Chengyu

 
 
 
     

 

Chengyu guā tián lǐ xià ou comment ne pas ruiner sa réputation

par Brigitte Duzan, 10 mai 2020 

 

Le roman de Liu Zhenyun (刘震云) sorti en novembre 2017 est intitulé, littéralement, « Les jeunes du temps où l’on mange des pastèques » (吃瓜时代的儿女们).

 

Il s’agit d’une référence ironique à l’expression chīguā qúnzhòng (吃瓜群众), masses qui mangent des pastèques (ou des melons), expression popularisée par les internautes chinois : elle désigne ceux qui ne s’expriment pas sur le web et se contentent de regarder sans rien dire, en croquant des graines de pastèques.

 

Illustration du chengyu

 

Mais ce titre amusant évoque aussi un chengyu en rapport avec l’histoire du roman, une histoire où tout le monde est corrompu ou peut être soupçonné de l’être : guā tián lǐ xià (瓜田李下), contraction de l’expression guātián bù nàlǚ, lǐxià bú zhěngguān (瓜田不纳履,李下不整冠), c’est-à-dire « dans un champ de pastèques ne rattachez pas vos chaussures, sous un poirier ne rajustez pas votre coiffure », autrement dit, évitez des gestes susceptibles de vous attirer des soupçons quant à vos intentions, au risque de laisser penser que vous êtes un voleur et de ruiner votre réputation.

 

Origine du chengyu 

 

Le Gu yuefu, édition de la dynastie des Yuan (1346)

 

On le trouve dans un poème d’un recueil d’anciens poèmes yuefu (Gu yuefu《古乐府》), à l’origine recueillis dans diverses régions de l’empire et compilés sous l’empereur Wudi des Han, puis complétés sous les dynasties suivantes jusqu’aux Dynasties du nord et du sud [1].

 

Il s’agit d’un poème datant des Trois Royaumes, écrit par le célèbre poète et homme d’Etat Cao Zhi (曹植), du royaume de Wei ou Cao Wei (曹魏), au 3e siècle : « La conduite d’un gentilhomme » (《君子行》). Ce sont les deux premiers vers qui sont les plus connus, et le chengyu est la contraction du deuxième :

 

君子防未然,不处嫌疑间。Prudent, le gentilhomme évite de susciter le doute.

瓜田不纳履,李下不正冠。Dans un champ de melons ne remet pas sa chaussure,

                                      Sous un poirier ne redresse pas sa coiffure.

 

Depuis cette époque, il a été utilisé à de nombreuses reprises dans des récits pour illustrer ou expliquer la conduite d’un personnage. Les deux histoires les plus célèbres datent l’une des Qi du Nord (北齐), au 6e siècle, pendant la période des Dynasties du nord et du sud, l’autre de la dynastie des Tang.

 

L’histoire de Yuan Yuxiu [2]

 

Yuan Yuxiu (袁聿修) était de Linzhang (临漳), dans ce qui est aujourd’hui le Hebei. Calme et précoce, à dix-huit ans il avait déjà un poste officiel, et plus tard devint gouverneur de la province. Sa renommée était grande : il était réputé ne jamais accepter de pots de vin. On l’avait surnommé Qinglang (清郎) « le ministre sans tache ». Mais, bien sûr, il était difficile de préserver une telle droiture.

 

Un jour, Yuan Yuxiu alla faire une visite de contrôle à Yanzhou (兖州), au sud-est de la

 

Yuan Yuxiu refusant la soie

province, où habitait l’un de ses vieux amis, nommé Xing Shao (邢邵). Ils bavardèrent ensemble, après quoi Xing Shao voulut offrir une pièce de soie blanche à son ami, en souvenir amical. Ce geste sincère mit Yuan Yuxiu dans l’embarras : refuser serait offenser son ami, accepter serait faire planer un doute sur son honnêteté. 

 

Après avoir longtemps réfléchi, Yuan Yuxiu refusa, et partit en laissant un mot d’excuse qui disait :

 

我这次路过这里,与往常不同呀!瓜田李下,古人是很谨慎的。我们不能忘记古人说过的走在瓜地里不要弯腰提鞋子,走在李树下不要伸手整帽子的话。只有这样,才能躲避嫌疑。你的心意我领了。白绸不能收,不能留下不好的话柄。

Quand je suis venu, cette fois-ci, ce n’était pas comme par le passé ! Les anciens étaient très prudents, ils ne rajustaient pas leur chaussure dans un champ de pastèques, ne redressaient pas leur coiffure sous un poirier. Il ne faut pas oublier ce qu’ils disaient : il faut éviter de se baisser dans un champ de melons ou d’étendre le bras sous un poirier, car ce n’est qu’ainsi que l’on peut éviter de faire naître des doutes sur notre conduite. Je suis touché par ton intention. Mais je ne peux pas accepter ton cadeau de soie blanche, car ce serait accepter de donner prise aux rumeurs (huàbǐng 话柄). »

 

Xing Shao comprit très bien et ne se fâcha pas.

 

L’histoire de Liu Gongquan

 

Célèbre calligraphe de la dynastie des Tang qui vécut de 778 à 865, Liu Gongquan (柳公权) avait la réputation d’être extrêmement loyal et honnête. Sous l’empereur Wenzong (唐文宗), en 838, eut lieu un incident à la cour [3]. Un oncle de l’impératrice douairière Guo (郭太后), Guo Min (郭旼), envoya ses deux filles vivre à la cour. Peu de temps plus tard, il vint leur rendre visite et l’empereur lui conféra le titre de gouverneur militaire ou jiedushi (节度使) de la petite place de Youning (邮宁), située dans le Shaanxi. Cela fit beaucoup jaser.

 

L’empereur s’en expliqua à Liu Gongquan : Guo Min est le beau-père de l’impératrice douairière, il est normal qu’il ait un poste officiel ; il est général et Youning est vraiment tout petit. Liu Gongquan lui expliqua que tout le monde pensait que Guo Min lui avait offert ses filles comme concubines en échange de son poste. L’empereur répondit que les deux filles étaient venues tenir compagnie à la reine mère, qu’elles ne lui étaient pas destinées. Alors Liu Gongquan répliqua :

 

Calligraphie de Liu Gongquan

 

         瓜田李下的嫌疑,人们哪能都分辨得清呢?

Quand on est dans un champ de melons, on ne se baisse pas pour rajuster ses chaussures, quand on est sous un poirier on ne tend pas le bras pour arranger sa coiffure, c’est le seul moyen de ne pas attirer les soupçons ; comment voulez-vous que les gens reconnaissent clairement vos intentions ?

 

Le lendemain, l’impératrice douairière renvoya les deux filles de Guo Min chez elles.

 


 

[3] On en trouve une mention dans l’Ancien Livre des Tang (《旧唐书》), chap. 17.2 Wenzong 2 (本纪第十七下 文宗下).

L’anecdote dans la biographie de Liu Gongquan : https://sns.91ddcc.com/t/52148  (année 838)


 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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