre en ordre 
				son récit. 
				
				
				  
				
				
				Le roman se décline en cinq livres dont chacun correspond à une 
				« veille », jusqu'au livre IX « Après les veilles »*. A 
				l'intérieur de chaque livre, de chapitre en chapitre, le temps 
				se met à balbutier et buter sur des périodes de temps de plus en 
				plus courtes, jusqu'au livre X : « Nulle veille », qui commence 
				à 6 heures... et s'arrête à 6 heures; le temps s'est arrêté, 
				comme le soleil a cessé de briller, jusqu'au sacrifice du père. 
				
				
				Cela donne au récit un rythme effréné, malgré les répétitions, 
				ou peut-être plutôt renforcé par les répétitions. L'usage 
				des répétitions donne une couleur de conte oral à cette histoire 
				métaphorique d'une épidémie de somnambulisme qui déchaîne toutes 
				les pulsions primaires et les désirs inconscients : vol, viol, 
				pillage, meurtre, violence paroxystique. 
				
				
				  
				
				
				Mais pourquoi le titre de chaque livre fait il référence aux 
				oiseaux? Quel est le sens de ce symbolisme poétique ? ** 
				
				
				  
				
				
				Un mot pour finir de la nouvelle Les jours, les mois, 
				les années : un petit bijou d'écriture.  
				
				
				Même si on y retrouve le sens des images propre à l'écriture de 
				Yan Lianke, il y a ici une épure qui donne toute sa force au 
				récit. Le texte est tout entier centré sur l'unique vieillard 
				resté dans un village déserté par les paysans qui ont fui la 
				sècheresse, sur l'unique relation qu'il entretient avec son 
				chien aveugle, sur l'unique pied de maïs qu'il s'acharne à 
				sauver malgré la sècheresse, et sur l'espace d'une année. 
				
				
				On y trouve en outre de superbes passages sur cette nuit où le 
				vieillard, parti à la recherche d'eau, se trouve nez à nez avec 
				une meute de loups et doit veiller la nuit entière pour parvenir 
				à leur échapper ; ou encore sur la relation du vieillard à ce 
				chien qui finit par être assimilé à un être humain, puisque son 
				maître le charge de recouvrir de terre son cadavre quand il se 
				voit près de mourir. 
				
				
				Si Les quatre livres tient de l'oratorio, cette 
				nouvelle a la force d'une tragédie. 
				
				
				  
				
				
				
				Commentaires de Brigitte Duzan 
				
				
				  
				
				
				* Commentaire 1 : les veilles 
				
				
				Yan Lianke reprend ici le concept de « veille » qui correspond à 
				une ancienne division de la nuit en cinq « veilles » (ou 
				
				gēng 
				更). 
				
				
				Voir : 
				
				La nuit et ses cinq 
				veilles : origine et utilisation dans la littérature et à 
				l’opéra 
				
				
				  
				
				
				** Commentaire 2 : les oiseaux 
				
				
				Cette présence des oiseaux dans les titres de chapitres du roman 
				« La Mort du soleil » est effectivement frappante et intrigante. 
				Je pense que c’est parce que l’oiseau est un symbole de liberté 
				chez Yan Lianke, témoin ce texte qu’il a écrit pour une commande 
				en 2018 : « Les oiseaux en cage en Chine » (《中国笼鸟》), 
				dont on trouve le texte avec une traduction en anglais sur le 
				site du Salon du livre international d’Edinbourg qui en était le 
				commanditaire : 
				
				
				
				
				https://www.edbookfest.co.uk/look-and-listen/writing/freedom-papers/china-s-caged-birds 
				
				
				  
				
				
				Le texte a pour sujet la liberté. Yan Lianke y parle des pays où 
				l’on ne voit qu’une faible lumière filtrant à travers la porte, 
				que l’on regarde comme un homme affamé voyant quelqu’un jeter 
				une boîte contenant de la nourriture. Mais, dit-il, c’est aussi 
				comme un oiseau enfermé dans une cage qui siffle ses plus beaux 
				chants pour que son maître sorte sa cage et l’accroche dehors à 
				la branche d’un arbre. Mais dehors, sous le ciel bleu, l’oiseau 
				en cage voit les autres oiseaux en liberté et ne peut que 
				comparer leur sort au sien. 
				
				
				  
				
				
				Le titre du premier chapitre précise que ce sont « les oiseaux 
				sauvages » (野鸟) qui 
				ont pénétré l’esprit des hommes, d’où l’on peut penser qu’avec 
				eux, c’est l’esprit de liberté qui s’est emparé d’eux. Mais 
				ensuite les oiseaux sont morts « au cœur de la nuit » … 
				
				
				  
				
				
				
				 
				  
				  
				  
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