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Jiang Rong
姜戎
Présentation
par Brigitte Duzan, 1er mars 2015
Jiang Rong est l’auteur d’un unique livre, mais c’est un
bestseller qui a battu des records de vente : publié en
2004, « Le Totem du loup » (《狼图腾》)
s’est vendu à plus de quatre millions d’exemplaires en
Chine, et sans doute quatre ou cinq fois plus si l’on
considère les versions piratées. Il a obtenu en 2007 le
prix Man de littérature asiatique (Man Asian Literary
Prize), le premier à être décerné.
C’est son succès même qui lui a valu une certaine
mansuétude de la part des censeurs chinois. Ce succès a
même éveillé l’intérêt des autorités du cinéma qui ont
très vite vu les bénéfices à glaner d’une grosse
production adaptée du roman. Jean-Jacques Annaud a été
appelé pour réaliser le film, sorti en Chine le 19
février 2015, pour la fête du Printemps, et en France,
le 25 février suivant, sous le titre |
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Lü Jiamin, alias Jiang Rong |
« Le dernier loup ». Dans l’un et l’autre pays, les entrées ont
répondu aux attentes : le film s’est placé en troisième position
au box office de la semaine du Nouvel An en Chine et, en France,
80 000 entrées ont été recensées le seul premier jour de sa
sortie en salles.
L’adaptation cinématographique a, en retour, entraîné des
rééditions du roman, et de ses traductions.
On peut légitimement s’interroger sur les raisons d’un tel
enthousiasme, en dehors de toute considération promotionnelle,
si tant est qu’une promotion – aussi pointue soit-elle – ne peut
être efficace que si le produit répond aux attentes du
consommateur.
Un jeune instruit émerveillé par la Mongolie
De son vrai nom Lü Jiamin (呂嘉民),
Jiang Rong (姜戎)
est né en 1946 à Pékin dans une famille de militaires
originaires de Jiading (嘉定),
aujourd’hui subdivision de la municipalité de Shanghai.
Garde rouge fana de livres
Ses parents étaient tous deux entrés au Parti communiste dans
les années 1920, à Shanghai. Son père, commandait un corps
d’armée, est passé dans les rangs communistes parce que les
communistes luttaient contre les Japonais. Après la guerre, il a
été affecté à la direction d’un département du ministère de la
Santé.
Sa mère est morte d’un cancer quand il avait onze ans, en 1957.
Or c’était une forte personnalité : son père avait la passion du
jeu et y perdit la totalité de sa fortune. Elle est alors venue
à Shanghai et s’est engagée dans les réseaux communistes
clandestins. A la fin du conflit, elle est devenue directrice
d’école. Elle a exercé une profonde influence sur son fils en
lui communiquant son amour des livres.
Jiang Rong a en fait hérité de l’opiniâtreté de ses parents. Il
a raconté qu’il a été inspiré par le modèle des habitants de
Jiading, la ville de son père : quand les Mandchous ont envahi
la Chine, les gens de Jiading se sont alliés pour leur résister
avec les habitants des villes voisines ; mais les autres se sont
soumis, et ont laissé leur voisin lutter tout seul. Alors les
habitants de Jiading ont refusé de laisser leurs enfants épouser
des jeunes des villes passées à l’ennemi…
Lü Jiamin a été un étudiant turbulent, dénoncé comme
contre-révolutionnaire en 1964 pour un article contestataire. Au
début de la Révolution culturelle, il est étudiant aux
Beaux-Arts à Pékin ; son père est attaqué comme suppôt du
capitalisme, ce qui n’empêche pas son fils de devenir Garde
rouge, et même de participer activement au mouvement. Comme
beaucoup d’autres, Lü Jiamin participe aux autodafés de livres,
mais profite des confiscations opérées pour en mettre bon nombre
de côté, en se constituant au total une petite bibliothèque de
quelques deux-cents livres. Après tout, il suivait un précepte
de Lénine qui l’avait frappé et qui disait que, pour devenir un
vrai communiste, il faut d’abord avoir une bonne connaissance de
la littérature mondiale.
C’est en partie pour préserver ses livres qu’il se porte
volontaire, dès 1967, pour partir en Mongolie intérieure, au
lieu d’aller dans le Heilongjiang comme beaucoup d’autres : ses
livres y seraient moins menacés, car il n’aurait pas à vivre en
caserne, et une bonne partie de la population serait incapable
de les lire et de savoir ce qu’ils racontaient.
Onze ans en Mongolie
Il a donc vingt-et-un ans quand il débarque, en novembre 1967,
dans la bannière orientale d’Ujimqin (东乌珠穆沁旗),
dans la Ligue de Xilin Gol (锡林郭勒盟),
au nord-est de la Mongolie intérieure. Il découvre un pays
sauvage, et d’immenses espaces de pâturages semi-désertiques,
peuplés de façon sporadique de rudes cavaliers, éleveurs de
moutons ; lui-même a son cheval et va chasser. Il en conçoit un
immense sentiment de liberté qui lui semble être ce qui manque
le plus en Chine.
Il y reste onze ans. Une décennie qui lui permet de s’attacher
au pays, à ses habitants, et à une culture nomade déjà menacée
par la politique de sédentarisation et d’exploitation des terres
et des richesses minières, et la désertification. L’idée d’un
livre sur le sujet germe dans son esprit dès 1971.
Mais, ce que l’on sait peu, c’est que, pendant ses trois
premières années en Mongolie, il a été emprisonné pour avoir
écrit un article sur Lin Biao (林彪).
Accusé d’être un élément trouble, de mèche avec des
contre-révolutionnaires étrangers (“里通外国的反革命集团分子”),
Jiang Rong est condamné à la prison. Il n’est relâché qu’après
la mort de Lin Biao, en septembre 1971. Il est passé très près
de la condamnation à mort.
Retour à Pékin et activités littéraires
Il rentre à Pékin en 1978, avec la vague de jeunes instruits
revenant en ville avec, au plus profond d’eux-mêmes, la
nostalgie de la vie à la campagne, comme une période nimbée des
ors de la jeunesse, embaumés par le souvenir. Le retour se fait
dans des conditions un tantinet chaotiques d’ouverture et
d’espoir.
A Pékin, il participe, en 1979, à ce que l’on a appelé
le Printemps de Pékin, première vague de contestation demandant
la « cinquième modernisation » (第五个现代化)
et anticipant le mouvement de 1989. En même temps, il réussit le
concours d’entrée à l’Institut chinois des Sciences sociales (社科院研究生院)
et, ses études terminées, en 1983, il devient rédacteur en chef
de la revue littéraire « Printemps de Pékin » (《北京之春》),
et professeur adjoint à l’Institut chinois des relations
industrielles (中国劳动关系学院).
En juin 1989, il participe au mouvement de la place Tian’anmen.
Il est arrêté, et relâché sans autre procès en janvier 1991,
après dix-huit mois de détention, avec d’autres contestataires
comme Liu Suli (刘苏里)
ou le leader étudiant Xiong Yan (熊焱).
Mais il perd son poste de professeur adjoint.
Il se met alors à écrire, ce livre auquel il songe et qui le
hante depuis vingt ans.
Le Totem du loup
La première ébauche est terminée en 1997, la version finale
présentée à l’éditeur à la fin de 2003. Selon son épouse, la
romancière
Zhang Kangkang (张抗抗), ce
sont les six dernières années qui furent les plus dures : il
travaillait enfermé, sans dire un mot de ce qu’il faisait.
Edition chinoise du Totem du loup |
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Le livre est paru sous le pseudonyme de Jiang Rong parce
que le seul nom de Lü Jiamin l’aurait automatiquement
condamné à être censuré. Quand les autorités ont réalisé
qui se cachait derrière Jiang Rong, le livre avait déjà
un tel succès qu’il était impossible de l’interdire.
Finalement, le gouvernement a préféré prendre le train
en marche et utiliser le mouvement à ses propres fins.
Ce que l’on peut se demander, cependant, c’est, d’abord,
quelles sont les raisons d’un tel succès populaire. En
effet, comme l’a remarqué Pankaj Mishra dans un article
du New York Times du 4 mai 2008 : « Il est …
remarquable qu’un roman aussi morose et lourdement
didactique soit devenu un énorme succès de librairie… »
Les raisons sont simples : elles touchent au plus
profond de l’imaginaire et des aspirations des Chinois,
et des souvenirs de jeunesse de beaucoup d’entre eux. |
Les raisons du succès en Chine
Le roman est évidemment autobiographique ; il est
présenté à la fois comme un roman d’aventures et un
roman initiatique. Il conte l’histoire d’un jeune
étudiant nommé Chen Zhen qui est un peu le Wilhelm
Meister de la Chine moderne. Comme LüJiamin en son
temps, il est fasciné par la vie dans la prairie
mongole, et en particulier par les loups. Il a pour
maître un vieux berger qui chasse au loup mais le
vénère, et lui enseigne comment vivre dans la nature
mongole. Au cours d'une chasse, le jeune Chen Zhen
capture un louveteau qu'il décide d'élever. Mais il se
heurte à l’opposition des autres Mongols autour de lui
qui ont peur pour leurs troupeaux. L’histoire,
évidemment, se termine mal.
Le récit, cependant, n’est qu’un prétexte ; Jiang Rong
se sert de l’histoire pour faire passer des messages :
deux essentiellement. |
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Zhang Kangkang |
1. Le principal et le premier énoncé consiste dans une véritable
thèse sur l’esprit du loup : le peuple mongol y puiserait sa
détermination et sa force, fondée sur des valeurs de liberté et
de solidarité, et un mode de vie au plus proche de la nature et
en équilibre avec elle, à l’opposé de la vie sédentaire, donc
casanière, des agriculteurs chinois. L’un des buts du livre est
d’inciter ses compatriotes « à ne plus être des moutons, mais
des loups ». ce propos de Jiang Rong a de lointains échos :
c’est ce qu’a dit
Lu Xun
(鲁迅)
dans son « Appel aux armes » (《吶喊》),
quand il déplorait la passivité du peuple chinois.
Traduction Howard Goldblatt, après
le prix Man Asian Literature |
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Le thème a donc de profondes racines, littéraires et
culturelles, et s’est trouvé, à la sortie du roman, en
opposition à l’idéologie sur laquelle s’appuyait au même
moment le président Hu Jintao, fondée sur un idéal
d’harmonie sociale, donc plus proche du mouton que du
loup. Selon Jiang Rong, le dragon chinois a besoin d’un
peuple de moutons soumis.
Ce thème combattif a même été repris dans les milieux
économiques, comme une autre approche de L’art de la
guerre. C’est le cas, par exemple, très souvent cité, du
PDG du groupe Hai’er (海尔集团),
Zhang Ruimin (张瑞敏),
dont une citation figure sur la quatrième de couverture
de la traduction française du roman parue aux éditions
Bourin: « Après avoir lu Le Totem du loup, j’ai
compris qu’il valait la peine d’emprunter beaucoup de
manières de combattre utilisées par les loups : ne pas
livrer combat sans préparation, savoir choisir le
meilleur moment pour frapper, attaquer par surprise…» |
L’esprit du loup, en ce sens, constituerait donc un atout
fondamental dans la montée en puissance d’une Chine qui
s’efforce pourtant de garder un profil bas dans ses avancées
politiques, économiques et militaires.
2. Mais l’autre thème développé rejoint tout autant les
préoccupations des Chinois aujourd’hui, dans un pays où la
protection de l’environnement devient une nécessité vitale et
urgente : c’est le thème écologique, qui va même au-delà
des inquiétudes sur la dégradation physique du pays, allant
jusqu’à englober sa dégradation morale. Il s’agit donc d’un
écologisme au sens large, recoupant le désir de retour à la
pureté originelle de la nature.
Mais le roman ne se montre guère optimiste sur ce point,
montrant au contraire la destruction en très peu de temps d’un
équilibre naturel où cohabitaient hommes et bêtes.
3. Outre ces
deux thèmes, le roman propose une vision nostalgique
d’un monde disparu qui est celle de toute une génération
de Chinois du même âge que Jiang Rong. Eux aussi ont
vécu leur jeunesse dans des zones rurales peu
hospitalières, qui leur ont cependant offert la chaleur
d’un environnement humain simple et chaleureux à un
moment où la Chine sombrait dans les luttes de faction.
C’est un thème récurrent dans la littérature et le
cinéma chinois, à partir des années 1980. |
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Repérage avec Jean-Jacques Annaud |
Le roman éveille donc des souvenirs, voire suscite des regrets.
Et cette commune nostalgie est certainement un facteur important
dans le succès remporté par le livre.
Il n’en reste pas moins, malgré tout, qu’il est « morose et
lourdement didactique » pour reprendre les termes de Pankaj
Mishra.
Un roman lourd et didactique
Le titre même du roman est d’emblée provocateur. Afficher ainsi
haut et fort la teneur du message principal par un terme
étranger, qui n’a rien à voir avec la culture mongole, est assez
représentatif de la démarche de l’écrivain – et de son éditeur.
Guo Xuebo contre Jiang Rong |
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Elle a fait protester de nombreux chercheurs et
écrivains mongols, qui se sont élevés contre une
déformation de leur culture, et en particulier contre la
place accordée au loup au sein de celle-ci par Jiang
Rong. L’un des premiers à manifester son désaccord avec
les thèses avancées a été l’écrivain Mala Qinfu (玛拉沁夫),
le plus véhément sans doute
Guo Xuebo (郭雪波),
dont toute l’œuvre est un vibrant témoignage de ce
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qu’il clame : que le
loup n’est qu’un animal parmi d’autres du bestiaire des légendes
mongoles, et, qui plus est, un animal cruel et dangereux pour
l’homme.
Sur le plan purement littéraire, si le roman offre de belles
pages narratives et des descriptions qui reflètent naturellement
la passion de l’auteur pour son sujet, il reste bien souvent
d’un simplisme confondant dans ses réflexions et ses idées.
C’est aussi l’impression laissée sur Noël Dutrait qui en cite
des exemples dans son compte rendu de lecture de la traduction
française, paru dans le second numéro de 2009 de Perspectives
chinoises.
Ainsi, au chapitre 14, peut-on lire cette réflexion sur le petit
louveteau que le jeune étudiant a capturé, et qui est l’une des
multiples réitérations du thème du totem :
« Pour le louveteau, la vie était aussi précieuse que la
liberté : il voulait l’une et l’autre ! On retrouve parfois
cette force d’âme chez les humains, comme les révolutionnaires
tombés entre les mains du Guomindang ou des Américains, mais ces
militants ne formaient qu’une petite élite de la nation
chinoise. Chez les loups, c’était une qualité permanente,
générale et transmise de génération en génération. Elle s’était
également transmise au peuple mongol qui avait fait du loup son
totem, respectant cet animal en tant que dieu de la guerre et
maître ancestral. »
Le roman égrène les réflexions de ce genre, comme cette
réflexion étrange sur la culture occidentale, qui traduit sans
doute l’esprit émerveillé d’un jeune Chinois découvrant la
Mongolie en 1967 et reflète des idées courantes dans la
mentalité populaire chinoise, mais se lit comme une apologie de
ces idées :
«
Les Occidentaux
mangent avec un couteau et une fourchette, dévorent du
bœuf [saignant]
,
consomment du fromage et du beurre. C’est pour cela qu’ils ont
conservé une grande part de leur nature primitive et animale,
bien plus que les peuples cultivateurs. »
Finalement, si le livre s’est vendu à plus de quatre millions
d’exemplaires, c’est en grande partie grâce aux polémiques que
ces idées ont suscitées, et qui font in fine du livre un
intéressant phénomène social, et même socio-politique, bien plus
que littéraire.
Un succès dû en grande partie aux polémiques suscitées
Dans Le Monde, en 2008, Alain Beuve-Méry a souligné l’impact des
polémiques sur l’intérêt pour le livre
:
« Si Le Totem du loup a rencontré un si vif succès en Chine,
c’est parce qu’il a déclenché, dès sa parution, de vives
polémiques, en raison de son contenu fortement subversif. Il a
entraîné de nombreux débats sur internet. Il a été applaudi par
des hommes d’affaires, des intellectuels, des enseignants de
littérature, des journalistes et par le grand public, mais a
aussi fait l’objet de violentes attaques de la part des
défenseurs du confucianisme, des ultranationalistes et des
tenants de l’aile conservatrice du Parti communiste chinois qui
ont demandé son interdiction – et la demandent toujours, alors
que le roman est présent dans les bibliothèques et fait même
l’objet de thèses de doctorat. »
Finalement, « Le Totem du loup » est un roman qui reflète son
époque : il brasse des idées dans l’air du temps de façon
superficielle, mais efficace, et semble délivrer une philosophie
en phase avec les aspirations du moment. Ses thèses contestables
se nourrissent des polémiques mêmes qu’elles soulèvent.
Au niveau littéraire, cependant, le roman n’a d’intérêt que pour
la peinture empreinte de nostalgie d’une jeunesse passée en
Mongolie pendant la Révolution culturelle. Si Jian Rong s’en
était tenu là, « Le Totem du loup » aurait pu être un très bon
roman, qui serait sans doute passé totalement inaperçu….
A lire en complément
« Le dernier loup »,
adaptation cinématographique du « Totem du loup »
http://www.chinesemovies.com.fr/actualites_216.htm
Alain Beuve-Méry, « L’offensive mondiale du
Totem du loup », Le
Monde des livres, 11 janvier
2008.
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