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L'insondable profondeur de la solitude : la science-fiction
selon Hao Jingfang
par Brigitte Duzan, 19 août 2021, actualisé 24 août 2021
« L'insondable
profondeur de la solitude »
(
Gūdú shēnchù
《孤独深处》)
est un recueil de onze nouvelles de science-fiction
de
Hao Jingfang (郝景芳)
initialement publiées entre 2010 et 2016, et réunies
dans un recueil paru en août 2016, la première -
« Pékin Origami » ou « Folding Beijing » - ayant été
couronnée du
Prix Hugo en avril 2016.
1/ Pékin Origami
《北京折叠》
2/ Au centre de la
prospérité
《繁华中央》
3/ Le chant des
cordes 《弦歌》
4/ Le dernier des
braves
《最后一个勇敢的人》
5/ Le théâtre de
l’univers 《宇宙剧场》
6/ Question de vie
ou de mort
《生死域》
7/ Le palais Epang
《阿房宫》
8/ L’envol de Cérès
《谷神的飞翔》
9/ La clinique dans
la montagne
《深山疗养院》
10/ La chambre des
malades
《孤单病房》
11/ Le
procrastinateur
《拖延症患者》.
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L'insondable profondeur de la
solitude,
éd. originale chinoise |
Comme Hao Jingfang elle-même le
précise dans l’introduction du recueil, le titre
évoque l’impression que lui donnent les récits de
science-fiction car ils imaginent des mondes possibles où les
humains sont étrangers et aliénés, sentiment d’aliénation, hors
du monde, qui est aussi un sentiment très fort de solitude.
Hao Jingfang recevant le prix Hugo
pour « Folding Beijing » |
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Le recueil comporte une grande diversité de thèmes.
La première nouvelle, et la plus réussie, offre une
vision originale de la ville de Pékin dans un avenir
incertain. Les cinq nouvelles suivantes, ainsi que
la huitième, sont des récits de science-fiction
imaginant l’humanité dans un futur plus ou moins
lointain, aux prises avec des extra-terrestres,
lancée dans une expansion interplanétaire
problématique ou vivant un monde peuplé de clones.
« Le Palais Epang » est plutôt de « l’histoire
fiction » : le récit revisite l’histoire du Premier
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Empereur. Les nouvelles 9 et 10 abordent des thèmes touchant
psychologie et psychiatrie. Et la dernière semble être un
cauchemar éveillé d’étudiant.
1/ Pékin Origami
《北京折叠》
Hao Jingfang explique dans sa préface que cette
nouvelle avait été initialement conçue comme la
première partie d’un roman qui n’a finalement pas vu
le jour. Elle y imagine la ville de Pékin organisée
selon une division en trois espaces totalement
étanches (presque), basculant régulièrement pour
faire alterner les groupes de population admis à
vivre éveillés : le premier espace est le plus
agréable et le moins peuplé, pour les nantis, et le
troisième celui des prolétaires qui ne « vivent »
que six ou huit heures la nuit. Le personnage
principal vit dans ce troisième espace : il est
trieur de déchets, car les détritus des deux autres
espaces sont envoyés dans le troisième pour y être
traités et recyclés. C’est là l’activité principale
– où l’on peut voir bien sûr comme une image du
tiers-monde, la métaphore essentielle visant
cependant les inégalités sociales engendrées par la
croissance, et tout particulièrement en Chine. |
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Folding Beijing (éd. 2016) |
C’est certainement la nouvelle
la plus intéressante du recueil ; elle a d’ailleurs été adaptée
au cinéma, et le film devrait sortir en 2021 ou 2022.
Elle
reflète les préoccupations sociales de l’auteure, en décrivant
une dérive vers une société cloisonnée et hiérarchisée, avec de
profondes inégalités au sein de la population préservées et
matérialisées par la structure même de l’espace urbain. On
cherche juste à éviter que les différentes strates de la
population ne se côtoient pour éviter les heurts. Ce qui prime,
c’est l’harmonie, même si elle est fondée sur l’injustice
sociale.
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Les trois espaces de la ville «
repliée » |
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La nouvelle a été initialement
publiée en décembre 2012 sur nesmth.net, le bulletin
board service de l’université Qinghua, avant de paraître dans
deux revues en 2014 : le Wenyi fengshang (《文艺风赏》)
de Di An (笛安)
et
Luo
Luo (落落)
ainsi que le Mensuel de la fiction (《小说月报》).
Hao Jingfang aurait mis un mois à la concevoir, et trois jours à
l’écrire. L’idée est originale, mais le fil narratif difficile à
suivre et l’intrigue insuffisante pour retenir l’intérêt
jusqu’au bout.
C’est un peu ce qui caractérise aussi les récits suivants. Hao
Jingfang s’en est presque excusée dans son introduction,
expliquant qu’elle s’est jusque-là surtout intéressée aux
concepts, en délaissant l’intrigue, justement.
2/ et 3/ Au centre de la
prospérité
《繁华中央》&
Le chant des cordes
《弦歌》
Il s’agit de deux nouvelles sur
le même thème, la seconde apparaissant comme le développement de
la première sans cependant que rien ne l’indique. Nous sommes
sur une Terre que des « Hommes de fer » ont investie en venant
de la Lune et en semant la terreur. Seuls sont préservés les
espaces culturels et les artistes qui y travaillent, en
particulier les musiciens. Dans la première, une violoniste
tombe sous leur emprise de ces hommes de fer en acceptant de se
laisser manipuler en échange du succès dans sa carrière ; mais
elle rompt son « contrat » en décidant de résister.
Dans la seconde, c’est tout un
mouvement de résistance qui est dépeint, et qui vise à …
détruire la Lune, base des « Hommes de fer », par un processus
de vibrations de cordes enclenché par un orchestre symphonique.
On a du mal à y croire. Mais il est vrai que c’est le problème
de la science-fiction en général.
4/ Le dernier des braves
《最后一个勇敢的人》
Cette nouvelle est une
intéressante histoire de clones qui forment des générations de
spécialistes d’un même métier. Chacun vit avec sa copie ou ses
copies, les uns formant les autres, en quelque sorte, et surtout
constituant des communautés soudées. Mais le thème principal est
en fait celui de la mémoire. Le clone principal, comme on dit
personnage principal, est magasinier, et son rôle est de
préserver la mémoire de textes en les faisant réciter à son
clone suivant… Le récit est bien mené même si on a tendance à se
perdre dans la première partie, la fin rattrape le début.
5/ Le théâtre de l’univers
《宇宙剧场》
Nous sommes en 2099, à l’ère du
partage des cerveaux, marquée par la disparition des fêtes – on
est en Chine : les fêtes formaient le lien social, avec leur
disparition ont disparu les activités de groupe, les individus
sont devenus isolés, indifférents, repliés dans des mondes
virtuels pour échapper à l’angoisse. Mais tout cela est en fait
le résultat des manipulations d’une autre civilisation. L’idée
était bonne, mais la chute de la nouvelle laisse un peu sur sa
faim.
6/ Question de vie ou de mort
《生死域》
Dès les premières lignes, on se sent à Pékin : Hao Jingfang nous
décrit une ville où tout est gris et sur laquelle plane un épais
brouillard. Un homme se demande où il est, s’il est vivant ou
s’il est mort… Et il semble vivre un cauchemar éveillé, aux
marges du réel. On est plus près ici de la fantasy que de
la science-fiction.
7/ Le palais Epang
《阿房宫》
Cette nouvelle s’éloigne elle
aussi de la science-fiction proprio sensu.
Elle met en scène un personnage qui, voulant disperser les
cendres de ses parents dans l’océan, selon leur volonté, se
retrouve sur une île déserte où, dans une grotte, il découvre
une statue du Premier Empereur. Qui a en fait réussi à atteindre
l’immortalité et se préoccupe de faire construire le palais
qu’il n’a jamais réussi à terminer de son vivant, quand il était
empereur. Et l’empereur de donner au passage des leçons de
politique-fiction, fier de voir que le système impérial qu’il a
mis en place a perduré quasiment jusqu’à aujourd’hui…
C’était une excellente idée de
centrer le récit sur Qin Shihuangdi et son palais, car ce palais
Epang a vraiment existé : sa construction par le Premier
Empereur dans la capitale impériale de Xianyang (咸阳)
a
commencé en 212 avant J.C. ; mais seul le hall d’entrée a été
terminé car, lorsque le rebelle Xiang Yu (项籍)
a investi la capitale, en 206 avant J.C., il l’a pillée et a
détruit et brûlé ce qui était construit du palais.
Hao Jingfang se perd malheureusement dans les méandres de son
intrigue, et ce qui aurait pu être une histoire à la Dino
Buzzati devient répétitif et s’achève un peu en queue de
poisson.
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Le palais Epang, peinture de Yuan
Jiang 袁江 (18e siècle) |
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8/ L’envol de Cérès
《谷神的飞翔》
On retrouve ici un récit de science-fiction qui dépeint une
colonie de peuplement de Terriens sur Cérès. Le personnage
principal est un bibliothécaire qui fait la navette entre
diverses colonies interplanétaires, mais qui aime
particulièrement revenir à celle de Cérès parce que les enfants
y sont très attachants. La description de la vie sur Cérès est
très réussie, et pleine de poésie. L’intrigue rompt le charme en
imaginant une machination pour détruire ce monde paisible, aux
allures campagnardes.
Les deux nouvelles qui suivent n’ont pas grand intérêt, étant
d’un imaginaire désuet ; la première se passe dans un hôpital
dans lequel des patients
sont soignés grâce à leurs interactions avec un réseau social
virtuel, et l’autre grâce à des messages qui leur sont transmis
par électrodes et leur donnant confiance en eux et en l’avenir.
La dernière nouvelle semble tronquée et n’a guère de sens dans
ce recueil.
L’impression qui se dégage de
l’ensemble est celle d’une grande richesse d’idées originales,
mais d’une tout aussi grande pauvreté narrative et stylistique.
Il est certain que le prix Hugo décerné à « Folding Beijing » a
récompensé, justement, l’originalité des idées, sans
s’intéresser beaucoup aux qualités d’écriture. C’est un problème
récurrent dans la littérature de science-fiction, comme si
l’idée suffisait à faire le maître.
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Notes de lecture de Zhang
Guochuan
Suite à cet article, j’ai relu
quelques nouvelles de Hao Jingfang (en chinois).
1.
J’ai beaucoup apprécié 《北京折叠》car
cette nouvelle reflète effectivement les préoccupations sociales
de l’auteure. Les trois espaces constituent une « micro-image »
de la Chine : l’apparence brillante du « rêve chinois » ne cache
pas les profondes inégalités au sein de la population.
Ce décalage est illustré par de
nombreux détails : différence de salaire, de la superficie
d’habitation, de l’accès aux ressources d’éducation (exemple des
écoles maternelles : « les premières places étaient monnayées
depuis longtemps, et le peu qui restaient étaient partagées
entre ceux qui enduraient la file d’attente »), de l’accès aux
informations (les habitants du premier espace optent pour le
traitement automatisé des ordures, à l’insu des habitants du
troisième espace, parmi lesquels des dizaines de millions de
trieurs de déchet), et même des aliments (Lao Ge évoque les
aliments de son enfance au troisième espace, 臭豆腐 ou
toufu puant et málà tàng 麻辣烫
ou soupe épicée).
Par ailleurs, les personnages
sont typiques. Lao Ge, par exemple, représente toute une
population issue de la campagne pauvre qui réussit à s’intégrer
dans une grande ville, en laissant derrière eux leurs vieux
parents ; Lao Dao représente la couche sociale vivant dans la
misère, qui s’engage dans des affaires illégales en vue d’offrir
une meilleure vie à leurs enfants. Il essaie de faire de sa
fille adoptive Tangtang une vraie jeune fille, sage et raffinée
(
shūnǚ
淑女)
et
non une fille comme ses voisines.
En ce qui concerne la langue de
Hao Jingfang, j’ai noté un mélange de registres vulgaire et
lyrique. Ainsi, j’ai beaucoup apprécié le style de《北京折叠》.
Et par curiosité, j’ai lu la traduction en français des deux
premiers chapitres de cette nouvelle. Ne me sentant aucune
légitimité pour le faire, je n’ai aucunement l’intention de
donner un avis sur la traduction, qui me paraît très fidèle.
Mais j’ai parfois l’impression que cette traduction n’a pas été
correctement relue car j’ai relevé quelques erreurs de
traduction dans ces deux chapitres que j’ai lus. En voici
quelques exemples :
- 老刀四十八岁,没结婚,已经过了注意外表的年龄,又没人照顾起居…… 他在垃圾站连续工作了五小时,很担心身上会有味道。(cette
dernière phrase n’est pas traduite)
- À quarante-huit ans, ce
célibataire avait passé l’âge de se soucier de son apparence
physique, et personne
ne lui prêtait attention
(erreur de traduction : 照顾起居 signifie
littéralement « personne ne s’occupe de sa vie » (ne s’occupe de
lui dans sa vie courante), et par extension « il n’a pas de
femme »).
- “现在政府太混沌了,做事太慢,僵化,体系也改不动。”他说,“等我将来有了机会,我就推快速工作作风改革。干得不行就滚蛋。”
— En
ce moment, le gouvernement est trop passif, il n’agit pas assez
vite, il est rigide, incapable de changer le système. Si j’en
ai l’occasion, je réformerai le style de travail en
l’accélérant. Et
si j’échoue, je m’en irai. (erreur
de traduction : « Celui qui n’arrivera pas à bien faire son
travail s’en ira. »)
- 吃完把盘子放在脚边,站起身,同样对着空墙做击打动作,费力气顶住某个透明的影子,偶尔来一个背摔,气喘吁吁。
Son repas terminé, il reposa le
plateau à ses pieds, se leva, fit le geste de frapper en
direction du mur vide, puis sembla résister avec effort à une
ombre transparente en tombant
parfois sur le dos (erreur de traduction : « en faisant
basculer cette ombre transparente sur son dos et la fit tomber),
haletant.
Autre
détail : la traduction des noms manque parfois de cohérence.
- Noms des personnages : 小丁est
traduit par « Petit Ding », alors que 老刀
par « Lao Dao » (pourquoi pas « Vieux Dao ») ? 依言 par
« Yiyan », mais 糖糖 par
« Tang-Tang » (pourquoi ajouter un tiret) ?
- Noms de lieux :
« Dattes du Xinjiang, Nouilles du Dongbei (différent
de 新疆,上海
ou
湖南, 东北 n’est
pas un nom propre mais signifie le « Nord-est » de la Chine), Kaofu de
Shanghai, Viande salée du Hunan » (l’aliment 烤麸 n’est
pas traduit, ni expliqué. C’est le même cas pour 臭豆腐,
un de ses aliments de l’enfance de Lao Ge, transcrit simplement
par « chòu dòufu ».)
2.
En ce qui concerne les autres nouvelles de Hao Jingfang,
je ne les ai pas beaucoup appréciées. Comme il est dit dans
l’article ci-dessus, l’intrigue est souvent insuffisante pour
retenir l’intérêt jusqu’au bout. Plusieurs nouvelles décrivent
la misère de vie des Chinois. Dans La clinique dans la
montagne (《深山疗养院》),
un docteur passionné pour la recherche suffoque dans l’ambiance
universitaire chinoise et est tourmenté par les soucis
quotidiens de sa famille ; Dans Le procrastinateur (《拖延症患者》),
un étudiant peine à rédiger son mémoire de recherche. Tous les
deux reflètent un phénomène général dans la société chinoise
d’aujourd’hui, mais ces nouvelles sont plutôt proches du
néo-réalisme (新写实小说),
et loin de la science-fiction.
Certes, sa nouvelle intitulée
Le Palais Epang (《阿房宫》) est
originale car c’est effectivement une excellente idée de centrer
le récit sur le Premier empereur Qin Shihuang (秦始皇)
et son palais. Cette nouvelle est une réécriture (parfois
implicite), ou une écriture d’invention du mythe du Premier
empereur, de La source aux fleurs de pêcher de Tao
Yuanming (《桃花源记》),
et du Rêve du millet jaune (《黄粱梦》).
Une combinaison du Premier empereur et des extraterrestres, un
mélange de l’histoire véridique et du futur incertain est très
intéressant. Mais, par rapport aux autres auteurs qui réécrivent
des classiques, le développement de Hao Jingfang me paraît
banal. Je pense par exemple à la novella de
Ye Mi (叶弥) intitulée
Un homme sans importance (《小男人》),
qui est une réécriture subtile du Pavillon
aux pivoines (《牡丹亭》) :
le développement est plus captivant, et la langue plus lyrique.
Selon le titre de
la traduction
française, par Michel
Vallet, Fleuve éditions (coll. Outre fleuve), 2018, 368
p.
Produit par
Wanda, le film – intitulé « Folding City » (《折叠城市》)
- a été réalisé par le cinéaste américain Josh Kim (金俊)
et tourné en
2019.
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