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Wang Xiaobo 王小波
1952-1997
Présentation
par Brigitte Duzan, 5 octobre
2013, actualisé 23 décembre 2019
Wang Xiaobo a
eu une trajectoire d’écrivain aussi fulgurante que celle
d’une étoile filante. Entre la publication de son
premier recueil de nouvelles, en septembre 1989, et sa
mort prématurée d’une crise cardiaque en avril 1997 se
sont écoulées tout juste sept années, mais ce bref laps
de temps a suffi pour qu’il devienne une célébrité, et
que se créée autour de son nom et de son oeuvre une
sorte de phénomène de culte au sein des jeunes
intellectuels chinois.
Comme souvent,
sa mort a suscité un surcroît d’intérêt, et, avec la
multiplication des publications de ses oeuvres, une
reconnaissance étendue à une grande partie du monde
littéraire chinois qui l’avait considéré avec méfiance,
voire hostilité, jusque là. Quinze ans après sa mort,
son œuvre est toujours aussi actuelle.
Brève
existence |
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Wang Xiaobo |
Wang Xiaobo (王小波) est né à Pékin en mai 1952, dans une famille de cinq enfants dont il
était l’avant-dernier ; parmi les garçons, il était le petit
deuxième, 老二.
On retrouvera cet élément autobiographique dans nombre de ses
nouvelles ou romans où le personnage principal s’appelle très
souvent Wang’er (王二),
Wang le second.
Une famille de
logiciens
Il a certainement été
influencé par la culture scientifique familiale. Son père, Wang
Fangming (王方名),
était un logicien célèbre en Chine au début des années 1950,
ancien de Yan’an, professeur
à l’Université du Peuple (人民大学).
Le frère aîné de Xiaobo, Wang Xiaoping (王小平),
fera lui-même des études de logique mathématique et symbolique
avec le fondateur de la discipline en Chine, Shen Youding (沈有鼎).
Il décrochera un doctorat en philosophie à l’université Tulane,
en 1988.
Toute l’œuvre de Wang
Xiaobo peut être lue comme une parodie de discours logique,
reflet de la spécialité familiale. Le futur écrivain trouva
aussi dans la bibliothèque paternelle de quoi nourrir sa
curiosité de lecteur novice ; il a raconté dans son essai « Mon
jardin spirituel » (《我的精神家园》)
qu’il se faisait souvent punir, avec son frère, pour avoir
dérobé en cachette des livres que son père gardait sous clé :
les Métamorphoses d’Ovide, des pièces de Shakespeare, le
Decameron…
Wang Xiaobo enfant et sa famille (2ème à
g.) |
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En attendant,
Wang Fangming fit partie des intellectuels attaqués
pendant la campagne des « trois antis » (“三反”运动),
lancée en 1951 ; il fut déclaré "élément de classe
opposante" (“阶级异己分子”)
et rayé du Parti. Wang Xiaobo vit le jour dans un
climat, déjà, de course aux sorcières.
C’est pour cela
que sa mère l’appela Xiaobo
小波,
c’est-à-dire petite vague :
pour exprimer l’espoir que cette vague de campagnes ne
prenne pas plus d’ampleur.
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Xiaobo entre à l’école
à sept ans, un an après le lancement du Grand Bond en avant. Un
an plus tard commence la Grande Famine qui laissera des traces
profondes en lui, comme pour toute sa génération. Mais, en 1964,
un de ses devoirs de chinois est désigné comme « devoir modèle »
et affiché
dans l’école. On peut y voir le premier éveil d’un
écrivain encore en herbe.
La Révolution
culturelle
Wang Xiaobo a quatorze
ans quand débute la Révolution culturelle. Deux ans plus tard,
en 1968, il est envoyé au Yunnan comme « jeune instruit ». C’est
cette période, et la vie au Yunnan, qui est la toile de fond de
son roman le plus célèbre, « L’âge d’or » (《黄金时代》),
ou encore le sujet ayant inspiré l’un de ses premiers récits
« Immuable comme l’univers » (《地久天长》),
mais pas
seulement. C’est un thème récurrent dans son œuvre, même en
filigrane ; cette période a conditionné sa pensée ultérieure.
En 1971, il est envoyé
travailler dans le district de Mouping (牟平),
dans la province du Shandong, d’où était originaire sa mère. Il
y obtient ensuite un poste d’instituteur dans une petite école
de village du district, le village de Qinghushan (青虎山村).
En 1973, il revient à
Pékin, comme ouvrier d’usine. Cette nouvelle expérience lui a
inspiré d’autres récits dont le plus célèbre est sans doute
« L’amour au temps de la révolution » (《革命时期的爱情》).
En 1977, il rencontre
sa future épouse,
Li Yinhe (李银河),
qui est alors rédactrice au quotidien Guangming ribao (《光明日报》)
et deviendra une sociologue réputée, en particulier pour ses
recherche sur l’homosexualité en Chine.
Etudes, en Chine
puis aux Etats-Unis
En 1978, à la
réouverture des universités, Wang Xiaobo passe le concours
d’entrée, et est admis
à l’Université du Peuple, dans la faculté
de commerce et d’économie (人民大学贸易经济系). Pendant ses études, il publie dans le magazine Dushu une
analyse du roman d’Hemingway « Le vieil homme et la mer ».
Le 21 janvier 1980, il
épouse Li Yinhe. Cette même année, il publie sa première
nouvelle, « Immuable
comme l’univers » (《地久天长》),
dans le magazine
Le vilain petit canard (《丑小鸭》).
En 1982, il
obtient son diplôme de l’Université du Peuple, et y est
nommé professeur. Il a trente ans, et cette expérience
professorale lui inspirera le récit « A trente
ans debout dans la voie » (《三十而立》)
(1). En même temps, il commence à écrire « L’âge d’or »
(《黄金时代》),
qu’il ne terminera que dix ans plus tard.
En 1984, il
part aux Etats-Unis avec
Li Yinhe, et prépare un master à l’université de Pittsburg, dans le
département d’Asie |
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Wang Xiaobo et Li Yinhe aux Etats-Unis |
orientale. Il obtient
son diplôme en 1986. Pendant cette période, il écrit la première
version de « Histoires de la dynastie des Tang » (《唐人故事》).
Les deux époux
profitent de leur séjour pour visiter le pays, et vont même en
Europe de l’Ouest pendant l’été 1986.
Ils reviennent à Pékin
en 1988.
Professeur et
célébrité soudaine
L’histoire mystérieuse d’un homme de la
dynastie des Tang (édition 1989) |
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A son retour à
Pékin, il obtient un poste de maître assistant dans le
département de sociologie de l’Université de Pékin (北京大学社会学系讲师).
En septembre 1989, un recueil de cinq nouvelles paraît
aux Editions des lettres et des arts du Shandong (山东文艺出版社),
sous le titre «
Histoires inédites de la dynastie des Tang » (《唐人秘传故事》), qui
reprend la nouvelle écrite aux Etats-Unis en 1986 ;
c’est l’éditeur qui a ajouté inédites (秘传)
sans demander l’avis de l’auteur.
Puis, en 1991,
Wang Xiaobo devient maître assistant de comptabilité à
l’Université du Peuple. Cette même année 1991, « L’âge
d’or » est primé par le
United Daily
News (《联合报》)
de Taiwan et publié en feuilleton dans le supplément du
journal.
Ce
roman atypique sur fond de Révolution culturelle dans le
Yunnan suscite intérêt, débats et controverses. La
nouvelle du prix décerné par le journal taïwanais est
même annoncée le 5 octobre dans les éditions étrangères
du Quotidien du Peuple. |
Ecrivain indépendant
En janvier 1992
est publié à Hong Kong, sous la double signature de
Wang
Xiaobo et Li Yinhe, une étude sur les homosexuels
chinois qu’ils ont réalisée conjointement : « Leur monde
– perspectives sur la communauté des homosexuels en
Chine » (《他们的世界——中国男同性恋群落透视》).
Cette étude sociologique est la base du scénario que
Wang Xiaobo commence à écrire à la fin de l’année pour
le réalisateur Zhang Yuan (张元) :
« Tendres sentiments » (《似水柔情》) ;
le film,
« East
Palace West Palace » (《东宫西宫》), est
réalisé en 1996 (2). Quant au livre, « Leur monde », il
est primé par le
United Daily News
en 1994 et publié en 1995.
En mars 1992
est publié à Hong Kong, sous le titre « Les aventures
galantes de Wang Er » (《王二风流史》),
un recueil qui comporte, outre « L’âge d’or », les deux
nouvelles
« A trente
ans debout dans la voie » et
« Le temps est
un long fleuve » (《似水流年》).
En août,
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L’âge d’or |
Le plaisir de penser |
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« L’âge d’or » est publié en livre aux éditions
Linking Publishing
(联经出版事),
mais sous untitre chinois légèrement différent (《黄金年代》),
sans que l’éditeur en ait avisé Wang Xiaobo.
Celui-ci
arrive de plus en plus difficilement à concilier sa vie
professionnelle et sa vie d’écrivain. En septembre, il
démissionne de son poste d’enseignant et devient
écrivain indépendant – ce qui est rarissime en Chine à
l’époque. Il a quarante ans.
En 1993, il
achève « La trilogie du doute » (《怀疑三部曲》)
- « La fuite nocturne de Hongfu » (《红拂夜奔》),
« A la recherche de la perle rare » (《寻找无双》)
et « L’amour au temps de la révolution » (《革命时期的爱情》)
– mais sans trouver d’éditeur. En 1994, « L’âge d’or »
est publié pour la première fois en Chine continentale ;
le livre est le
sujet d’étude d’un colloque qui réunit
une vingtaine d’écrivains et critiques du continent.
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En mai 1994,
le court roman (中篇小说)
« Le
monde futur » (《未来世界》)
est lauréat du prix du United Daily à Taiwan ; il
est ensuite publié aux éditions Linking Publishing,
ainsi que dans la revue littéraire des éditions
Huacheng (花城出版社)
de Canton.
En novembre
1996 est publié le recueil d’essais « Le plaisir de
penser » (《思维的乐趣》).
Le 11 avril
1997, Wang Xiaobo meurt brutalement d’une crise
cardiaque dans son appartement de Pékin,
à l’âge de
quarante cinq ans. En guise d’éloge funèbre, Li Yinhe
publie un hommage à ses qualités de penseur et
d’écrivain : « Hommage à Xiaobo, chevalier romantique,
troubadour moderne et penseur indépendant » (《浪漫骑士·行吟诗人·自由思想者——悼小波》).
Les publications vont se multiplier à un rythme très
rapide. |
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L’âge d’argent |
Publications
posthumes
En mai est publiée la « trilogie des âges » (“时代三部曲”)
aux éditions Huacheng : « L’âge d’or » (《黄金时代》),
« L’âge
d’argent » (《白银时代》)
et
« L’âge
de bronze » (《青铜时代》).
Le premier volume a pour toile de fond la Révolution
culturelle et dépeint la société maoïste, le second
décrit un avenir de plus en plus totalitaire (avec, en
particulier, la nouvelle « 2015 » qui se présente comme
un récit futuriste orwellien) ; quant au troisième, il
est en fait composé de trois romans inspirés de sujets
historiques et, comme les définit Sebastian Veg,
« conçus comme une réponse chinoise
à
« Civilisation, économie et capitalisme » de Fernand
Braudel ». |
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L’âge de bronze |
Mon pays spirituel |
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Cette
publication est suivie en octobre, en Chine,
de celle de
deux recueils d’essais et d’écrits ‘au fil de la
plume’ : « Mon jardin spirituel » (《我的精神家园》)
et « La
majorité silencieuse » (《沉默的大多数》).
Avec « Le plaisir de penser », ce sont trois recueils de
textes fondamentaux pour comprendre la pensée de
l’écrivain.
En 1998, sous
le titre « L’âge de fer » (《黑铁时代》),
s’ajoute à la trilogie « des âges » un recueil de textes
de jeunesse et de récits inachevés. A partir de là, les
publications se multiplient en Chine, mais en reprenant
très souvent les mêmes textes, dans des arrangements
différents. Une première édition des œuvres complètes
est publiée en 2006.
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Pensée audacieuse
et humour acerbe
En dépit de la
brièveté de sa période créatrice, Wang Xiaobo a laissé
une empreinte profonde dans la littérature chinoise, par
l’audace de sa pensée autant que par le ton très libre
utilisé pour l’exprimer, un ton d’un humour décapant qui
rend la lecture de ses écrits éminemment réjouissante.
Parlant de ce
qui reste son roman le plus célèbre, et emblématique de
l’œuvre entière, Ai Xiaoming (艾晓明)
a souligné le plaisir spontané que l’on prend à le lire,
plaisir non intellectuel qui est d’abord à ressentir :
[L’âge d’or] procure un plaisir à chaque page. Ceux
qui veulent y chercher un sens caché peuvent le faire ;
mais la valeur du roman tient avant tout à la lecture
elle-même… » (3)
Wang Xiaobo
joue cependant de son humour caustique |
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La majorité silencieuse |
comme d’une
arme redoutable pour percer les travers de la société chinoise et
les relations perverses qu’elle entretient avec le pouvoir.
Ton humoristique,
mais distancié
A première lecture,
Wang Xiaobo frappe d’abord par un humour décalé, que l’on
retrouve, à des degrés divers, dans toute son œuvre. C’est un
humour qui joue sur le flou, l’ambiguïté et le zest d’absurde
qui caractérisent la réalité dès que l’on tente d’en faire le
récit, et qui la rendent ainsi essentiellement insaisissable.
Mais cet humour est aussi lié à un ton volontairement non
émotionnel, qui le rend d’autant plus percutant.
Et si Wang Xiaobo a
suscité des réactions aussi divergentes dans la Chine des années
1990 et jusqu’à aujourd’hui, c’est que sa liberté de ton et son
style caustique tranchaient sur le ton général de la littérature
chinoise où la passion révolutionnaire nécessita d’abord des
accents chaleureux, la recherche des racines un ton de douce
nostalgie, puis la culture consumériste une légèreté de ton,
voire une sentimentalité, permettant une lecture facile, de
divertissement superficiel. Dans tous les cas, le sentiment
primait. Wang Xiaobo a adopté une démarche opposée.
Besoin subversif de
penser … et impérieuse nécessité d’en parler
Wang Xiaobo divertit,
mais jamais superficiellement, car ce qu’il nous dit vient du
plus profond de lui-même, et de son expérience directe. Comme
dit Camille chez Musset : « J’ai ma vie entière sur les
lèvres… ». Dans « La majorité silencieuse », il analyse
subtilement les raisons qui lui ont fait abandonner le silence
dans lequel il s’est longtemps muré, comme une défense contre
les dangers de la parole en système totalitaire, ses mensonges
aussi :
La plupart des gens commencent leur scolarité à l’âge de sept
ans, et sont alors éduqués par la parole. Je crois que cela fut
un peu plus tôt dans mon cas, car, aussi loin que je me
souvienne, il y avait un haut-parleur dehors qui hurlait toute
la journée. Ce que j’en ai appris, c’est qu’on peut couler de
l’acier dans un four de terre ouvert, et qu’un mu de terre peut
produire trois cent mille jin de céréales (4), et ce à
l’époque où nous mourions tous de faim. Tout cela pour dire que,
depuis ma plus jeune enfance, je n’ai pas grande confiance dans
la parole, et plus la voix est véhémente, plus elle a un ton de
ferveur, moins je la crois. Cette habitude de douter de ce qu’on
me dit a ses origines dans mon ventre affamé. Face à tout
discours, la faim détient une vérité supérieure.
Il est une erreur
très répandue, qui consiste à penser que les idées sont
transmises par la parole. Si tel était le cas, la parole serait
le reflet parfait de la pensée. Mais c’est une erreur car il y a
toujours une signification cachée derrière tout propos, et la
parole peut transmettre un sens totalement en contradiction avec
ce qui est dit….
Mon expérience
d’enfant, mon éducation et une prudence innée m’ont appris à
garder le silence…. A cette époque-là [la Révolution
culturelle], la parole était totalement inhumaine. Si on l’avait
crue, on aurait cessé d’être humain.
… J’ai passé de
nombreuses années dans le silence…. Bien sûr, j’avais aussi,
depuis toujours, une passion pour l’écriture, mais je n’ai pas
cherché à publier ce que j’écrivais, j’ai quand même maintenu le
silence, pour la raison très simple que je ne peux faire
confiance à ceux qui appartiennent aux sociétés de la parole….
Mais alors pourquoi
est-il sorti de ce silence ? Le changement a une raison
inattendue.
Il y a quelques
années, en participant à des recherches sociologiques, je suis
entré en contact avec des "groupes défavorisés", les plus
inhabituels d’entre eux étant les homosexuels. J’ai soudain
réalisé que ces groupes dits "défavorisés", sont tout simplement
des groupes dont la parole est étouffée. Parce qu’ils ne sont
pas entendus, ils sont non existants, ou très lointains….
Ensuite, j’ai eu une autre prise de conscience : j’ai réalisé
que j’appartenais au groupe le plus défavorisé de tous : la
majorité silencieuse. … En tant que tel, j’ai le devoir de
parler, de ce que j’ai vu et entendu.
La plupart de mes
écrits sont du ressort de la littérature. A mon avis, ce qu’on
appelle littérature devrait tendre simplement à bien écrire,
c’est tout. … C’est la faute de la littérature si je suis bien
ancré dans cette société, et si, de ce point d’ancrage, je peux
attaquer cette même société, le monde du yang.
En d’autres termes,
mais toujours les siens : « La parole est un style de vie…
c’est la ligne de démarcation entre le monde du yin et celui du
yang… »
Dans ces conditions, la
parole est un besoin vital et social, une nécessité impérieuse
de raconter pour ne pas taire, en collant au plus près de ce
qu’on ne dit pas, de ce qui ne se dit pas – et en
particulier tout ce qui touche à la sexualité, ou plutôt à la
vie sexuelle, qu’il dédouane de tous les tabous qui lui sont
attachés. Et, comme il raconte sur un ton parfaitement égal et
candide les pires banalités comme les pires absurdités, avec une
apparence de logique qui est en fait une parodie de discours
logique, sa narration faussement réaliste est d’un effet comique
assuré. Tout tient à la manière à la fois froide et drôle dont
l’histoire nous est contée, qui sape toute prétention au sérieux
et à la normalité du discours officiel.
L’histoire de Wang
Er, satire politique
Finalement, toute
l’œuvre de Wang Xiaobo peut être considérée comme le récit
démultiplié des aventures de son double et alter ego récurrent,
ce Wang’er qui est le protagoniste de « L’âge d’or », mais que
l’on trouve dès ses premiers écrits, doté de caractéristiques
floues et changeantes, décrites ainsi dans « 2015 », l’un des
parties de « L’âge d’argent » :
Ecrivain
professionnel, j’ai écrit une nouvelle sur mon oncle aîné, en
racontant qu’il était romancier et mathématicien, et qu’il avait
fait toutes sortes d’expériences formidables. Cette histoire m’a
valu pas mal d’ennuis. Quelqu’un est allé voir dans mon dossier,
et a découvert que je n’avais qu’un oncle, qu’il … avait fait
une école de peinture, mais qu’il était maintenant sans emploi…
S’il était devenu mathématicien, cela aurait entaché la
réputation des mathématiciens nationaux. Alors mon chef a eu une
idée : en fait, mon oncle avait un frère jumeau, mais comme la
famille était pauvre, ce jumeau avait été donné à une autre
famille qui l’avait élevé ; c’est l’aîné qui avait un don pour
les mathématiques, et un talent de romancier… c’étaient des faux
jumeaux.
L’histoire de l’oncle
en question se retrouve comme fil narratif de la première partie
de la longue nouvelle de 1995
« Le monde
futur », où
Wang’er/Xiaobo se raconte à la première personne. C’est tout le
système totalitaire qui est ainsi dévoyé, en montrant la vanité
ubuesque de son discours. Mais personne n’est indemne, car Wang
Xiaobo montre aussi les rapports de soumission de tout un chacun
au pouvoir ; c’est le thème principal de « East
Palace West Palace », traité là sur le mode dramatique,
et fortement influencé par Foucault, mais c’est aussi celui qui
sous-tend toute son œuvre : la nature collaborative du mécanisme
d’oppression par le pouvoir totalitaire, en dépit des rébellions
qu’il suscite.
De manière plus
fondamentale, par la déformation constante que sa narration fait
subir à l’histoire en la présentant sous des aspects changeants,
l’œuvre de Wang Xiaobo est une dénonciation du caractère
relatif, voire évanescent, de la « vérité » historique, et de
toute vérité en général, surtout à partir du moment où l’on
essaie de la dire.
Une œuvre
toujours d’actualité
Wang Xiaobo a exercé
une énorme influence sur son temps, et en particulier sur les
jeunes (5), surtout à partir de son décès qui a déclenché, avec
une vague de publications, d’études et de débats controversés,
une vague de ferveur frisant le phénomène de « fans » des
vedettes à la mode. Il a aussi suscité des réactions très vives,
jusqu’à l’hostilité (6).
S’il a provoqué des
réactions de rejet parfois violent, c’est d’abord en raison du
contenu sexuel explicite de son œuvre, autant que pour le
contenu politique sous-jacent. Mais la sexualité, chez lui,
n’est jamais provocante, elle fait partie de la vie, et c’est ce
qu’il revendique. C’est aussi une méthode d’analyse des rapports
au pouvoir.
Plus importante sans
doute est sa vision du monde, fondée sur le doute et la mise en
cause du discours établi, et portée par un style éminemment
personnel : elle n’a pas pris une ride, et ses romans se lisent
aujourd’hui avec le même plaisir, autant intellectuel que
spontané.
Traductions en
français
- L’âge d’or, traduit
du chinois Jacques Seurre, Editions du Sorgho, juillet 2001
-
Le monde futur,
traduit du chinois par Mei Mercier, Actes Sud, octobre 2013
Traductions en
anglais
- Wang in Love and
Bondage, three novellas* by Wang Xiaobo, tr. by Zhang Hongling
and Jason Summer, Suny Press, New York 2007
*2015, The Golden
Age, East Palace West Palace.
Avec introduction des
deux traducteurs.
A feuilleter
:
www.amazon.fr/Wang-Love-Bondage-Novellas-Xiaobo/dp/0791470652/ref=sr_1_
8?s=english-books&ie=UTF8&qid=1380647817&sr=1-8&keywords=wang+xiaobo#reader_0791470652
- The Silent
Majority, translated by Eric
Abrahamsen
http://media.paper-republic.org/files/samples/The_Silent_Majority_Wang_Xiaobo.pdf
Bibliographie
sélective
- Ai Xiaoming,
"Another Take on
The Golden Years" (重读黄金时代
), in Ai Xiaoming and Li Yinhe, eds.,
Romantic Knight: Remembering Wang
Xiaobo (浪漫骑士:
记忆王小波),
Beijing:
中国青年出版社,
1997, 270 p.
- Wendy Larson, L'indifférence, les intellectuels, le sexe et
le temps dans « L'Âge d'or » de
Wang
Xiaobo, in
Ecrire au présent: débats littéraires franco-chinois,
Annie Curien,
éditions de la
MSH, janv. 2004,,
pp 201-230.
- Sebastian Veg, Le
subversif « plaisir de penser », Perspectives chinoises, 2008/1,
pp. 113-118.
- Sebastian Veg,
«
Fiction utopique et examen critique : la Révolution culturelle
dans l’Âge d’or de Wang Xiaobo », Perspectives chinoises 2007/4,
pp 78-91.
-
Françoise Naour, L’âge d’or,
lecture critique. CEFC, Perspectives chinoises,
septembre/octobre 2001.
- Huang Hong
(7),
« Wang Xiaobo (王小波), écrire à la durassienne », dans l’ouvrage
collectif Marguerite Duras, passages, croisements, rencontres,
Classiques Garnier, coll. Colloques de Cerisy, avril 2019, pp.
427-438.
https://classiques-garnier.com/marguerite-duras-passages-croisements-rencontres-wang-xiaobo-
ecrire-a-la-durassienne.html
Œuvres en ligne (en
chinois) :
www.tianyabook.com/wangxiaobo
Notes
(1) Référence ironique
à la fameuse phrase de Confucius :
“吾十有(1)五而志于学,三十而立,四十而不惑,五十而知天命,六十而耳顺,七十而从心所欲不逾矩。”
A quinze ans, je
résolus d'apprendre. A trente ans, j'étais debout dans la voie.
A quarante ans, je n'éprouvais plus aucun doute.
A cinquante ans, je connaissais le décret du ciel.
A soixante ans, j'avais une oreille parfaitement accordée.
A soixante-dix ans, j'agissais selon mon cœur, sans pour autant
transgresser aucune règle.
(Livre II/4, traduction
Anne Cheng)
(2)
Le film est sorti de
Chine en catimini pour que la post-production puisse être
réalisée en France ; il a été présenté au festival de Cannes en
mai 1997, dans la section Un certain regard, un mois après le
décès de l’écrivain.
(3)
Professeur-chercheur, écrivain et documentariste, militante des
libertés en Chine, Ai Xiaoming est une admiratrice de Wang
Xiaobo sur lequel elle a écrit, avec Li Yinhe, un ouvrage de
référence (voir bibliographie).
(4) 1 mu (亩)
= 0,07 hectare. 1 jin (斤)
= 500 g. Cela correspond à cinq cent fois le rendement moyen de
blé en France aujourd’hui (5t/ha). La période de folie
collective évoquée par les hauts parleurs et les rendements
farfelus égrenés à longueur de journée est celle du Grand Bond
en avant, lancé en 1958 : c’est en grande partie à cause des
faux rapports de production que la Grande Famine a été si sévère
et a duré aussi longtemps.
(5) Témoin ce jeune
qui déclare avoir tenté longtemps de vivre comme ce qu’il
pensait être un mode de vie idéal, calqué sur celui de son idole
:
www.zonaeuropa.com/20070412_2.htm
(6) L’exemple le plus
typique d’hostilité viscérale est celle de Wang Xiaodong (王小东),
l’un des
auteurs d’ultra-gauche du best-seller de 2009 « China
is not happy » (《中国不高兴》).
Wang Xiaobo
est l’objet de sa fureur au chapitre 11 : « Wang
Xiaobo est l’un des mythes les plus hypocrites et les plus
répugnants de notre époque » (王小波是我们这个时代最虚伪、最丑陋的神话之一).
Ce qu’il
lui reproche, justement, c’est avant tout de semer le doute dans
les esprits. Il déclare n’avoir réussi à lire ni ses romans ni
ses essais.
(7) Huang Hong est
professeure à l’université de Nankin, traductrice et spécialiste
de Marguerite Duras, auteure de la thèse soutenue à Paris 3 en
2005 : « Duras et l'Asie, l'Asie et Duras : étude des
représentations de l'Asie dans l'œuvre et de la réception de
l'œuvre en Chine ».
(Merci à Mei
Mercier d’avoir relu cette présentation)
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