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Liu Xinwu
刘心武
Présentation
Par Brigitte Duzan, 15 février 2012,
dernière révision
4 décembre 2018
Il y a des
œuvres qui collent à la peau d’un écrivain et en font à
jamais le héraut d’un genre, d’une époque, d’un style
dont ils n’ont pourtant été que le témoin passager.
C’est le cas de
Liu Xinwu : sa nouvelle « Le professeur principal » (《班主任》),
publiée en novembre 1977, en a fait à jamais, et presque
exclusivement, le précurseur de la
« littérature
des cicatrices ». En Occident, et même en
France, où pourtant un grand nombre de ses nouvelles et
textes postérieurs ont été traduits et publiés,
l’étiquette demeure, injustement réductrice.
En Chine,
aujourd’hui, cet aspect est largement dépassé, remplacé
par une autre étiquette tout aussi réductrice : celle de
spécialiste controversé du « Rêve dans le pavillon
rouge » (《红楼梦》). |
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Liu Xinwu |
Il faut pourtant lire
l’œuvre de Liu Xinwu. Artiste aux multiples facettes dont les
intérêts dépassent largement le cadre de la littérature,
observateur lucide et impartial, empreint d’un profond
humanisme, c’est un formidable témoin de son temps.
I. Une vie dans le siècle
La biographie de Liu
Xinwu
(刘心武)
se résume le plus souvent à quelques lignes dans les manuels de
littérature chinoise. Mais le portrait de l’écrivain par Roger
Darrobers ajouté en postface de sa traduction de « La Démone
bleue » apporte des éléments complémentaires, et le livre de Liu
Xinwu
« L’arbre et la forêt, destins croisés » un
éclairage intéressant et révélateur sur un épisode déterminant
de sa vie.
Principaux éléments biographiques
Cadet de cinq enfants,
Liu Xinwu
(刘心武)
est né à Chongqing, sous les bombardements japonais, en juin
1942. Son père était un employé des douanes du régime
nationaliste ; en 1949, il réussit à sauver sa peau grâce à des
appuis communistes, et, en 1950, fut rappelé à Pékin quand les
douanes y eurent été transférées.
C’est là que Liu Xinwu
a passé la plus grande partie de son existence, à l’exception de
quelques années pendant la Révolution culturelle. En 1961, il
termine ses études de littérature chinoise à l’Ecole normale de
Pékin ; il est alors affecté, comme professeur de chinois, à un
lycée pékinois où il enseigne jusqu’en 1976. Il est alors devenu
rédacteur aux Editions du Peuple de Pékin (aujourd’hui Editions
de Pékin).
En 1987, il est nommé
rédacteur en chef de la revue « Littérature du peuple » (《人民文学》),
mais, après les événements de Tian’anmen, deux ans plus tard, il
abandonne ce poste et toute fonction officielle pour se
consacrer désormais exclusivement à la littérature.
Fort heureusement,
l’œuvre de Liu Xinwu est largement autobiographique, et il
suffit de lire ses livres pour voir affleurer entre les lignes
les témoignages, directs ou indirects, sur ce qu’il a vécu, et
sur le contexte de l’époque.
Eclairage
complémentaire sur 1961
On trouve, en
particulier, un grand nombre de détails sur sa vie dans les
années 1960 dans ce qui est justement présenté comme un livre de
témoignage, publié en 1999 : « L’arbre et la forêt,
destins croisés » (《树与林同在》)
(1).
Professeur de
chinois à dix-neuf ans
Il y raconte en
particulier les conditions de son affectation, à l’automne 1961,
au lycée n°13 de Pékin comme professeur de chinois, alors qu’il
avait tout juste dix-neuf ans.
Il commence par
présenter cette affectation dans un lycée prestigieux de la
capitale comme une chance, la plupart de ses camarades de classe
ayant été envoyés dans des établissements peu réputés et
éloignés de la capitale ; cette nomination providentielle était
due au fait que l’un des professeurs de chinois du lycée n°13
était une femme qui attendait un enfant et qu’il était alors
encore en attente d’affectation.
Mais victime d’une
mauvaise origine familiale…
Boris Lavrenëv |
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Mais, dans un
chapitre ultérieur, consacré à l’histoire du jeune Yu
Luoke (遇罗克),
exécuté en mars 1970 pour avoir publié en janvier 1967
un article intitulé « De l’origine familiale » (《出身论》)
où il critiquait un système qui l’avait exclu de
l’université (2), Liu Xinwu relate comment lui-même
avait été victime de circonstances similaires.
Il est en effet
sorti du lycée en 1959. Cette année-là, explique-t-il,
la Chine était en plein délire : délire ulta-gauchiste
économique du Grand Bond en avant, doublé d’un délire
anti-droitier encore plus redoutable. C’est l’époque où,
un œil sur les événements intervenus dans le bloc
soviétique à la suite du XXème congrès du PCUS, Mao
fustigeait les démocrates bourgeois et déviationnistes
de droite. Cette année-là, l’admission à l’université se
fit sur deux critères : origine de classe et
« comportement politique » de chaque candidat. |
Liu Xinwu
était un brillant élève. Il commença dès le lycée à
s’intéresser à l’architecture, et ses aquarelles
de monuments anciens réalisées à l’époque étaient
régulièrement exposées dans la classe. Il publia en
outre dès 1958 dans la presse des articles, poésies pour
enfants et courtes nouvelles, et écrivit même des pièces
radiophoniques pour le département de la Jeunesse de la
Radio centrale chinoise.
Il
s’intéressait aussi beaucoup au cinéma. Le
premier article qu’il publia, en 1958 encore, fut une
critique d’un film soviétique de 1956, superbe film en
sovcolor qui fut primé au festival de Cannes en 1957 :
« Le quarante et unième », de Grigori Tchoukrai,
l’auteur de « La balade du soldat » en 1959 (3). C’est
une tragédie à la Roméo et Juliette dans une Russie
déchirée par la guerre civile entre Blancs et Rouges. On
reste sidéré devant la précocité du jeune élève en
matière cinématographique, sidéré aussi qu’il ait pu
voir le film, tout simplement.
Il était
également passionné de théâtre et assistait
régulièrement aux représentations du Théâtre artistique
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Le quarante et unième
(édition russe de 2008, avec en
couverture une illustration tirée de l’adaptation
cinématographique de 1956) |
du Peuple (北京人民艺术剧院)
qui se trouvait sur le chemin de son lycée – théâtre aujourd’hui
rebaptisé Théâtre de la capitale (首都剧场)
qui se trouve sur Wangfujing.
Cet intérêt
précoce pour le cinéma et le théâtre poussa alors Liu
Xinwu à se présenter au concours d’entrée à l’Institut
central d’Art dramatique (中央戏剧学院)
pour apprendre la mise en scène. A l’issue des épreuves,
il eut le sentiment d’avoir réussi, mais resta ensuite
dans l’attente des résultats, ne recevant ni avis
d’admission, ni notification d’échec. Il reçut
finalement un avis d’admission à l’Ecole normale, comme
étudiant de chinois.
Ce n’est que
plus tard qu’il comprit la raison de cette issue
incompréhensible ; elle était double.
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Le théâtre de la capitale |
D’une part, son père
ayant osé critiquer le mauvais fonctionnement des douanes, il
avait été classé droitier lors de la campagne anti-droitière de
1957 ; il fut ensuite envoyé dans une école de cadres du 7 mai,
puis mis à la retraite anticipée et exilé au Sichuan, dont il ne
revint jamais. Mais son classement comme droitier avait été
notifié seulement en interne, si bien que la classification,
n’étant pas officielle, ne pouvait pas non plus être ouvertement
invoquée, d’où le flottement dans l’affectation de son fils.
…doublée d’un
mauvais comportement politique
Retour par une nuit de neige |
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Liu Xinwu
apprit bien plus tard la seconde raison de son échec à
l’Institut d’Art dramatique. Il restait tous les jours
déjeuner dans la salle de classe avec quelques autres
camarades, d’une gamelle de riz que l’école se chargeait
de faire réchauffer, et il parlait avec enthousiasme des
pièces de théâtre qu’il avait vues. Un jour, il fit
l’éloge d’une pièce nommée « Retour par nuit de vent et
de neige » (ou « Retour dans la tempête ») (《风雪夜归人》) ;
il s’agit d’une pièce de 1942 du dramaturge et
réalisateur Wu Zuguang (吴祖光),
qui l’a lui-même adaptée au cinéma et tournée à Hong
Kong en 1947.
Comment ? dit
l’un des camarades du petit groupe, mais cette pièce est
d’un droitier ! (4).
Ah bon ?
répliqua Liu Xinwu, mais la pièce est progressiste…
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Et si les droitiers
ont un tel talent, j’accepterais de devenir droitier.
Ces propos écervelés
firent l’objet d’un rapport et sur son dossier figura dès lors
la mention : « Etudiant inapte à des études supérieures ». C’est
ainsi qu’il n’avait rempli aucune des deux conditions d’entrée à
l’Institut, ainsi qu’il se retrouva petit professeur de chinois
au lycée 61, ainsi aussi qu’il eut l’inspiration qui lui dicta
« Le professeur principal » et le rendit célèbre.
Mais savoir que son
père avait été classé droitier le rendit par la suite très
prudent dans ses déclarations et ses écrits. Le succès de sa
nouvelle « Le Professeur principal » le mit un instant sur la
sellette, mais les idées énoncées se retrouvèrent en ligne avec
le discours officiel de la fin des années 1970 et furent
avalisées. Il mena une vie relativement calme d’écrivain
officiel, membre du Parti, jusqu’en 1987.
Le faux pas de
1987et la rupture de 1989
Liu Xinwu est entré au
Parti en 1985 sur recommandation de
Wang
Meng (王蒙),
dans un élan d’enthousiasme dans le contexte de ce milieu des
années 1980 marqué par une grande effervescence intellectuelle
et l’espoir de pouvoir réformer la société et le système
politique, idée à laquelle il adhérait lui-même.
Lorsque Wang
Meng fut appelé par Zhao Ziyang au ministère de la
Culture au printemps 1986, Liu Xinwu le remplaça au
poste de rédacteur en chef de la revue ‘Littérature du
Peuple’ (人民文学).
Or, peu de temps après, il approuva la publication d’une
nouvelle de Ma Jian (马建)
qui a été traduite en français sous le titre « La
mendiante de Shigatze » (《亮出你的舌苔或空空荡荡》)
et qui fit aussitôt scandale pour la manière crue et peu
amène dont était présentée la vie au Tibet. Jugée
offensante pour la minorité tibétaine, la
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Ma Jian présentant sa nouvelle en 1987 |
nouvelle fut
interdite, mais c’était Wang Meng qui était en fait visé. Liu
Xinwu fut absous grâce à l’intervention d’un membre du Bureau
politique.
L’affaire sembla en
rester là. Fin 1987, Liu Xinwu fut autorisé à se rendre aux
Etats-Unis où il donna des conférences dans une dizaine
d’universités. L’année suivante, il se rendit en France à
l’occasion de la seconde édition de la manifestation littéraire
« Les belles étrangères ».
Mais l’affaire Ma Jian
avait laissé des traces. Dans le cadre de la répression qui
suivit les événements du 4 juin 1989, Liu Xinwu fut limogé de
son poste de rédacteur en chef de ‘Littérature du Peuple’, et
fut même interdit de publication pendant six mois. Dans le
climat délétère de l’époque, beaucoup d’anciens amis lui
tournèrent le dos. Il y fait allusion de façon elliptique à la
fin de « L’arbre et la forêt » :
« Ma rencontre avec
Ren Zhong [celui dont il raconte l’histoire tragique dans le
livre] tient précisément au fait que je me suis trouvé
marginalisé dans le paysage littéraire à partir des années 1990,
et que je me suis mis en quête de sujets intéressants dans
l’espace non officiel… »
Toléré et publié, il
vit cependant, dès lors, exclusivement pour la littérature, et
surtout la littérature classique.
II. Une œuvre foisonnante
Bien que ce ne soit pas
sa toute première œuvre publiée, c’est la nouvelle «
Le Professeur principal » (《班主任》)
qui a
véritablement changé le destin de Liu Xinwu ; elle a non
seulement déterminé le reste de sa carrière, mais en outre
constitué un élément déterminant dans le renouveau du paysage
littéraire chinois après 1976.
Le professeur
principal
Il avait publié
une première nouvelle en 1974, alors qu’il avait été mis
en congé de ses activités d’enseignement et affecté aux
Editions du Peuple de Pékin ; c’est quand il en fut
nommé rédacteur, en 1976, qu’il quitta définitivement
l’enseignement.
C’est cette
expérience de treize ans de lycée qui est le thème
principal de la nouvelle « Le Professeur principal »,
écrite pendant l’été 1977 et publiée en novembre. Il y
décrit un professeur de collège qui tente de remettre
dans le droit chemin un jeune délinquant qui, peu de
temps auparavant, aurait vraisemblablement été condamné
comme contre-révolutionnaire. Plus généralement, il y
dénonce un système éducatif basé sur la lutte des
classes qui contribue à déshumaniser les élèves.
La nouvelle est
souvent présentée comme précurseur
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Le professeur principal |
du mouvement de
« littérature
des cicatrices » (伤痕文学),
mais cela ne semble pas totalement justifié : aucun
des deux personnages principaux ne porte la marque des blessures
spirituelles et morales infligées pendant la Révolution
culturelle qui est la principale caractéristique de cette
littérature. C’est en fait une condamnation des politiques
pédagogiques et culturelles de la décennie précédente,
accompagnée d’un éloge des intellectuels. Elle marque donc
surtout un retour à des valeurs humanistes et annonce en réalité
la littérature qui va suivre celle « des cicatrices ».
Si les thèses
développées ont ensuite été en ligne avec la ligne réformiste
qui fut entérinée par le 3ème Plénum du 11ème
Congrès du Parti en décembre 1978, ce n’était pas le cas encore
au moment de la publication de la nouvelle, un an auparavant, et
il fallait un certain courage pour l’entreprendre.
Apôtre d’un
renouveau de l’humanisme
Ruyi, la nouvelle |
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Si cette
première nouvelle a des limitations stylistiques que Liu
Xinwu reconnaît lui-même, elle a surtout l’avantage
d’avoir annoncé un nouveau courant humaniste en
littérature, alors que l’humanisme avait été vilipendé
sous Mao comme émanation d’un sentiment petit-bourgeois.
C’est ce qu’on a appelé « la littérature de la nouvelle
période » (新时期文学),
prolongeant la « littérature des cicatrices », où
l’humanisme représente le courant principal (人道主义是新时期文学的主流),
sur les ruines du concept de lutte des classes.
De 1978 à 1982,
Liu Xinwu aborde le thème sous différents angles dans
plusieurs nouvelles : il prône le retour de l’amour dans
« La place de l’amour » (《爱情的位置》),
défend l’individu dans « J’aime chaque feuille verte » (《我爱每一片绿叶》)
et la liberté de choix individuelle dans « Les Murs
noirs » (《黑墙》),
courte récit satirique publié en 1982. |
On retrouve la
même tonalité, et une grande chaleur humaine, dans une
nouvelle plus longue, en fait un court roman publié pour
la première fois en 1980,
dans la revue Octobre (《十月》),
sous un
titre traduit en français par « Le talisman » et en
anglais par « As you wish », en jouant sur l’ambiguïté
du sens du titre chinois : « Ruyi » (《如意》)
(5).
Le récit se
déroule sur trois périodes. Liu Xinwu y décrit d’abord
l’attitude humaine d’un humble personnage, employé dans
un lycée, qui refuse de se plier à la barbarie ambiante
pendant la Révolution culturelle, attirant ainsi la
curiosité du narrateur, jeune professeur arrivé dans ce
lycée en 1961. Au début de la Révolution culturelle, en
effet, ce modeste employé va jusqu’à couvrir un jour
d’un drap le cadavre d’un ‘capitaliste’ qui a été tué et
abandonné sur un terrain de sport. Le reste du récit
apporte les détails sur la vie de ce personnage qui
viennent éclairer sa personnalité. |
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Ruyi, le film |
Le roman a été adapté
au cinéma l’année suivante, en 1983, le cinéma traversant à ce
moment-là une période semblable à celle de la littérature : de
recherche d’un style et de thèmes nouveaux, centrés sur l’étude
de la nature humaine. Ce fut Liu Xinwu lui-même qui adapta son
récit, et il fut invité avec le réalisateur Huang Jianzhong (黄健中)
au festival des Trois-Continents, à Nantes, lorsque le film y
fut présenté cette année-là en ouverture. Les deux œuvres ont
les mêmes qualités et se renforcent mutuellement ; elles sont,
chacune à sa manière, le parfait reflet de l’esprit de l’époque
(6).
Dans la postface à son
roman, Liu Xinwu a laissé comme une profession de foi, affirmant
sa foi dans le réalisme, d’abord, et dans l’humanisme ensuite,
ou plus précisément ce qu’il appelle l’humanisme
révolutionnaire : selon lui le meilleur moyen de venir à bout de
systèmes oppressifs pour résoudre les problèmes d’aliénation
humaine.
Mais il se dit aussi,
dans ce texte, favorable à l’expérimentation en littérature.
Ceci va le conduire à développer un style ultra réaliste, une
narration à la limite du documentaire, qu’il a appelée lui-même
« roman documentaire » (记事小说).
Le roman
documentaire
Ce type de roman est à
rapprocher d’un genre qui se développa aussi dans les années
1980 : la « littérature de reportage » (报告文学).
Mais les œuvres relevant de cette dernière sont politisés, alors
que les romans réalistes de Liu Xinwu s’attachent à décrire la
réalité quotidienne sans forcément aborder les problèmes
politiques ou soulever les grandes questions sociales qu’elle
recèle – du moins ce n’en est pas l’objectif premier.
L’arbre et la forêt, destins croisés |
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Le premier
roman dans ce style fut pourtant écrit à partir d’un
fait divers intervenu le 19 mai 1985 à la suite d’un
match de football opposant, au stade des Ouvriers,
l’équipe de Chine continentale à celle de Hong Kong : « Zoom
sur le 19 mai » (《5·19长镜头》).
Des dépêches d’agence avaient fait état de
hooliganisme et de xénophobie, des jeunes, exaltés comme
le sont souvent les supporters de football, s’en étant
pris à des étrangers ; Liu Xinwu, lui, analyse la
mentalité et les attentes de ces jeunes Chinois, et voit
dans leur attitude « de hooligans » le reflet de
ressentiments et de frustrations après la répression des
années précédentes.
Les deux
récits suivants, « L’aria de l’autobus » (《公共汽车咏叹调》)
et « Le kaléidoscope de Wangfujing » (《王府井万花筒》)
reprennent la même veine documentaire pour analyser en
profondeur un pan de réalité sociale. |
Le premier,
écrit en octobre 1985, part de son observation
personnelle des passagers entassés dans les bus à Pékin,
après de longues attentes. Aucun fait divers ici,
l’histoire centrale est celle de deux personnages, un
conducteur de bus et une contrôleuse ; leurs vies
deviennent, sous la plume de Liu Xinwu, des condensés de
celles de tous les passagers, avec leurs souvenirs,
leurs soucis quotidiens, leurs maigres joies.
Le second,
écrit un an plus tard, est une description quasi
encyclopédique de la principale artère commerçante et
lieu emblématique de la capitale, avant sa
transformation en 2000. Non seulement il y passe en
revue les divers points d’attraction du badaud
ordinaire, il reproduit en outre les enseignes et
affiches, donnant à son texte l’aspect d’un reportage
sur le vif. Il y recopie même les avis, réflexions et
récriminations que les clients ont inscrits sur les
carnets laissés à cette intention, et insère dans son
récit des propos de promeneurs. |
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Album de photos privées |
Rencontres au sein d’une destinée,
hualiyouhua |
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Dans son
« Portrait de Liu Xinwu » en postface de « La Démone
bleue », Roger Darrobers souligne que Liu Xinwu a
dépassé le cadre purement documentaire en structurant
son texte et en l’agençant autour de personnages
auxquels il donne « une dimension de héros de roman ».
Ce style
réaliste culmine avec ce qui est sans doute le chef
d’œuvre de l’écrivain, « L’arbre et la forêt, destins
croisés » (《树与林同在》),
publié en 1999, qui raconte l’histoire d’une époque à
travers celle d’un ami promis à un brillant avenir, mais
classé droitier en 1957 : une vie détruite pour une
bêtise, à la façon de « La plaisanterie » de Milan
Kundera. C’est l’occasion pour Liu Xinwu de revenir et
réfléchir sur son propre passé, d’où le sous-titre de
‘destins croisés’.
Le récit est
entrecoupé de quelque deux cents photos commentées :
c’est un style aujourd’hui à la mode que |
Liu Xinwu avait amorcé
dans une série d’essais publiés sous le titre « Album de
photos privées »
(《私人照相簿》)
publiés dans la revue Shouhuo (《收获》)
en 1986 ; style que l’auteur reprendra ensuite dans les
douze « portraits » du très beau recueil «
Rencontres au
sein d'une destinée, portraits
sertis dans les propos de Liu Xinwu » (《命中相遇——刘心武话里有画》)
(7)
Une
foison de nouvelles
Liu Xinwu a
conservé ce style réaliste dans les nouvelles écrites
parallèlement, et qui forment à elles seules un univers
à part entière, largement personnel, voire
autobiographique. |
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Liu Xinwu présentant son livre
Rencontres…
à la foire du livre à Shanghai en août
2010 |
La meilleure
introduction à ces textes est la postface à la nouvelle « La
Démone bleue » par son traducteur Roger Darrobers qui a bien
connu l’auteur (8).
Le Hongloumeng
et l’architecture
Le Hongloumeng dévoilé par Liu Xinwu
(1er tome) |
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A partir de
1993, cependant, Liu Xinwu s’est plongé dans l’étude du
grand classique du 17ème siècle qu’est « Le
Rêve dans le pavillon rouge » ou « Hongloumeng »
(《红楼梦》),
devenant un expert de ce que l’on a désigné du terme de
红学
hōngxué
– les études sur le [pavillon] rouge.
Le résultat
de ses recherches a donné trois tomes sous le titre
général « Liu Xinwu dévoile les mystères du
Hongloumeng »
(《刘心武揭秘红楼梦》).
Son approche
est originale : il défend qu’il faut, pour comprendre
l’œuvre, partir d’un personnage secondaire, Qin Keqing (秦可卿),
l’un des personnages les plus mystérieux du roman. Il a
ainsi lancé une nouvelle branche des
hōngxué,
nommée
秦学
qínxué.
Mais il a
aussi écrit une nouvelle fin au roman, qui était resté
inachevé et avait été complété par un autre écrivain,
sous les Qing. Au lieu des quarante chapitres conclusifs
usuels, Liu Xinwu en a écrit vingt huit qui sont, selon
lui, plus fidèles à l’esprit du roman. |
Il a également
renoué avec son intérêt pour l’architecture, manifesté
dès ses années de lycéen. Il a ainsi publié deux livres
sur le sujet qui sont devenus des titres de référence,
mais aussi un témoignage personnel plein de chaleur
humaine, en particulier sur les hutongs de Pékin.
Malgré cet
ancrage dans le réel, ce qui prédomine cependant dans
l’œuvre de Liu Xinwu, c’est l’humanisme qui s’en dégage,
un humanisme d’homme de la Renaissance, celui aussi bien
des encyclopédistes du dix-huitième siècle.
Piaochuang : le petit peuple pékinois vu par la fenêtre
Avec
Piaochuang (《飘窗》),
publié en mai 2014, Liu Xinwu renoue avec le roman. Si
« La
tour de l’horloge et du tambour » (《钟鼓楼》),
« Les
quatre portiques » (《四牌楼》)
et « Le
pavillon du Phénix »
《栖凤楼》)
forment une sorte de trilogie pékinoise, ce nouveau
roman en constitue comme un appendice. |
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Essais sur les hutongs |
Voir :
Liu Xinwu
renoue avec le roman pour une peinture de Pékin « vue de sa
fenêtre »
Le Hongloumeng raconté aux enfants
« Grand-papa Liu Xinwu raconte le
Rêve dans le pavillon rouge »
(《刘心武爷爷讲红楼梦》) |
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Il est vite revenu à son sujet favori. Et comme, sur
ces entrefaites il a eu un petit-fils, il s’est
tourné vers les enfants et il a écrit un Hongloumeng
pour eux. Il est paru en juillet 2018 sous la forme
d’une collection de petits livres pour enfants,
superbement illustrés, intitulés « Grand-papa Liu
Xinwu raconte le Rêve dans le pavillon rouge » (《刘心武爷爷讲红楼梦》).
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Notes
(1) On trouve
d’autres témoignages, sur sa famille en particulier,
dans sa grande fresque autobiographique « Les quatre
portiques » (《四牌楼》),
publiée en 1993.
(2) Yu Luoke
critiquait dans cet article célèbre un système basé sur
un principe dérivant de la lutte des classes, qui
faisait de chaque enfant un otage de la famille à
laquelle il appartenait ; selon ce système, Yu Luoke
n’avait pas été admis à l’université alors qu’il était
brillant, parce que son père et sa mère, eux-mêmes
brillants intellectuels, avaient été condamnés comme
droitiers.
(3)
La nouvelle eut un succès instantané, et fut adaptée au
cinéma, sous le même titre, une première fois en 1927,
puis en 1956 par
Grigori
Tchoukrai – superbe film en sovcolor
couronné du Prix spécial du Jury à Cannes en 1957. L’histoire est celle
d’une jeune tireuse d’élite de l’Armée rouge, sur le
front d’Asie centrale, qui a déjà tué quarante ennemis ;
un jeune aristocrate devait être sa 41ème
victime, |
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Illustration du film Le quarante et
unième |
mais elle le rate, et
il est fait prisonnier... Après une tempête en mer d’Aral, ils
se retrouvent seuls sur une île déserte et tombent amoureux en
attendant les secours ; mais quand ceux-ci arrivent, c’est en
fait un bateau de l’Armée blanche…
La nouvelle a été
traduite en français du temps de l’Union soviétique et publiée
aux Editions en langues étrangères de Pékin, à peu près à la
même époque qu’à Pékin, en 1955.
(4) Wu Zuguang avait
effectivement été condamné en 1957 et envoyé faire du défrichage
dans le Grand Nord. Sur Wu Zuguang, voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Wu_Zuguang.htm
(5)
如意
rúyì
désigne un objet
ornemental de jade, en forme de S, symbole de bonheur (d’où la
traduction française) ; le terme signifie par extension
‘conforme à ses désirs’ (d’où la traduction anglaise).
(6) Sur le réalisateur
Huang Jianzhong, voir
:
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Huang_Jianzhong.htm
Sur le film, voir ……..
(7) Selon la
traduction suggérée par Roger Darrobers du titre de cette œuvre
encore inédite en français.
(8)
La Démone bleue, Bleu
de Chine 2005, Entretien avec Liu Xinwu p. 77-83, et Portrait de
Liu Xinwu, p.87-130.
Principales
publications en chinois
1979 Le professeur principal《班主任》
1980 Recueil de nouvelles courtes (刘心武短篇小说选)
1982 Le talisman《如意》
1985 La tour de l’horloge et du tambour
《钟鼓楼》
1986 L’aria de l’autobus
《公共汽车咏叹调》
1993 Les quatre portiques 《四牌楼》
1996 Le pavillon du Phénix 《栖凤楼》
1999 L’arbre et la forêt
《树与林同在》
2009 Deux recueils de nouvelles, courtes et moyennes (刘心武短篇/中篇小说)
2014 Piaochuang
(la baie vitrée)《飘窗》
Liste des publications
(1978-2014) :
https://baike.baidu.com/item/%E5%88%98%E5%BF%83%E6%AD%A6/80208
Traductions en
français
Le Professeur
principal, Littérature chinoise, Pékin 1979, n°1
Les Murs noirs, nouvelle traduite par Lao Yan, in Les
meilleurs œuvres chinoises 1949-1989, Littérature chinoise,
collection Panda, 1989.
La Cendrillon du canal,
traduit du chinois par Roger Darrobers, Bleu de Chine, 1996
Le Talisman, traduit par R.Y.L.Yo, édition bilingue, You Feng,
1999.
L'arbre et la forêt,
Destins croisés, traduit du chinois et annoté par Roger
Darrobers, Bleu de Chine, 1999
Poussière et sueur, traduit du chinois et annoté par Roger
Darrobers, Bleu de Chine, 2004
La mort de Lao She, traduit du chinois par
Françoise Naour,
Bleu de Chine 2004
Poisson à face humaine, traduit du chinois par Roger Darrobers,
Bleu de Chine, 2004
La Démone bleue, traduit du chinois par Roger Darrobers, Bleu de
Chine 2005
(avec un portrait de
Liu Xinwu par le traducteur, et un entretien avec lui)
Les Dés de poulet façon mégère, traduit du chinois par
Marie Laureillard, Bleu de
Chine 2007
Je suis né un 4 juin,
mémoires littéraires, traduction présentée et abondamment
annotée par Roger Darrobers, Gallimard Bleu de Chine, 2013*.
*Sur ces mémoires,
voir :
« Je suis né un 4 juin » : évocation cathartique des fantômes
d’une époque
Adaptation
cinématographique
1982 Ruyi ou Le
Talisman《如意》,
adapté de la nouvelle éponyme et réalisé par Huang Jianzhong (黄健中)
Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Huang_Jianzhong.htm
A lire en complément
Compte rendu de la séance du Club de
lecture du Centre culturel de Chine
du 4 décembre 2018 consacrée à Liu Xinwu.
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