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« Le Président Mao
est mort » de Du Qinggang : vingt ans plus tard, le rire se fige
par
Brigitte Duzan, 6 mai 2020
C’est en 2002 qu’est paru en France « Le Président
Mao est mort » de
Du Qinggang (杜青钢),
petit livre présenté comme roman mais qui est en
fait une suite de vingt-deux essais satiriques
portant un regard rétrospectif sur la période de
cinq ans couvrant les années 1972-1977 en Chine.
C’est autobiographique et d’un humour décapant qui
rappelle beaucoup celui de
Yu Hua (余华).
Chaque page rappelle des souvenirs personnels,
évoque tout un passé déjà teinté des couleurs sépia
de la nostalgie. Mais lire ce livre vingt ans plus
tard, dans le contexte crispé du début des années
2020, donne à toutes ces piques d’humour une
tonalité quelque peu grinçante.
Apprendre le français avec l’Humanité rouge
Elève de français en Chine en 1972
Aujourd’hui doyen de l’Institut des langues
étrangères de l’université de Wuhan, Du Qinggang a
commencé à apprendre le français à l’âge de douze
ans, en 1972. C’était en pleine Révolution
culturelle, les universités |
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Le Président Mao est mort |
étaient ouvertes, ou plutôt entr’ouvertes, aux rejetons des
éminents membres du Parti et à l’élite prolétarienne du
pays, les ouvriers-paysans. Or justement il avait la bonne
origine de classe : un grand-père mendiant à son heure, pour
survivre, avant 1949, et père et mère ouvriers.
Après un examen oral brillamment réussi grâce à sa présence
d’esprit politique, il entre à l’Ecole des langues étrangères de
Wuhan, où sa mère justement était conseillère, experte rouge.
Les années d’apprentissage nous valent quelques pages
savoureuses sur les méthodes d’enseignement et le vocabulaire
enseigné, les premières pages du manuel étant une traduction des
slogans politiques de l’heure que tous les enfants chinois
apprenaient à l’école : vive le président Mao, qu’il vive très
longtemps, vive le Parti communiste chinois etc. Mais aussi :
nous aimons notre patrie, nous aimons la place Tian’anmen, où
l’on reconnaît une célèbre chanson que tout enfant savait par
cœur… il ne nous dit pas s’ils le chantaient en français.
J’aime Tian’anmen
https://www.youtube.com/watch?v=73Jzzm-FJ2A
L’Humanité rouge
Ce n’est pas parce qu’on apprend une langue étrangère que l’on
doit pour autant apprendre les mensonges de l’Occident. Au
contraire, la maîtrise de la langue doit vous permettre de mieux
transmettre l’enseignement du président Mao, base d’une saine
diplomatie.
L’Humanité rouge, n° 160, 5 octobre
1972 |
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Si le premier ouvrage, essentiel, a été le Petit
Larousse, et l’est resté, Du Qinggang l’a complété
par la lecture de l’Humanité rouge. Ce
détail évoque la passion maoïste qui a aveuglé bien
des esprits en France dans les années 1970, dont ne
parle évidemment pas Du Qinggang, mais brusquement
l’histoire revient en mémoire. Ce journal était
l’organe du
Parti communiste marxiste-léniniste de
France (PCMLF), d’orientation maoïste, fondé le 31
décembre 1967. Ce parti s’alignait strictement sur
les positions du gouvernement maoïste, en condamnant
les dérives de la Gauche prolétarienne. Avec onze
autres mouvements d’extrême-gauche, il a été
interdit par décret présidentiel du 12 juin 1968.
Ensuite devenu organisation clandestine, il a
survécu encore vingt ans, même après la mort de Mao,
mais il a perdu sa raison d’être quand la Chine
s’est rapprochée du PCF à partir de 1982.
Après s’être transformé en
Parti pour une alternative |
communiste en 1985, il s’est finalement auto-dissous en
décembre 1988.
A
ses débuts, le parti a édité l’hebdomadaire L’Humanité
nouvelle (rédacteur en chef Régis Bergeron
)
qui a soutenu le mouvement étudiant de 1968, célébré la
« capitulation de Pompidou devant la grève », critiqué De Gaulle
en le comparant à Napoléon le 18 brumaire, tout en dénonçant le
révisionnisme du PCF et de la CGT. Puis, avant même
l’interdiction du parti, le journal a été transformé en un
hebdomadaire, L’Humanité rouge, devenu quotidien en
octobre 1975. C’est autour de ce journal que s’est alors réuni
le principal groupe du parti, après diverses scissions et
quelques ralliements. Et c’est donc lui qui a servi de manuel au
jeune Du Qinggang.
Et le Petit Larousse
Quant au Petit Larousse, il nous vaut quelques
pages nostalgiques sur son acquisition. Bien que ce fût une
édition piratée, il coûtait quand même la modique somme de cinq
yuans (quatre francs), ce qui représentait une dépense
astronomique pour quelqu’un qui avait un yuan d’argent de poche
par mois, essentiellement consacrés aux frais de transport pour
rentrer chez lui les week-ends. Au lieu de prendre le bus, il a
donc fait la plus grande partie du trajet à pied pendant trois
mois avant de pouvoir acheter son dictionnaire et de pouvoir le
consulter, après s’être dûment lavé les mains.
Le Petit Larousse illustré édition
1905 |
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Nouveau Petit Larousse édition 1951 |
Il évoque aussitôt dans mon esprit celui qui a toujours
accompagné mon père même quand il a fait l’acquisition de la
nouvelle édition en 1985 : l’édition historique du Petit
Larousse illustré de 1905, avec la couverture d’Eugène
Grasset illustrant le logo Je sème à tout vent… Mais
celui de Du Qinggang était certainement une version piratée de
l’édition de 1951, édition d’après-guerre dont la couverture
simplifiée était bien plus facile à reproduire.
Pendant ce temps, en France, les enseignants de chinois
cherchaient des manuels pour faire leurs cours, et ne trouvaient
que les œuvres du président Mao….
Une évocation originale de la Révolution culturelle
Déjà, apprendre le français dans les années 1970 en Chine n’est
pas commun, mais tout ce que raconte Du Qinggang par ailleurs
sur cette période de la Révolution culturelle est différent de
ce qu’on a l’habitude de lire sur le sujet. Il était encore tout
jeune, mais il a quand même travaillé en usine, puis été envoyé
se perfectionner à la campagne, les connaissances venant de la
pratique selon l’antienne maoïste bien connue. C’est ce qu’ils
appelaient, dit-il ironiquement, « l’école portes ouvertes » ("开门办学"),
on pourrait dire les cours au grand air – en quatre périodes sur
six ans.
Il cite des expressions savoureuses traduites du chinois qui
représentent toute l’époque et que l’on s’amuse à reconstituer.
Ainsi, raconte-t-il, le matin avant d’aller à l’école, ils
attendaient dans le froid, au pied d’une montée, une charrette
qu’ils poussaient ensuite pour aider le paysan à monter la côte.
C’était une bonne action, comme en font les scouts. Mais, étant
en Chine, sous Mao, il fallait respecter les codes. Une fois la
charrette arrivée en haut, il fallait dire, en répondant aux
remerciements du paysan : « Ce n’est rien, c’est le président
Mao qui nous a appris à faire comme ça. » C’était en fait la
légitimation de l’action, qui n’avait pas de sens autrement.
Et c’était très important, car il fallait ensuite faire un
rapport à l’école. Là encore Du Qinggang nous donne
l’expression : Jiang yong (讲用),
littéralement parler de l’utilisation. Quelle utilisation ?
Celle que l’on a faite des maximes du président Mao….
Ce sont tous ces petits détails savoureux qui rendent le récit
de Du Qinggang si vivant et si intéressant. C’est la vie au ras
du sol, d’un enfant de quinze ans en 1975, et auquel, après la
mort de Mao, deux ans plus tard, on demande de « s’enraciner » à
la campagne bien qu’il ait fait des études de français… On sent
la tristesse, le sentiment de gâchis, voire d’absurde, mais
c’est tout au plus une allusion à peine susurrée entre les
lignes.
L’émotion est d’ailleurs peu présente dans toutes ces pages.
C’est un récit factuel, qui se veut léger, drôle, parce que
c’est le sentiment qui reste de toutes ces années que d’autres
ont décrites comme des cauchemars. Même les premiers émois du
jeune adolescent sont à peine esquissés, sur un ton moqueur. On
pense à Roland Barthes, en voyage en Chine à ce moment-là, qui
s’étonne dans ses carnets de voyage : « Mais où mettent-ils donc
leur sexualité ? »
Pourtant, il arrive à l’émotion d’affleurer soudain…
Un peu d’émotion dans la brume du souvenir
Le passé est évoqué à l’aune du présent, avec le décalage induit
par le temps, qui en fait presque un autre univers, sur une
autre planète, conté avec une sorte d’incrédulité. Et de temps à
autre émerge dans cet univers lointain la silhouette irréelle de
quelques personnes disparues qui colorent le souvenir et
continuent de hanter le présent avec une charge d’émotion
contenue, à commencer par la grand-mère.
D’abord la grand-mère
L’ombre de la grand-mère est pratiquement omniprésente dans ce
livre de souvenirs. Illettrée, elle avait pourtant déjà mis
l’existence sous l’empire du livre. Elle cousait des chaussures,
et se servait d’un gros livre pour conserver ses modèles en
papier. C’était un livre bizarre aux yeux de l’enfant car il
était plein de signes cabalistiques, crochets, ronds et boucles
qui n’avaient rien à voir avec les caractères chinois. La
grand-mère avait été domestique dans une maison proche de la
concession française de Wuhan. Ce devait être un livre français,
mais il avait déjà disparu quand Du Qinggang est entré à l’Ecole
des langues étrangères, certainement emporté par quelque Garde
rouge au début de la Révolution culturelle, s’il n’avait été
brulé avant.
La grand-mère était fière de son petit-fils et l’encourageait à
bien travailler pour pouvoir un jour aller en France avec lui.
Elle est tombée malade quand il était en deuxième année du
collège et n’a jamais eu l’occasion d’aller en France ni même
d’avoir la joie de l’y voir partir. A chaque étape de ses
études, de sa carrière, la voix de la grand-mère plane sur le
petit-fils : étudie bien, tu m’emmèneras en France…
Et puis …la Balayeuse et le Charbonnier
La Balayeuse était jeune, mais personne ne lui adressait la
parole. Munie d’un grand balai, elle balayait toute la journée.
C’était le professeur d’anglais. Elle était née en Angleterre et
y avait vécu vingt-cinq ans avant de rentrer en Chine « servir
son pays », mais elle avait eu le malheur de dire en classe que
les Anglais vivaient mieux que les Chinois. Depuis lors, elle
balayait.
Cela rappelle le personnage de Hu Yuyin (胡玉音)
dans « Le village Hibiscus » (《芙蓉镇》)
de Xie Jin (谢晋)
adapté du roman éponyme de
Gu Hua
(古华)
.
Mais Du Qinggang nous offre juste un souvenir furtif, doublé
d’un autre : celui d’un homme, celui-là, plus âgé.
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Hu Yuyin balayant la rue au petit
matin dans le film de Xie Jin |
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C’était lui qui s’occupait de la chaudière de l’école, surnommé
Charbonnier car il avait toujours le visage noir. Il travaillait
gaîment, en fredonnant, mais un jour le jeune Du Qinggang le vit
triste et lui demanda ce qui n’allait pas. L’autre lui répondit
en français ! Il avait vécu dix ans en France, avait fait une
maîtrise à la Sorbonne, mais avait été rappelé par le
Guomingdang en 1944. Il avait servi d’interprète dans l’armée
nationaliste. Après 1949, il avait enseigné à Pékin, mais
ensuite avait été considéré comme un espion et relégué à la
chaufferie.
A la fin de ses études il offrit à Du Qinggang un
cadeau inestimable, un vieux livre interdit en
Chine : Le Rouge et le noir. L’homme est mort, le
roman est resté….
Le passé et le présent
Le passé et le présent, c’est le titre d’un
chapitre. Du Qinggang raconte que l’on organisait
des séances pour que les paysans racontent les
misères de leur vie passée, avant l’arrivée des
communistes au pouvoir, pour mieux montrer la
différence avec l’existence qu’ils menaient dans la
Chine nouvelle. Il s’agissait de « se reporter aux
souffrances du passé pour mieux goûter du bonheur du
présent. »
Tout cela était bien organisé, dans une Chine
anesthésiée par la propagande du régime. Du Qinggang
raconte |
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Le Rouge et le noir |
au début de son récit que, lorsque l’examinateur lui avait
demandé pourquoi il voulait apprendre le français, il avait
répondu du tac au tac : « Pour appliquer la politique
diplomatique du président Mao et sauver les Français de la
misère. » Car la radio, les journaux et les haut-parleurs
répétaient chaque jour que les Chinois étaient le peuple le
plus heureux de la terre, contrairement au reste de la
population mondiale, et en particulier les Français, qui
crevaient de faim et de froid ; les journaux montraient des
photos de clochards dans les rues.
La Chine était alors totalement coupée du monde extérieur, les
radios étrangères étaient interdites, on ne pouvait entendre que
la voix des organes officiels. Il faudra que Du Qinggang
obtienne une bourse pour aller étudier en France, et qu’il
débarque à Paris au milieu des années 1980 munis de boîtes de
« fast-nouilles » de peur de mourir de faim pour qu’il
comprenne, médusé, qu’on leur avait raconté des sornettes.
En 2001, il est retourné dans son école, raconte-t-il à la fin,
et il a été frappé par les progrès réalisés. Il a été tout
particulièrement impressionné par la liberté d’expression dont
jouissaient les étudiants à qui il était permis de critiquer la
corruption et de se soucier d’environnement, ce qui le rendit
optimiste : « D’ici quelques années, on s’exprimera librement
dans la presse. J’ai confiance dans l’avenir, malgré quelques
nuages. » A la fin de sa conférence où il raconta aux lycéens
les histoires aberrantes de son époque, ceux-ci se sont étonnés,
certains ont ri franchement, une étudiante lui dit : « J’ai eu
l’impression que vous reveniez de Corée du Nord ou de Cuba ».
A la toute fin du livre, Du Qinggang conclut :
Je suis enchanté
La Révolution cultuelle est désormais rangée dans les livres de
souvenirs. Même si elle a duré dix ans, je me félicite de sa fin
rapide.
Vingt ans plus tard, on lit ces lignes le cœur serré en pensant
qu’il était trop optimiste. A l’heure d’internet, la Chine est à
nouveau coupée du monde, et sa population de plus en plus
soumise à la voix des organes officiels tandis que s’épaissit
chaque jour l’opacité de la vie publique. L’épidémie de covid19
n’a fait qu’accélérer le mouvement et les invectives qui
pleuvent sur
Fang
Fang (方方),
violemment attaquée pour avoir « vendu » son
journal de quarantaine à
l’étranger, rappellent les déchaînements de fureur des débuts de
la Révolution culturelle, avec dazibaos placardés sur les murs
et affiches incendiaires circulant sur WeChat, avec les mêmes
slogans que dans un passé que l’on a peut-être cru trop vite
révolu.
On referme le livre tristement en espérant que c’est Du Qingang
qui avait raison et que finalement l’optimisme l’emportera.
Ce qui a incité Marie-Claire Quiquemelle a proposer des
films en support des cours.
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