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Exposition
photographique de l’Abbaye de Jumièges : inspiration littéraire
par
Brigitte Duzan, 8 novembre 2020
« Les flots écoulés ne reviennent pas à la source » (东流不作西归水),
tel est le titre de la superbe exposition de photographies
d’artistes chinois contemporains
conçue par Victoria Jonathan avec la complicité de Bérénice
Angremy
pour l’Abbaye de Jumièges dans le cadre du festival
Normandie Impressionniste 2020
.
Le thème du fleuve
Le thème du fleuve, lié à la montagne, qui est celui de
l’exposition a inspiré poètes et artistes chinois depuis les
temps les plus anciens, le thème de « montagne et eau », le
shanshui (山水),
étant symbole du paysage où l’homme est en symbiose avec la
nature. Au début du 20e siècle, la photographie
poursuit la même idée en s’inspirant à ses débuts de peintres
traditionnels. Aujourd’hui, depuis une vingtaine d’années, le
fleuve est un motif d’inspiration récurrent chez les
photographes chinois qui en font une métaphore des
bouleversements induits par la modernité et ses conséquences sur
l’environnement naturel.
Un catalogue (bilingue français-chinois) accompagne
l’exposition. C’est un remarquable petit coffret qui contient
d’une part un livret explicatif comportant une partie théorique
et des entretiens avec les artistes menés par les commissaires
de l’exposition, et d’autre part sept livrets en accordéon
regroupant des reproductions des œuvres des artistes exposés, à
déplier comme on déroule un rouleau horizontal de shanshui.
Grâce aux explications données par chaque artiste lors des
entretiens, ce catalogue permet d’apprécier en profondeur la
genèse des œuvres. Mais c’est l’occasion aussi pour chaque
photographe d’expliquer ses motivations et ses sources
d’inspiration. On se rend compte au fil des pages que, si les
choix thématiques sont personnels, l’inspiration de base, celle
qui fournit souvent le déclic fondamental, provient en grande
partie de sources littéraires. On constate ainsi que le lien
très étroit qui unissait poésie et peinture dans la culture
lettrée traditionnelle se perpétue aujourd’hui dans le domaine
très proche de la photographie de paysage.
Le premier exemple est donné par le titre choisi pour
l’exposition : « Les flots écoulés ne reviennent pas à la
source ». Il est tiré d’un poème de Li Bai (李白),
l’un des poètes les plus célèbres de la période Tang : « La
complainte de la tête blanche » (Báitóu
yín
《白头吟》).
C’est un poème de jeunesse de Li Bai qui montre sa sollicitude
envers le sort souvent cruel des femmes à son époque : il s’agit
du cas typique d’un homme qui projette de prendre une jeune
femme comme concubine ; son épouse écrit le poème
Báitóu yín
pour exprimer la peine qu’elle en ressent, si bien que l’époux,
touché, renonce à son projet. L’épouse est attristée car elle
est déjà assez âgée et – traduction littérale - « l’eau qui
coule vers l’est ne reviendra jamais vers l’ouest » (东流不作西归水).
C’est la tristesse évoquée par le poème qui donne le ton à
l’exposition : nostalgie pour les beautés de la nature détruites
par la course à la modernisation et inquiétude face à l’avenir.
Sources littéraires
Ce sont neuf des dix photographes chinois retenus pour
l’exposition qui nous intéressent ici, ceux dont le travail est
directement ou indirectement inspiré par des sources littéraires
qui apportent une autre dimension à leur œuvre :
1.
Yang Yongliang
杨泳梁
2.
Sui Taca
塔可
3.
Zhuang Hui
庄辉
4.
Chen Qiulin
陈秋林
5.
Mu Ge
木格
6.
Liu Ke
刘珂
7.
Chen Ronghui
陈荣辉
8.
Zhang Kechun
张克纯
9.
Luo Dan
骆丹
Il est frappant qu’ils soient aussi nombreux, soulignant les
liens des photographes d’aujourd’hui avec la culture lettrée
traditionnelle, sous tous ses aspects.
I. Tradition picturale et poétique
1. Yang Yongliang
杨泳梁
Né en 1980 à Shanghai, formé très jeune à la calligraphie et à
la peinture traditionnelle à l’encre, il a entrepris dès ses
débuts de lier art classique et art contemporain ; il combine la
photographie et des techniques nouvelles multimédia pour
construire des paysages apparemment naturels, qui évoquent la
peinture traditionnelle de shanshui, mais qui décrivent
en réalité les effets de l’urbanisation accélérée de la Chine
.
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Peach Blossom Colony |
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Ses photographies s’inspirent du style de peintres de la
dynastie des Song du Nord (11e-12e
siècle), reprenant la tradition de cette peinture de lettrés, en
structurant ses volumes par différents niveaux de montagne aussi
bien parfois que par des masses d’immeubles étagés sur une pente
invisible cachée par la brume, dans des tons de gris-noir que
l’on dirait à l’encre de Chine.
Mais toute son œuvre est nimbée de l’aura de la poésie ancienne.
Ses photographies sont comme des tableaux dont les titres font
référence à des poèmes. Sa série « Peach Blossom Colony » (《桃花源记》),
en particulier, est directement inspirée par la célèbre utopie
du poète Tao Yuanming (陶渊明
365-427) « La source aux fleurs de pêchers » (《桃花源》)
où le poète exprime ses désillusions vis-à-vis de la société et
son désir de se retirer dans un lieu isolé, où règne l’harmonie
et la paix.
Les Sept au-dehors |
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La fable a donné une expression de type
chengyu : « (comme) une source aux fleurs de
pêchers hors du monde » (世外桃源).
C’est cette expression que rappelle, par
exemple, un autre « tableau » de Yang
Yongliang : « Les Sept au-dehors » (《外面之七》),
qui est en outre une référence à une autre
célèbre histoire qui a nourri toute une
tradition littéraire et picturale, Les Sept
Sages de la forêt de bambous (《竹林七贤》)
:
par la fenêtre d’une demeure dévastée, la
montagne apparaît dans la brume comme une
lointaine promesse de paix. |
2. Sui Taca
塔可
Né en 1984 à Qingdao, Sui Taca a fait ses études à Pékin et aux
États-Unis. En 2008, alors qu’il était aux Etats-Unis, il a
passé une année à étudier le « Livre
des Odes » (Shijing《诗经》),
le plus ancien recueil de poèmes chinois, en tentant
d’identifier les montagnes et rivières qui y sont mentionnés et
décrits. Le recueil est divisé en quinze parties qui
représentent les chants d’anciennes villes et provinces de la
plaine centrale, le berceau de la civilisation chinoise.
En 2009, Sui Taca est revenu en Chine avec une vieille carte de
la dynastie des Qing pour retrouver tout cela.
Il a ainsi créé une série de photographies
intitulée « Odes », et plus précisément « Odes
des monts et des fleuves » (《诗山河考》),
inspirée de ces poèmes et de leur nature
elliptique et métaphorique
.
Ainsi, l’une des photographies exposées à
Jumièges est une photo toute en symbole de la
rivière Han inspirée d’un poème de la section
« Chants des Royaumes » du « Livre des Odes » (Guofeng.
Zhounan. Hanguang《国风.周南.汉广》) et
intitulée « La déesse de la rivière » (《游女》).
Les motifs sur l’eau représentent les traces
laissées par les petites lumières que l’on fait
flotter sur l’eau pour la fête des Lanternes. |
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Déesse de la rivière |
Odes, Le brasier 烈烈 |
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Ses images en noir et blanc créent un monde
étrange, qui semble figé, comme en attente d’un
sens caché qu’il est laissé à l’œil, et à
l’esprit, de découvrir. Dans une autre photo, il
évoque le poème
Lie Zu
(《烈祖》),
l’une des cinq Elégies de Shang (《诗经·商颂》)
qui évoque les sacrifices à faire aux ancêtres
pour se concilier leurs faveurs.
Plus récemment, Sui Taca a créé deux autres
séries intitulées « Stèles » (《碑錄》)
et « Paradis » (《福地》).
La première est un retour sur le travail d’un
lettré de la dynastie des Qing, peintre et
graveur de sceaux nommé Huang Yi (黄易) :
Taca est parti à la recherche des sites où se
situent les anciennes stèles et inscriptions
|
sur pierre que Huang Yi est allé étudier au cours de ses
nombreux voyages et dont il a fait des estampages,
rappelant les travaux de
Victor Segalen
sur le même sujet. La seconde
série, entreprise en 2017, est le résultat d’un voyage
sur les sites célèbres des « dix grandes grottes » et
des « trente-six petites grottes », qui figurent comme
l’entrée du paradis dans la tradition bouddhiste, mais
aussi taoïste.
II. Les Trois-Gorges
Le barrage des Trois-Gorges (三峡大坝)
est une source inépuisable d’inspiration. La décision de
construire le barrage a été officiellement annoncée le 14
décembre 1994, pendant la présidence de Jiang Zemin, les voix
des nombreux opposants au projet ayant été éliminées. L’idée
initiale remonte cependant au début du 20e siècle :
le premier projet a été élaboré en 1919 dans le cadre d’un plan
de développement de Sun Yat-sen. Il a été relancé en 1958, dans
le contexte du Grand Bond en avant, à cause de nouvelles crues
meurtrières du Yangtsé en 1954. C’est essentiellement le manque
de compétences et de moyens techniques qui en a retardé la
réalisation.
La démesure du projet, ses conséquences dramatiques pour la
population riveraine, mais aussi pour les richesses
archéologiques et culturelles englouties, en font un mythe
moderne qui nourrit l’inspiration artistique, surtout pour les
artistes originaires de localités disparues sous les eaux. Leurs
œuvres trouvent leur source dans la richesse culturelle de toute
la région, centre de la culture de Chu, visitée depuis
l’antiquité par des poètes et des lettrés qui y ont laissé leurs
traces.
3. Zhuang Hui 庄辉
Né en 1963 à Yumen, dans le Gansu et vivant aujourd’hui à Pékin,
Zhuang Hui s’exprime principalement à travers la performance, la
photographie et l’installation. Il a grandi auprès d’un père
photographe itinérant dans le Gansu. À la sortie du lycée, en
pleine Révolution culturelle, il apprend la peinture à l’huile
avec un voisin tout en travaillant à l’usine. Il commence à
fréquenter les milieux artistiques d’avant-garde au début des
années 1990, crée ses premières performances et, à la fin de la
décennie, se fait connaître grâce à de longues photos
horizontales de groupes d’ouvriers, d’élèves et autres individus
anonymes
Dans la plupart de ses œuvres, il met en scène des événements
réels, en posant l’individu face au collectif. Mais il a aussi
conçu tout un projet autour de photographies de la statuaire des
tombes des empereurs Tang et Ming, dans un but de préservation
de l’héritage culturel qui rejoint les recherches de
Victor Segalen
.
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Longitude 109°88’E-Latitude
31°09’N de Zhang Hui |
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Intitulé « Longitude 109°88’E-Latitude 31°09’N », son projet sur
le barrage des Trois-Gorges qui a été retenu pour l’exposition
de Jumièges a été réalisé sur douze ans, d’avril 1995, quelques
mois après le début des travaux du barrage, à 2007, un an après
sa mise en eau. L’idée initiale était de creuser des trous, armé
d’une pelle, à des endroits déterminés, pour les photographier
et en faire une sorte de carte mentale des lieux disparus afin
ainsi d’en garder la trace.
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Poème La nage, calligraphié par
Mao Zedong |
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Ce projet puise ses sources dans la poésie ancienne mais il est
parti d’un poème célèbre de Mao Zedong intitulé « La Nage » (《水调歌头·游泳》)
,
écrit à Wuhan en 1956 après sa traversée du Yangtsé à la nage le
31 mai
;
il envisage un avenir radieux, en anticipant le grand lac que va
créer le barrage dont il rêve
:
更立西江石壁,
En amont vers l’ouest des murs de pierre
截断巫山云雨,
retiendront à Wushan les nuages et la pluie,
高峡出平湖。
et dans les gorges profondes surgira un lac uni.
神女应无恙,
La déesse toujours là assurément
当惊世界殊。
s’étonnera de ce monde si différent
.
Bien plus, cependant, c’est la poésie classique
ancienne qui sous-tend le projet de Zhuang Hui.
Il cite en référence une anthologie de poèmes
sur les Trois-Gorges publiée en 2006 par Hou
Changxu (侯长栩) qui
comporte plus de mille poèmes de 440 poètes
antérieurs au Premier Empire : « Grande
anthologie de poèmes sur les Trois-Gorges » (Sanxia
shici daguan
《三峽诗词大观》).
Il y a là un reflet de l’attrait, voire la
fascination exercée par le fleuve, qui a façonné
autour de ses rives une conscience unifiée
d’appartenir à une même culture.
Mais le poème de référence est le célèbre quatrain de Li Bai (李白),
« Départ matinal de Baidi. Descente vers Jiangling » (《早发白帝城.下江陵》),
écrit vers 725, alors que, âgé d’environ 25 ans, Li Bai a quitté
le Sichuan pour descendre le Yangtsé jusqu’à Nankin, initiant
ainsi une période d’errances dans sa vie.
早发白帝城
Aux aurores j’ai quitté Baidi
朝辞白帝彩云间,
nimbée de nuages chamarrés,
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Baidi : le poème de Li Bai
calligraphié
sur une stèle par Zhou Enlai |
千里江陵一日还。
mille lis jusqu’à Jiangling, une journée suffit.
两岸猿声啼不住,
Sur les deux rives les singes crient sans répit,
轻舟已过万重山。
mon frêle esquif a déjà dépassé dix milliers de pics.
Les trous photographiés par Zhuang Hui recèlent dans leurs
profondeurs tous ces poèmes anciens célébrant la richesse
historique et culturelle de sites aujourd’hui disparus : la
mémoire du lieu.
4.
Chen Qiulin
陈秋林
Née en 1975 à Yichang (宜昌),
sur les bords du Yangtsé, Chen Qiulin a grandi tout près, à
Wanxian ( 万县)
,
et vit aujourd’hui à Chengdu.
Elle s’exprime à travers les media les plus divers, dont
l’installation, la photographie et la vidéo, mais, dans tous les
cas, ses œuvres sont une réflexion sur les paysages dévastés du
Sichuan à la source de sa propre histoire, elle dont la ville
natale a été engloutie sous les eaux du barrage, situé à 38
kilomètres de là. C’est parce qu’elle était effarée devant
l’ampleur des destructions et des déplacements de population
qu’elle a commencé à filmer ses premières vidéos, avec la caméra
familiale.
Elle participe elle aussi à la préservation de
la mémoire des lieux engloutis
en montrant le processus chaotique de
destruction des villes affectées par la montée
des eaux derrière le barrage, mais aussi les
effets de la modernisation. Derrière le réalisme
brutal des images, elle cherche quelle poésie
pourrait bien recéler la Chine en train
d’émerger là, sur les ruines du passé. Elle use
d’une dramaturgie très personnelle pour explorer
la nouvelle réalité, et le conflit qu’elle
recèle entre culture traditionnelle et culture
moderne. |
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Chen Qiulin, Sans titre n° 3 《无题
No.3》, 2005 |
Ses quatre premières vidéos témoignent du processus de
destruction et reconstruction sur le site de son enfance : les
démolitions (« Farewell Poem »,
《别赋》
2002, 11’), le terrain aplani (« River , River »
《江河水》,
2005, 15’), la ville transformée en gigantesque chantier
(« Color Line »
《彩条》,
2006, 8’) et l’univers urbain reconfiguré (« The Garden »
《花园》,
2007, 14’). Au-delà des différences, ses vidéos ont pour point
commun de mêler images documentaires, fiction et performance.
Chen Qiulin, « River, River »,
2005 |
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Ce qui frappe, dans ses photos et ses vidéos,
c’est l’importance que prend l’opéra dans
l’évocation de la culture locale, opéra du
Sichuan ou chuanju (川剧)
qui, mis en scène, semble survivre dans les
ruines et, dernier représentant de l’ancienne
culture de Shu, incarner l’esprit du lieu. C’est
la musique de l’opéra qui forme la bande-son de
« River, River », mêlée aux bruits de chantier
et du quotidien ainsi qu’à des boucles de
musique électronique. |
En ce sens, l’œuvre de Chen Qiulin renvoie aux recherches
réalisées par le cinéaste Johnny Ma (马楠)
pour son film « Vivre et chanter » (《活着唱着》)
et semble lui répondre.
5. Mu Ge
木格
Né en 1979 à Jianshan (尖山),
dans le district de Wuxi (巫溪县)
de la municipalité de Chongqing, Mu Ge vit
aujourd’hui à Chengdu. Il a fait des études
d’audiovisuel à l’Université normale du Sichuan
avant de s’orienter vers la photographie.
Il a fait des Trois-Gorges la ligne directrice
de son œuvre, en trois temps :
- Dans « Going Home » (《回家》),
il documente depuis 2004, au gré de ses retours
chez lui, les bouleversements vécus par les
habitants de la région, de la persévérance et
l’espoir des débuts à l’impuissance et au
désespoir.
- Dans « Ash » (《尘》),
qui couvre la période 2009-2017, il observe la
nature, et les traces |
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Going Home |
laissées par le temps et l’histoire ; mais sa vision a
évolué à partir de 2010, qui est l’année de naissance de
sa fille : il a commencé à regarder le monde avec les
yeux d’un enfant, en donnant beaucoup d’importance aux
objets.
- Pour « Behind the Wall » (《沿墙而行》),
de 2013 à 2018, il a suivi la Grande Muraille sur des milliers
de kilomètres et visité les villages du nord afin d’esquisser un
portrait de son pays natal à travers ce symbole.
Les trois projets représentent un schéma cohérent :
“《回家》这部作品可是说我自己回归故里的旅程。《尘》,是我的思绪曾逗留的地方。《沿墙而行》,是一个新的起点,或者说是对“回家”这个主题更大一个层面的追寻。”
« Going Home est mon voyage de retour vers ma région
natale. Ash illustre mes réflexions une fois sur place.
Behind the Wall est un nouveau départ, une
recherche élargie sur le thème de "revenir
chez soi". »
Going Home, le livre |
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Dans la tradition confucéenne, et la pensée
chinoise en général, la perte du noyau familial,
de ses racines et de son refuge que sont la
maison, le village natal, équivaut à une perte
d’identité et entraîne un profond désarroi.
C’est ce que montrent les photos de Mu Ge comme
figées dans diverses nuances de gris ; elles
donnent le sentiment d’un monde lunaire, sans
perspective, parfois totalement immergé dans la
brume sinon dans les eaux. |
Mu Ge dit avoir été aidé par la littérature et le cinéma, et
guidé par la pensée de Laozi : non pas regarder de l’extérieur,
mais s’intégrer dans le paysage, faire corps avec l’objet.
6. Liu Ke
刘珂
Né en 1977 à Chengdu, où il vit toujours, Liu Ke travaille en
duo avec sa compagne Huang Huang.
En 2019, ils ont remporté le prix Three Shadows, l’un des prix
photographiques les plus prestigieux de Chine, pour leur série
« Mirror ».
Mais, entre 2007 et 2009, Liu Ke a travaillé
seul sur le projet « Still Lake » (《平湖》)
,
sur les traces de sa famille paternelle dans les
Trois-Gorges. Affligé par la mort de sa
grand-mère, il a refait en sens inverse le
voyage qu’avait fait son père quand, à l’âge de
dix ans, celui-ci avait quitté son village natal
à Baisha (白沙),
près de Chongqing, et avait descendu le fleuve
pour aller à l’école à Wuhan. Liu Ke est arrivé
après la mise en eau du barrage, les
destructions, les déplacements de population ;
la tempête médiatique était passée, le calme
était revenu, fait de silence occultant les
blessures, incitant à la réflexion. Le fondement
de sa photographie est avant tout de l’ordre du
spirituel, dit-il. |
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Still Lake |
En 2019, « Still Lake » est devenu un livre, avec un
avant-propos replaçant son travail de photographe dans la longue
lignée des lettrés, poètes et artistes qui ont été inspirés par
les Trois-Gorges. On est frappé de la profondeur de sa
réflexion, qui imprime une sorte de métaphysique à son travail.
Dans la préface du livre, qui est reproduite sur son site, pour
caractériser le travail de Liu Ke, le critique Gu Zheng (顾铮)
avance des notions qui sous-tendent tout un courant littéraire
depuis le 5e ou 6e siècle : le rapport de
l’étrange (yì
“异”)
à l’ordinaire (cháng
“常”),
l’étrange sous l’apparente banalité des choses
.
On n’est pas étonné quand Liu Ke déclare que le livre qui l’a
accompagné tout au long de ces trois années était le Zhuangzi,
l’un des textes fondateurs du taoïsme
.
III. Fleuve Jaune et Dongbei
7. Chen Ronghui
陈荣辉
Né en 1989 à Lishui (丽水),
dans le Zhejiang, et vivant à Shanghai, Chen
Ronghui a débuté sa carrière de photographe en
2011 après des études de journalisme.
Après avoir collaboré pendant près de neuf ans
au média en ligne Sixth Tone, il a démissionné
pour reprendre des études : il est actuellement
étudiant à l’université de Yale, aux États-Unis.
Son travail se concentre sur la place de
l’individu et les questions environnementales en
Chine. Dans « Petrochemical Jiangnan » (《石化江南》)
et « Christmas Factory » (《圣诞工厂》),
deux projets qui datent de 2013 et 2015, il a
exploré |
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Freezing Land 3 |
les conséquences de l’urbanisation et de
l’industrialisation dans le delta du Yangtsé et la
région du Zhejiang.
Freezing Land 1 |
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Pendant trois ans, ensuite, de 2016 à 2019, pour
sa série « Freezing Land » (《北地凛冬》),
il est allé dans le Dongbei photographier des
paysages et faire des portraits de jeunes du
nord-est de la Chine, et en plein hiver par –
30°. Ses photos lui ont valu d’être sacré jeune
photographe de l’année à l’Exposition
internationale de photographie de Lanzhou en
2019. Le jury a apprécié le brillant travail sur
cette ancienne base industrielle, montrant les
difficiles conditions de vie et l’avenir
incertain des jeunes qu’il a photographiés en
montrant leur sentiment de déroute, mais aussi
leur résilience.
Pourquoi, lui qui est originaire du Zhejiang,
a-t-il choisi d’aller photographier des petites
villes du nord-est ? Il y a certainement, en
partie, la fascination qu’exercent pour les gens
du sud qui ne voient jamais de neige les grands
paysages glacés du nord. Mais, en fait, dit-il,
il a été |
profondément marqué par « Les Contes de la rivière
Hulan » (《呼兰河传》)
de
Xiao Hong (萧红).
C’est l’atmosphère du texte partiellement
autobiographique de Xiao Hong avec ses paysages de neige
et ses personnages singuliers qui l’a longtemps hanté et
finalement incité à monter son projet.
Ce qu’il montre, c’est une région en perte de
vitesse, une urbanisation à l’envers, des villes
qui rétrécissent, et des jeunes qui doivent
sortir de l’esprit du collectivisme qui était
celui de leurs parents, et des usines où ils
travaillaient. Mais quand il fait leur portrait,
il pense aux lignes de Xiao Hong décrivant comme
on fabriquait des figurines autrefois, que l’on
accrochait aux murs
.
Son univers rappelle celui des « Routine
Holidays » (《黄金周》)
et « Winter Vacation » (《寒假》)
du cinéaste |
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Freezing Land 12 |
Li Hongqi (李红旗),
un univers comme pris dans une couche de glace, et de
silence
.
8. Zhang Kechun
张克纯
Né en 1980 à Bazhong (巴中),
au nord-ouest du Sichuan, et résidant aujourd’hui à Chengdu,
Zhang Kechun s’est fait connaître grâce à sa série « The Yellow
River » (《北流活活》),
réalisée entre 2010 et 2015.
Ce qui a inspiré Zhang Kechun, c’est la lecture,
alors qu’il avait une vingtaine d’années, de la
nouvelle « moyenne » « Les Fleuves du Nord » (《北方的河》)
de
Zhang Chengzhi (张承志) :
publiée en 1984, elle décrit un jeune géologue
qui fait des recherches le long du fleuve
Jaune ; il rencontre un jeune photographe qui
partage sa passion pour les fleuves du nord de
la Chine et se remémore les événements vécus
pendant la Révolution culturelle.
Zhang Kechun s’est assimilé au personnage
du livre et a eu envie de partir à la recherche
des lieux qui y sont décrits. Il a commencé
|
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Un homme pompant de l’eau dans le
fleuve
(série du Fleuve Jaune) |
en 2010 ; auparavant, il avait parcouru la région de la
rivière Min (岷江), où il habite, et avait commencé à
photographier
.
Il est parti le long du fleuve Jaune, puis il a prolongé
ce projet en l’étendant à d’autres fleuves, et cela a
donné la série « Entre montagne et eau » (《山水之间》).
Série Entre montagne et eau
(2014) |
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Certaines de ses photos sont désormais célèbres
: des
paysages noyés dans la brume, sous des ciels
d’un gris jaunâtre, une atmosphère comme saturée
d’humidité polluée, et quelques personnages
solitaires comme des taches de couleur éteinte
dans cette grisaille. L’enthousiasme du jeune
photographe de
Zhang Chengzhi
pour les fleuves du nord s’est mué en
désillusion, tout en renouant avec le symbolisme
de la peinture traditionnelle de shanshui
où l’homme est minuscule dans l’immensité de la
nature, mais en symbiose avec elle. |
IV. Du portrait au shanshui
9.
Luo Dan
骆丹
Né en 1968 à Chongqing et vivant à Chengdu, Luo Dan est un
photographe portraitiste et documentariste reconnu, diplômé de
l’Institut des Beaux-Arts du Sichuan. Photographe de presse
pendant près de dix ans, il démissionne en 2006 pour partir en
jeep photographier la Chine d’est en ouest, de Shanghai à
Lhasa : c’est la série « China Route 318 » (《中国318国道》).
En 2008, il repart, cette fois-ci du nord vers le sud : série
« North, South » (《北方,南方》).
Puis vient « Simple Song »…
Simple Song et le portrait
Pour « Simple Song » (《素歌》),
Luo Dan s’installe pendant deux ans (2010-2012)
dans une vallée reculée du Yunnan, la vallée de
la rivière Nu au sud-ouest de la Chine, au sein
d’une communauté Lisu. Il se convertit alors à
un procédé photographique oublié, le collodion
sur plaque humide ; il avait trouvé au Shandong
un vieil appareil photo – une boîte en bois -
datant du début du 20e siècle. C’est
un procédé exigeant car nécessitant un temps de
pose et un développement sans attendre, ce qui
obligea Luo Dan à convertir son minivan en
chambre noire.
Ses portraits des Lisu ont une qualité
intemporelle, comme plongés dans la brume du
temps, d’une part parce que, les Lisu ayant été
convertis au christianisme par des
missionnaires, Luo Dan les a photographiés à la
sortie de la messe dominicale, dans leurs
vêtements du dimanche ; par ailleurs, comme le
procédé nécessite |
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Simple Song n° 27
(Gallery m97,
Shanghai) |
un temps de pose assez long, les personnages sont comme
figés dans une attitude un peu raide, comme s’ils
posaient pour la photographie, sur un fond de paysage
brumeux. En ce sens, le caractère primitif de l’appareil
et du procédé fait écho à leur mode de vie et au paysage
dans lequel ils vivent.
Et retour à l’immuable poésie
du shanshui
Pour « Simple
Song », Luo Dan n’a pas travaillé à partir
d’inspirations littéraires. Son projet renvoie
au portrait - biographique ou autobiographique -
qui s’est développé au 20e siècle : le portrait
d’une vie, laissé à la postérité pour
transcender le temps, et lutter contre l’oubli -
vision évoquée par Marguerite Duras dans « La
Vie matérielle » dont tout un chapitre est
consacré aux photographies :
« À la fin du 19e siècle, on allait se faire
photographier chez le photographe du village,
comme dans l’Amant les habitants de Vinh Long le
faisaient – cela pour exister davantage. »
Cela nous renvoie à la même mode qui s’est
développée en Chine, et sans doute dans le monde
entier, en même temps et pour les mêmes raisons.
Mais Marguerite Duras n’en parle que pour très
vite contester cette vision répandue, trop
rapide, de la photo : |
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Luo Dan, tout un monde lointain
(2017) |
« Comment [nos ancêtres] ont-ils vécu sans photos ? Il n’y a
rien qui reste après la mort, du visage et du corps… Si on avait
dit aux gens que la photo viendrait, ils auraient été
bouleversés, épouvantés. Je crois qu’au contraire de ce
qu’auraient cru les gens et de ce qu’on croit encore, la photo
aide à l’oubli. Elle a plutôt cette fonction dans le monde
moderne. Le visage fixe et plat, à portée de la main, d’un mort
ou d’un petit enfant, ce n’est toujours qu’une image pour un
million d’images dont on dispose dans la tête. Et le film du
million d’images sera toujours le même film… »
Les photos de Luo Dan, cependant, dépassent la photo faite
« pour exister davantage » : il en a fait des œuvres d’art
intemporelles.
Depuis lors, il a abordé une nouvelle phase qui est un retour
vers la peinture traditionnelle de shanshui… pour tendre
encore plus vers l’intemporel, mais un intemporel qui recèle en
filigrane tout un passé de poésie liée à la peinture dont il
semble difficile à un artiste chinois de s’abstraire.
En complément
Le documentaire de Jia Zhangke sur le peintre Liu Xiaodong et le
film « Still Life » tourné en même temps :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Jia_Zhangke_Dong_Still_Life.htm
Le catalogue de l’exposition, présentation de l’éditeur :
https://www.bandini-books.com/7509713-esflotscoulesnereviennentpaslasource
Ou plus exactement dix photographes chinois et deux
photographes étrangers travaillant en Chine, auxquels
est joint le cinéaste Jia Zhangke
(贾樟柯),
pour son travail sur le site des Trois-Gorges : le film
« Still Life » (《三峡好人》),
Lion d’or au festival de Venise en 2006, et le
documentaire « Dong » (《东》),
sur le travail du peintre Liu Xiaodong (刘小东),
tous deux réalisés en même temps.
Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Jia_Zhangke_Dong_Still_Life.htm
L’une des expositions récentes à laquelle il a
participé, à Shenzhen à l’automne 2019, était d’ailleurs
intitulée « L’intertextualité de l’art et de la
poésie ».
La ville de Baidi, littéralement « l’empereur blanc »
(en fait un dragon blanc), se situe à l’entrée de l’une
des Trois-Gorges, dans le district de Fengjie (奉节县),
dans la municipalité de Chongqing.
Ce fut le site historique de divers événements de la
période des Trois Royaumes. Le district entier a été
submergé, avec ses temples et ses vestiges culturels.
Wanxian est évoquée dans le roman de
Fang Fang (方方)
« Funérailles
molles » (《软埋》) :
c’est de là que partent Liu Jinyuan et son fils pour une
croisière jusqu’aux Trois-Gorges ; comme le fils veut
faire rentrer son père à l’intérieur du bateau, celui-ci
lui répond : « Laisse-moi encore regarder Wanzhou,
bientôt on ne pourra plus. » C’est ainsi qu’à été
rebaptisée la ville.
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