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Les grands
sinologues français
Victor Segalen
(1878-1919)
Présentation
par Brigitte Duzan, 7 août 2020, actualisé 10 février 2021
Sinologue, élève d’Edouard
Chavannes,
et comme lui également archéologue, Victor Segalen
est aussi romancier, et surtout poète. C’est
cependant la médecine qui l’a conduit en Chine où,
au cours de trois missions dans la période pourtant
troublée des années 1910, il a effectué des
découvertes fondamentales qui ont bouleversé les
connaissances de la statuaire chinoise.
Brillant épistolier, il nous a laissé des
témoignages sur le vif de sa vie mouvementée. Il
suffit de se laisser guider par ses lettres pour
suivre le personnage dans ses quêtes les plus
intimes, ou du moins aussi intime qu’ont bien voulu
en laisser paraître sa femme et sa fille qui ont
édité sa correspondance comme la plupart du reste de
son œuvre, étonnamment prolifique et diverse pour
quelqu’un disparu dans la fleur de l’âge, à 41 ans.
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De la Bretagne à la Chine |
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Victor Segalen en 1904, à Nouméa,
portrait par Louis Talbot |
Jeunesse bretonne, médecine navale
Victor Segalen est breton, né le 14 janvier 1878 à Brest. Il
fait ses classes chez les Jésuites, passe son bac en 1894, et
commence en novembre 1895 l’année préparatoire aux études de
médecine à Rennes. Reçu premier, il prépare l’Ecole de médecine
navale de Bordeaux où il est reçu en 1898.
Tout en lisant beaucoup et se passionnant pour la musique, il
s’intéresse plus particulièrement à la psychiatrie et s’oriente
peu à peu vers l’étude des maladies mentales, et leurs rapports
avec la littérature. Le 29 janvier 1902, il soutient brillamment
sa thèse, sur les hommes de lettres du 19e siècle
.
La Polynésie, les Maoris et Gauguin
Après un stage à Toulon, il est affecté comme médecin-major à la
Durance, division navale du Pacifique, qu’il rejoint par
l’Amérique. Il est retenu trois mois à San Francisco par une
épidémie de typhoïde et n’arrive à Tahiti que le 23 janvier
1903. Menant une vie épuisante de médecin de bord, mais fasciné
par les traditions de la civilisation maorie dont il déplore la
disparition sous les coups du « progrès » apporté par
l’Occident, il prépare le poème « Les Immémoriaux » qui sera
publié à compte d’auteur en septembre 1907, sous le pseudonyme
Max-Anely.
Surtout, il se passionne pour Gauguin mais arrivera trop tard
pour le voir vivant : Gauguin est mort le 9 mai 1903 aux îles
Marquises, Segalen arrive trois mois plus tard. Il recueille sa
palette, ses toiles et bois sculptés. Il contacte alors celui
qui en est l’exécuteur testamentaire après en avoir été l’ami et
le confident : le peintre et sculpteur Georges-Daniel de
Monfreid qui devient un ami très proche de Segalen. Il fera son
portrait, dans une palette de couleurs digne de Gauguin. C’est
lui aussi qui illustrera la couverture de l’éditions de 1921 des
« Immémoriaux », dans le style des bois gravés de Gauguin, avant
de signer celle de
« René
Leys », en 1922.
Halte à Colombo
Le 1er septembre, c’est le départ de Tahiti, et le
retour en France par Batavia et Ceylan où une avarie de machine
immobilise le navire pendant plusieurs semaines. Cette halte
imprévue à Colombo est l’occasion pour Segalen de découvrir le
bouddhisme en faisant la connaissance de moines. Et tout de
suite germe en lui l’idée d’une nouvelle étude, sur les
« angoisses purement humaines par où passa celui qui devint
Bouddha »,
ce qui donnera « Siddhârta », publié seulement en 1974. C’est
son premier contact direct avec l’Extrême-Orient.
Le navire passe encore par Djibouti, où Segalen retrouve les
traces de Rimbaud dont il se dit hanté… puis c’est le musée du
Caire avant la dernière étape de ce long voyage.
Retour en France
Segalen débarque à Toulon le 4 février 1905. Le 10 février, il
assiste au mariage de son ami Emile Mignard. Le 19 février, il
écrit à son autre ami Saint-Pol Roux à qui il va confier
certains des bois sculptés de Gauguin rapportés de Tahiti. Il en
confiera d’autres à Georges-Daniel de Monfreid.
Le 3 juin 1905, il épouse Yvonne Hébert qu’il a rencontrée au
mariage d’Emile Mignard, qui lui donnera trois enfants et lui
apportera un soutien constant. Il poursuit sa carrière médicale
- il est médecin de 1ère classe le 24 août 1908, en
poste à Brest - tout en correspondant avec ses amis dont le
philosophe Jules de Gaultier, et Debussy qu’il ne parviendra
cependant pas à convaincre de composer des partitions pour
Siddhârta et le drame lyrique « Orphée-Roi » écrit pour lui.
Portrait de Victor Segalen par son
ami Georges-Daniel de Monfreid, 1909 |
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Surtout,
en même temps, il suit des cours de chinois à
l’Institut des langues orientales et, au Collège de
France, les cours d’archéologie d’Edouard Chavannes.
Le 20 mai 1908, il écrit à son ami Jules de
Gaultier : « Je me suis donc mis à l’étude du
Chinois. Tout compte fait, j’attends beaucoup de
cette étude, en apparence ingrate ; car elle me
sauve d’un danger : en France, mes projets actuels,
menés à bout, quoi faire ensuite, sinon «de la
littérature » ! … En Chine, aux prises avec la plus
antipodique des matières, j’attends beaucoup de cet
exotisme exaspéré. … »
.
Ce qu’il refuse, c’est tout ce qu’il y a de
contraint et de factice dans « la littérature » : il
veut vivre d’abord, vivre intensément, pour que
naturellement, de là, viennent les idées, et les
mots pour les dires. C’est ainsi qu’est né
« René
Leys »,
roman « vécu »
mais aussi toute |
son œuvre. Sous l’égide de Rimbaud, il se sent né pour être
« Vagabond » : pour « voir et sentir tout ce qu’il y a à voir et
sentir au monde ».
En 1909, il devient interprète de la Marine, prêt pour un séjour
de perfectionnement en Chine. C’est là qu’il va trouver « le
lieu et la formule ».
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Détaché en Chine : trois missions, trois grands voyages
De Marseille à Pékin
En juin 1909, il est détaché en Chine pour deux ans. Il quitte
Marseille fin avril ; le 29, il écrit à sa femme qu’il est prévu
de faire une escale de 22 heures à Colombo et qu’il compte aller
voir « son ancien collège bouddhiste » - il y sera le 11 mai, un
peu étonné de retrouver le temple achevé « neuf et clinquant »,
mais ravi de revoir le père qui le reconnaît tout de suite. Il
lit Claudel et voit par ses yeux Ceylan et ses gens « aux yeux
doux qui s’en vont nus, par les chemins couleur de chair de
mangue. »
Le 5 mai, il est à Aden et retrouve le fantôme de Rimbaud comme
à Djibouti au retour de Polynésie : « Mon passage ici est tout
plein de Rimbaud… Rimbaud est une perpétuelle image qui revient
de temps en temps dans ma route. »
De Hong Kong, il passe par Shanghai, remonte le Yangtsé par
Nankin et Hankou, et de là prend le train vers le nord. Il
arrive à Pékin le 12 juin. « Enfin Pékin. Ma ville ».
Il découvre en fait « sa Capitale » d’un œil neuf, une sorte de
regard émerveillé qui va au plus profond de ce qui s’offre à
lui, sans l’apprêt superflu des descriptions savantes que,
justement, on trouve dans « la littérature ». Les temples et les
statues lui apparaissent dans leur beauté essentiellement
rituelle ; le merveilleux vient de la manière dont il rapporte
cette vision profonde qui est une vision de poète. Ainsi
décrira-t-il le Temple du Ciel, à Pékin, dans une lettre à
Claude Debussy du 6 juin 1910 dans laquelle il dépeint la ville
telle qu’il l’a découverte :
« Imaginez que vous pénétrez dans la ville du sud au nord….
Ses premiers gardiens sont ici, à droite le Temple du Ciel, à
gauche le Temple de l’Agriculture.
Le Temple du Ciel est la merveille de Péking et de la Chine. Il
ne répond à rien, ne s’inspire de rien si ce n’est de son objet
même qui est d’honorer le Ciel. Pour cela, outre les enceintes,
les fossés, les parcs et les ponts, les pagodes et les kiosques
dispersés dans une étendue immense, il y a surtout (non pas ce
triple chapeau chinois qu’on distribue sous ce nom sur les
timbres), il y a l’esplanade d’offrande. C’est une triple
terrasse de marbre, toute ronde comme la coupole du Ciel,
entourée d’une enceinte aux tuiles bleu sombre, comme la couleur
du ciel profond. Aux quatre points cardinaux, quatre arcs de
triomphe, de marbre, tout sculptés de nuages (qui habitent le
ciel), ouvrent vers les quatre espaces. La terrasse supérieure
est nue, sans un décor autre que sa balustrade (de nuages
toujours) sans un kiosque, sans un pavillon, sans un temple,
sans un toit autre que la coupole du Ciel (dieu imprécis), que
l’Empereur, une fois par an, au solstice d’automne, vient
honorer ici.
»
Bien sûr, on sent bien qu’il a lu son maître
Edouard Chavannes, on sent
frémir dans ces lignes la perception de l’Antiquité chinoise
telle que la décryptera cet autre élève de Chavannes que fut
Marcel Granet. Mais le
propos est autre. Il le dit à Debussy : il s’agit de « savoir
voir ».
Le 14 juin, il va à Tianjin et rend visite à Claudel au Consulat
– Claudel qui méprise le caractère chinois, lui parle du
Daodejing à la légère, à travers une traduction, car, lui
dit-il, « il ne connaît pas un mot de chinois ». Il reste à
Segalen à communier avec lui dans le souvenir de Rimbaud, leur
maître et guide à tous deux.
Première grande expédition : 1909-1910
Son ami Gilbert de Voisins le rejoint le 5 juillet pour préparer
leur grande expédition à travers la Chine, mais le départ est
repoussé à cause des pluies. En attendant, il visite les
tombeaux impériaux. C’est son premier contact avec le Monument
chinois, pierres « si vibrantes que la main appuie avec
douleur ».
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(Source : Victor Segalen, Lettres
d'une vie) |
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Finalement, ils quittent Pékin le 9 août, à cheval, avec une
caravane de mules et d’ânes pour porter les bagages. Ils
traversent le fleuve Jaune, puis le Shanxi le long de la Grande
Muraille, arrivent à Xi’an le 20 septembre, puis à Lanzhou le 24
octobre. De là, ils gagnent Chengdu.
Le 15 décembre, ils embarquent sur une grande jonque pour
descendre le Yangzi en passant par Chongqing, où ils arrivent le
1er janvier 1910. Ils sont à Shanghai le 17 février.
Pendant tout le voyage, Segalen écrit à sa femme et à ses amis,
ces lettres détaillées constituant un merveilleux journal de
voyage, et contenant aussi des ébauches de ses œuvres à venir.
Mais il a aussi rapporté de précieuses photographies qui
permettent de visualiser ce qu’il raconte dans ses lettres – y
compris la fameuse tête de Bouddha découpée dans un vieux temple
du Shanxi.
Un lot de ces photos est numérisé et consultable sur le site
Gallica :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105351845/f21.item
Pékin : la Chambre aux porcelaines
Il vit quelques mois à Pékin avec sa femme et son premier fils,
habitant la ville tartare au sud de la Cité interdite et
poursuivant ses études de chinois. Il est en attente de poste,
donc a tout son temps pour écrire en paix. Il commence une
première version du « Fils du ciel » ainsi que le recueil
« Stèles »,
« qui seront des poèmes en prose d’un genre assez particulier »
écrit-il à Georges-Daniel de Monfreid le 20 novembre 1910
.
Comme les lettrés chinois autrefois, il donne un nom poétique au
bureau où il écrit : la « chambre aux porcelaines », qu’il
décrit dans « Equipée » :
« car j’habite une chambre aux porcelaines, un palais dur et
brillant où l’Imaginaire se plaît … »
En février 1911, il est affecté à Shanhaiguan (山海关)
pour soigner les malades de la terrible épidémie de peste de
Mandchourie
.
Le Dr. Mesny, médecin de marine et professeur à l’École
impériale de médecine de Tianjin, en est mort le 14 janvier
précédent. Il s’agit d’encadrer les jeunes médecins chinois
sortis de cette école, avec l’assistance d’une cinquantaine de
policiers et de cent cinquante soldats pour brûler les maisons
et appliquer les méthodes préventives, la quarantaine étant
aidée par une violente tourmente de neige.
Le 21 mai 1911, il demande à être nommé au poste resté vacant de
professeur à l’École de médecine de Tianjin, ce qui lui est
accordé. Il travaille, lentement, au « Fils du ciel » et écrit
la préface de
« Stèles ».
Mais il regrette sa maison chinoise de Pékin. Il assiste à la
fin de l’Empire avec nostalgie, considérant Yuan Shikai comme un
arriviste et prenant parti pour la dynastie mandchoue. Il goûte
de promenades vespérales paisibles à Tianjin pendant que
s’écroule le pouvoir impérial. Le 14 décembre 1911, il écrit à
ses beaux-parents :
« Depuis les deux mois que durent les troubles », jamais
notre vie n’a été plus province. Nous souhaitons de bonne foi
quelque chose, enfin, qui fasse sortir Tianjin de son commerce
quotidien. Pékin lui-même a perdu cette belle agitation d’il y a
quelques semaines… La révolution gagne avec la lenteur et la
fadeur de l’huile. […]
Ce sera de très mauvais gré que je servirai la République
chinoise… Mais je me suis donné au moins deux années encore de
Chine, c’est plus qu’il n’en faut pour voir surgir un nouveau
despote qui talonnera les petits citoyens jaunes…
»
En juillet 1912, il commence à penser à un nouveau
voyage avec Gilbert de Voisins, à partir de mai
1914, date de la fin de son contrat avec l’école de
médecine. Cette fois, ce sera aussi un voyage
d’exploration, avec Chengdu comme point de départ
jusqu’à Lijiang et de là, en abandonnant le Yangtsé,
reconnaissance de l’arête séparant le haut Yangtsé
du haut Mékong, et de là encore vers le Brahmaputra.
Mais d’abord ils iront à Xi’an et rejoindront
Chengdu par la route du Bœuf d’or (金牛道)
– la route traversant les monts Qinling (秦岭)
à l’ouest qui aurait été empruntée par le roi Huiwen
de Qin (秦惠文王)
pour envahir le royaume de Shu (蜀)
en 316 avant J.C.
Invité de Yuan Shikai |
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La route du Bœuf d’or Jinniudao
à l’ouest du bassin du Sichuan |
En novembre 1912, coup de théâtre : alors qu’il se préparait à
rentrer à Paris pour préparer son voyage, Segalen reçoit une
invitation du président Yuan Shikai qui l’appelle à venir
s’établir comme médecin personnel auprès de son fils aîné qui
vient de faire une grave chute de cheval. Segalen débarque dans
la luxueuse résidence de Zhangde (彰德),
au nord du Henan, enfilade de cours, de maisons, de terrasses et
de jardins. C’est non seulement la possibilité d’un poste
officiel à Pékin, mais laisse aussi entrevoir l’éventuelle
fondation d’un musée auquel Segalen rêve depuis longtemps.
Au bout de quinze jours, il fait venir sa femme, son fils et sa
fille Annie, née le 6 août à Tianjin. Le séjour va durer plus
longtemps que prévu ; Segalen le meuble en écrivant (la trilogie
des « Stèles », « Peintures » et « Odes ») et s’occupant de ses
projets d’archéologie. Ce n’est que le 6 avril 1913 qu’il peut
annoncer à ses parents qu’il revient à Tianjin, pour trois
mois., soulagé car son poste de médecin du Président était
devenu aussi instable que le Président lui-même.
Il est d’autant plus content de revenir à Tianjin qu’il a
plusieurs projets de publication en attente, dont une édition
publique de « Stèles » et qu’il lui est difficile de travailler
car la majeure partie de sa bibliothèque est restée à Tianjin.
Mais, le 17 avril, il est très affecté par la nouvelle de la
maladie du Dr. Chabaneix, professeur à l’Ecole de médecine,
atteint du typhus, dont il ne réchappera pas plus que son
prédécesseur. Segalen accuse l’école, et surtout le directeur
chinois qui s’enfuit à Pékin à la moindre alerte et n’a pas « le
ressort de nettoyer son parc à bestiaux contagieux ». Chabaneix
meurt le 30 avril, à 41 ans.
Chine 1914 : deuxième voyage
Segalen rentre en France le 4 juillet en passant par Moscou et
Berlin. Il est à Paris début août et passe le plus clair de son
temps à s’occuper de ses publications et à mettre au point son
programme de mission archéologique en Chine centrale, doublée
d’une mission de reconnaissance jusqu’aux confins de la
Birmanie. Il s’assure du financement : une partie du legs
Alphonse Garnier, l’autre du couturier Jacques Doucet, riche
collectionneur et mécène, qui, sur les conseils d’Edouard
Chavannes, le charge de lui acheter des documents et
livres rares dont Chavannes a dressé une liste :
« Monsieur, voulez-vous faire de ma bibliothèque la plus
belle du monde ? – Eh bien, achetez-moi en histoire de l’art
chinois tout ce que je n’ai point encore. Rapportez-moi des
photographies, des estampages. Demandez-moi deux, trois, cinq,
dix, vingt mille francs si vous voulez. Je vous confie que mon
projet est de tout offrir à la Sorbonne, avec les crédits
nécessaires pour la fondation d’une chaire d’Histoire de l’art
en Chine. »
Le cheval terrassant un barbare
Xiongnu
devant la sépulture de Huo
Qubing |
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La mission Segalen-Lartigue-Gilbert de Voisins part
le 1er février 1914 pour la première
partie du programme : des recherches archéologiques
dans le Sichuan. Segalen tient des « feuilles de
route » dans lesquelles il note et décrit les
tombes, statues et piliers funéraires qu’ils
découvrent, dont le tumulus de Qin Shihuangdi, le
Premier empereur, mais aussi ceux de l’empereur Han
Wudi et du général Huo Qubing (霍去病)
– après un grand galop à travers champ, dit-il –
tout cela en suivant les indications trouvées dans
les textes. Au pied du plus petit tumulus, il
découvre un cheval de |
pierre, massif, écrasant un homme au bras gauche « crispé sur un
arc », la tête ressortant entre les pattes de devant. Huo Qubing
est un héros mort à 24 ans, en 117 avant J.C. ; la statue date
donc de cette année-là : c’était alors le plus ancien témoignage
de la statuaire chinoise
.
Dans une lettre à sa femme du 6 mars où il décrit sa découverte
avec enthousiasme, il en souligne l’importance en citant ce que
Chavannes venait d’écrire :
« Les deux plus anciens documents de la statuaire chinoise
sont les deux lions des Han Postérieurs du Shandong, et le lion
ailé de Yazhou (Sichuan) découvert par le commandant d’Ollone.
Ces deux statues se datent du 2e siècle après J.C. On
ne connaît aucune statue antérieure à l’ère chrétienne. »
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(Source : Victor Segalen, Lettres
d'une vie) |
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Les lettres à sa femme et à ses amis des mois de mars à juin
décrivent avec chaleur et précision les découvertes effectuées,
mais aussi la ferveur qui le pousse malgré les difficultés ;
c’est une véritable chasse, en quête d’animaux de pierre, comme
il le dit avec ses envolées poétiques habituelles à son ami Paul
de Cassagnac le 7 mai :
« …des chevaux ailés lourds comme des camions, mais d’un élan
plus vif que nos moineaux …, des lions marchant ou passant, des
chevaux sellés depuis quinze cents ans qui attendent le montoir
patiemment. Aucun mérite à les forcer à courre : ils sont là,
collés à la terre, certains même enterrés jusqu’au cou. Mais
notre grand plaisir de chasse est ceci : de les dépister, autant
sur le terrain des vieux livres chinois qui les signalent, que
sur les routes et les champs où ils dorment. »
Mais ils sont à cheval ou à pied, les distances sont parfois
énormes, leur recherche est souvent épuisante car beaucoup des
statues signalées par les textes ont disparu, d’autres sont
difficiles à localiser, comme il l’explique dans cette même
lettre, un peu plus loin :
« … nous aboutissons à des tracés impossibles. Cela se
débrouille aisément quand la distance est petite… dès que les
livres signalent « 100 lis » à l’est, sans autre repère, nous
pouvons nous attendre à une ou deux journées tâtonnantes,
heureux encore si, l’étape gagnée, il ne nous faut pas revenir
au départ. »
Début juillet, ils ont bouclé leurs recherches archéologiques
dans le Sichuan et abordent le volet exploration de leur voyage,
vers le Tibet. Mais un télégramme officiel leur annonçant la
déclaration de guerre les surprend le 11 août dans le Yunnan ;
ils doivent abandonner la mission et rentrer en France où ils
arrivent en octobre. Jean Lartigue part aux Fusiliers marins, en
Flandre, Gilbert de Voisins dans l’infanterie coloniale. Segalen
finit par rallier la brigade de Ronar’ch sur le front belge où
il retrouve Lartigue. Mais il tombe malade et doit être rappelé
à Brest où il est affecté à l’Hôpital maritime.
Chine 1917 : troisième voyage
Il reprend ses manuscrits (
« Equipée »,
« René
Leys », « Orphée-Roi » ),
achève
« Peintures », qui sera publié en 1916 aux éditions Crès
.
Les Immémoriaux, édition 1921,
couverture
illustrée par Georges-Daniel de
Monfreid |
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René Leys, 1ère édition, 1922,
couverture
illustrée par Georges-Daniel de
Monfreid |
Il garde cependant toujours l’espoir de revenir en Chine.
L’occasion se présente en 1917 : il repart en Chine pour
accompagner une mission chargée de recruter des travailleurs
chinois. C’est un long voyage, la guerre excluant de le faire
par mer : il passe par Londres, Bergen, Petrograd où il
rencontre le sinologue Alexeieff, puis prend le transsibérien.
Il arrive à Pékin le 25 février 1917, se rend à Shanghai.
Tout en examinant quelque deux cents travailleurs
par jour, il va à Nankin en mars visiter les
tombeaux Liang (梁朝
502-557)
où il découvre des colonnes supportées par des
tortues et des « chimères » qui sont en fait des
lions « nageant avec furie contre la terre cultivée
qui les dévore ». En mai, poursuivant son travail
archéologique il « part précipitamment » pour
Zhenjiang (镇江),
dans le Jiangsu, à un jour et demi de jonque, pour
voir un bas-relief des Han décrit par Chavannes dans
son
ouvrage sur « La sculpture des Han » car Chavannes n’en donne
qu’un estampage et les textes qu’il a consultés parlent de
« porte de pierre ». Tout ceci montre la précision de son
travail de terrain, à partir des textes. C’est ce qui fait la
valeur unique de son opus majeur « Chine, La grande statuaire ».
Malgré ces découvertes, il rentre en France fatigué et dépressif
à la fin de la mission. Le 3 juin, il écrit à sa femme : « Je
quitte Shanghai, ayant fait ce que j’y
|
|
Peintures, éditions Crès 1916 |
avais à faire, sans joie et sans douleur. » L’état politique
de la Chine n’est pas pour le rasséréner. « La Chine est une chenille en mue »,
dit-il. A Pékin il assiste en juillet à la tentative ratée de
restauration de la dynastie mandchoue : il n’y voit « qu’une
comédie de plus », mais avec le problème que, les troupes
n’étant pas payées, elles se livrent impunément au pillage. Il
se rend compte qu’il ne pourra plus mener à bien les missions
qu’il avait envisagées. Il rentre amer.
Les colonnes sur tortues devant la
tombe de Xiao Xiu
(dynastie Liang), photo Segalen
mars 1917. |
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Une chimère Liang, devant
la tombe de Xiao Xiu |
·
Retour en France
Il est de retour à Marseille en mars 1918. C’est pour apprendre
la mort d’Edouard Chavannes,
décédé le 29 janvier précédent, à l’âge de 53 ans. Il retrouve
son poste à l’hôpital maritime de Brest. « La Chine, pour
moi, est close… »
A l’automne 1918, il lutte pour soigner la grippe espagnole tout
en travaillant à son dernier grand ouvrage, « La grande
statuaire », mais aussi à un hymne au Tibet, comme symbole du
pays où l’on n’arrive jamais. Sa femme est à ses côtés, mais
aussi la « grande amie Hélène » que sa femme a retrouvée. Quand
il la rencontre, il la trouve telle qu’il l’avait rêvée quand il
était à Pékin et lui écrit des lettres passionnées.
Sa santé se dégrade, il éprouve un désespoir lancinant en juin
alors que le sort de Paris est des plus incertains, il dit à
Hélène Hilpert : « J’ai tout arrêté ; tout désir de vie
personnelle, toute palpitation de vie même. J’attends que la
Chose décline… d’être libéré d’elle pour pouvoir me reprendre. »
En juillet, il est à Paris voisin du siège, bouclé, les éditeurs
en fuite ou en réserve. Il espère pourtant éditer sa « Grande
statuaire » dans les trois mois. Pour lui, c’est d’autant plus
important qu’il veut poser les bases de la prépondérance
française dans les recherches et les fouilles en Chine. Mais il
voit s’éloigner l’espoir d’une création à Pékin, envisagée en
1914, d’un poste permanent, comme une sorte de mission
archéologique prolongée devant servir de correspondant à
l’Institut et à l’Ecole d’Extrême-Orient, projet qui avait été
approuvé par le Ministre de France mais avait été repoussé au
calendes grecques par la guerre.
Fin décembre 1918, il renonce à se rendre à Quimper voir Hélène
Hilpert : il dit ne pas pouvoir quitter sa chambre, sinon son
lit. Le 10 janvier 1919, il lui écrit : « J’ai été malade,
gravement ». Le 11 janvier, il est hospitalisé pour des examens
approfondis ; on ne lui trouve aucune anomalie grave ; le bilan
conclut à une crise de neurasthénie aiguë, il est assorti d’un
traitement contre l’anxiété, l’insomnie et l’asthénie en
général. Fin janvier, Segalen passe encore une semaine au Val de
Grâce à Paris, à la suite de quoi la préfecture maritime de
Brest lui accorde un congé de convalescence de deux mois. Il
part en Algérie avec sa femme. Le 13 avril, on lui accorde 45
jours de prolongation. Il rentre pour se retirer dans une
chambre d’hôtel à Huelgoat.
Le 21 avril, il écrit une longue lettre à son grand ami Jean
Lartigue où il résume douloureusement sa situation :
« Le séjour d’Alger n’a été qu’un trou dans du noir,
artificiellement éclairé de soleil, capitonné de confort… Retour
équivoque. Paris ruisselant. Refuge habituel en mon antre de
Brest où tout est au point et harmonieux, excepté moi. […]
Pour parler net, de moi à toi… je poserai ce qui est mon mal.
Crois-moi sur parole. – Je suis lâchement trahi par mon corps.
Voilà longtemps qu’il m’inquiète, mais il m’obéissait pourtant
et je l’ai traîné dans pas mal de randonnées qui en apparence
n’étaient pas faites pour lui. Depuis cinq ou six ans, c’était
au prix d’une énergie spontanée mais consciente… Mon entrain
pouvait donner le change. Il n’allait pas sans une angoisse
secrète. Je sais maintenant que j’avais raison. Arrêter plus tôt
eût été tomber plus tôt […]
Si tu y as jamais
pensé, je démens que la drogue soit le moins du monde
incriminable… Je n’ai aucune malade connue, décelable. Et
cependant « tout se passe comme si » j’étais gravement atteint…
Je constate simplement que la vie s’éloigne de moi… »
Le 20 mai, sa femme vient le voir pour fêter avec
lui la Sainte Yvonne (le 19 mai). Il écrit à Hélène
qu’il était content de lui avoir donné l’illusion
d’une amélioration qu’il ne ressentait pas. Le 21,
il repart se promener dans la forêt du Huelgoat où
ils sont allés. Il ne rentre pas à l’hôtel le soir.
Deux jours plus tard, sa femme retrouve son corps au
lieu-dit Le Gouffre. Il a une blessure à la
cheville, et « Hamlet » à ses côtés.
Sa mort
reste inexpliquée, bien que la thèse du suicide soit
aujourd’hui considérée comme la plus probable compte
tenu de la pathologie maniaco-dépressive dont il
souffrait comme en ont témoigné divers médecins,
dont le Dr. Hesnard, ancien psychiatre de la marine,
lors d’un séminaire de psychanalystes à Marseille en
1958
.
Il semble s’être développé comme une conspiration du
silence autour de sa mort, qui atteint presque ainsi
les dimensions du mythe.
·
Un artiste, poète et esthète |
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Victor Segalen, œuvres complètes,
coll. Bouquins, vol. 2, Cycle
chinois,
cycle archéologique et sinologique |
C’est alors qu’il est reparti en Chine pendant la
guerre, pour son dernier voyage, en mission
officielle, qu’il écrit à son épouse, de Shanghai,
le 27 avril 1917, une longue lettre dans laquelle il
se défend contre des objections qu’elle a dû lui
faire et dresse en même temps, en admirateur de
Gauguin et de Rimbaud, sa vision de l’artiste, homme
sans doute, mais défini essentiellement par son
œuvre :
« Il ne
faudra jamais plus douter de moi, et m’accepter dans
toutes mes conséquences. Tu ne peux me diviser,
aimant une partie de ma vie, répudiant jalousement
toute une autre. … Et puis, il faut savoir
comprendre, donc posséder, ce qu’est la vie
monstrueuse d’un artiste – et tout ce que le destin
exige de lui. D’abord de vivre, c’est-à-dire d’être
viable ; d’avoir un corps avec les différents
attributs ; de manger, de se reproduire. Ceci est
facile quand on est sain. Mais l’artiste néglige et
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Stèles, Peintures, Equipée, 1955 |
dépasse ceci, qui est
fondamental à l’homme qu’il doit être, et qui pourtant ne lui
servirait à rien. Car il ne doit pas être semblable aux autres.
Et dès lors, ce qui est utile, bienfaisant et réconfortant aux
autres, ne lui sert plus de rien… Il doit vivre sur lui-même.
Dans les moments de force, rien n’est plus aisé. Dans les
moments de fatigue, il n’a point les ressources des autres, mais
il se débat contre lui-même et ne doit compter que sur lui – et
parfois sur un autre être inespéré qui le comprend… De toute
façon, il lui faut traiter au fond de son âme avec des forces,
des notions, des inventions qui n’ont pas encore de catégories –
des êtres larvaires qu’il doit mettre au monde… C’est pourquoi
il est un peu étonné et parfois rebuté quand il lui faut en
venir à la discussion, à l’apostolat, à la justification de
lui-même. Il n’a pas d’autre raisonnement que son œuvre. Ou bien
l’on accepte son œuvre, et il faut l’accepter lui-même en
entier, dans tous les tâtonnements ivres, fous, hallucinés ou
radieux qu’il projette, – ou bien, si on le répudie en un seul
de ses points, il faut se détourner et perdre tout le suc de son
œuvre. Un artiste n’est pas dissociable, n’est pas condamnable
pour celui qui, l’ayant accepté, aimé, compris, croit un beau
jour s’apercevoir d’une faiblesse en lui. Car
il s’occupe de choses trop douloureuses ou trop profondes pour
qu’on ne lui fasse pas crédit de l’apparence, des gestes, et de
la comédie quotidienne. Et même, quand il s’explique, il doit
employer des mots usagés, des notions explicites, lui, dont la
seule raison d’être est d’exprimer ce qui n’a pas été dit ! »
Comprendre Victor Segalen, ou tenter de le faire, c’est d’abord
lire son œuvre.
Principales éditions de l’œuvre de Segalen
1/ Anthologies
Les anthologies découpent l’œuvre en "cycles" en fonction de la
thématique dominante et de la période à laquelle elles ont été
rédigées.
Victor Segalen, édition présentée et annotée par Michel Le Bris,
Voyages au pays du réel : œuvres littéraires, Bruxelles,
Éditions Complexe, 1995, 1228 p. Ce volume contient :
Les Préludes : (Les synesthésies et l’école symboliste) ;
Cycle polynésien : (les textes sur Gauguin, La Marche du feu,
Penser païens, Les Immémoriaux) ;
Cycle de l’orphisme et des laissés pour-compte : (Le Double
Rimbaud, Voix mortes : musiques maories, Orphée-Roi, Gustave
Moreau) ;
Cycle chinois : (Le Fils du Ciel, René Leys, Stèles, Odes,
Peintures, La Grande Statuaire, Bouddhisme chinois, Thibet)
Victor Segalen, édition établie par Henry Bouillier, Œuvres
complètes,
Robert Laffont, coll. Bouquins, 1995.
- vol. 1
Cycle des apprentissages (Les Cliniciens ès lettres, Les
synesthésies et l’école symboliste, Essai sur soi-même, Journal
de voyage) ;
Cycle polynésien (Les Immémoriaux, Gauguin dans son dernier
décor, Le Maître-du-Jouir, Hommage à Gauguin, La Marche du feu,
Penser païens, Journal des îles, Le Double Rimbaud, Vers les
sinistrés, Hommage à Saint-Pol-Roux) ;
Cycle musical et orphique (Voix mortes : musiques maories, Dans
un monde sonore, Siddhârtha, Entretiens avec Debussy,
Orphée-Roi, Gustave Moreau maître imagier de l'orphisme,
Quelques musées par le monde) ;
Cycle des ailleurs et du bord du chemin (Essai sur l'exotisme,
Essai sur le mystérieux, Imaginaires, Un grand fleuve, Briques
et tuiles, Feuilles de route).
- vol. 2 :
Cycle chinois (Stèles, Peintures, Le Fils du Ciel, Équipée, René
Leys, Odes, Thibet, Le Combat pour le sol, Lettre X, Sites) ;
Cycle archéologique et sinologique (Chine. La Grande Statuaire,
les origines de la statuaire de Chine, Chez le Président de la
République Chinoise, Une Conversation avec Yuan-Che-K’ai,
Rapport de M. Victor Segalen sur les résultats archéologiques de
la mission Voisins, Lartigue et Segalen, Premier exposé des
résultats archéologiques de la mission Voisins, Lartigue et
Segalen, Sépultures des dynasties chinoises du Sud, Le Tombeau
du Fils du Roi Wou, La Queste à la Licorne).
2/ Hors anthologies
Cycle chinois
Stèles, Georges Crès et Cie, coll. « Collection coréenne », 1914
Peintures, Georges Crès et Cie, coll. « Les Proses », 1916, 207
p.
René Leys, Georges Crès et Cie, 1922, 257 p.
Odes, Les Arts et le livre, 1926, 35 p.
Équipée : Voyage au pays du réel, librairie Plon, 1929, édition
en 75 exemplaires.
(Écrit entre 1914 et 1915 à partir des "Feuilles de routes",
notes prises lors d'un voyage en Chine, et paru de manière
posthume)
Stèles, Peintures, Equipée, avant-propos de Pierre-Jean Jouve,
Club du livre 1955, Plon, 1970, 525 p.
Thibet, préf. Annie Joly-Segalen, Mercure de France, 1963, 123
p.
(Œuvre poétique composée de cinquante-huit séquences, inachevée.
- Publication posthume dans "Odes, suivies de Thibet" (1963)
avec un choix de trente-huit séquences, édition intégrale en
1979).
Le Fils du ciel : chronique des jours souverains, Flammarion,
1975, 174 p.
Cycle archéologique et sinologique
« Rapport sur les résultats archéologiques de la mission
Voisins, Lartigue et Segalen », Comptes rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vol. 58, no 6,
1914, p. 553-560
« Le tombeau du fils du roi de Wou (Ve siècle avant notre ère)
», Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, no 22, 1922,
p. 41-54
Mission archéologique en Chine (1914-1917) (en collaboration
avec Gilbert de Voisins et Jean Lartigue), Paul Geuthner,
1923-1924, 2 vol.
Mission archéologique en Chine (1914) : L'Art funéraire à
l'époque des Han, Paul Geuthner,
Chine, la grande statuaire, avant-propos Annie Joly-Segalen,
Flammarion, 1972, 208 p., rééd. Champs arts, suivi de Les
origines de la statuaire en Chine, 2010, 276 p.
(Œuvre inachevée, étude de l'histoire de la sculpture chinoise
des empereurs de la dynastie Han jusqu'à 1911)
Les origines de la statuaire en Chine, dessins de Jacques
Herold, éditions de la Différence, coll. Le Milieu, 1976, 81 p.
Essais
« Un grand fleuve », Les Lettres nouvelles, no 34, janvier
1956, p. 91-99
Essai sur l'exotisme (préf. Annie Joly-Segalen), Montpellier,
Fata Morgana, coll. « Explorations », 1978, 91 p.
« Feuilles de route », Le Nouveau Commerce, no 41, automne 1978
Correspondance
Lettres de Chine (préf. Jean-Louis Bédouin), Paris, Plon, 1967,
278 p.
Trahison fidèle. Correspondance 1907-1918,
de Victor Segalen et Henry Manceron, éditions du Seuil, 1985,
263 p.
[« Trahison
fidèle » est le titre de l’une des seize Stèles ajoutées à
l’édition de 1914. C’est un poème fortement autobiographique qui
a connu sept versions différentes, que Segalen lui-même a
classées
].
Lettres d’une vie,
édition établie, présentée et annotée par Dominique Lelong et
Mauricette Berne, Gallimard, 2004, coll. L’Imaginaire, préface
Anne-Joly-Segalen, 2019, 552 p.
L’œuvre dans la Pléiade
Victor Segalen, Œuvres I
et II. Édition de Christian Doumet avec la collaboration
d’Adrien Cavallaro, Jean-François Louette, Andrea Schellino et
Maud Schmitt. Préface et notes de Christian Doumet. Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », novembre 2020, 2 vol., 1
232 et 1 312 p.
Présentation :
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/02/10/segalen-perdant-magnifique/
A lire en complément
Notes de lecture
-
Lecture de René Leys
-
Lecture de Stèles
-
Lecture d’Equipée-Peintures
Bibliographie sélective
Encore quasiment inconnu dans les années 1970, Victor Segalen a
été redécouvert à partir des années 1990, et a suscité depuis
lors un immense intérêt pour son œuvre littéraire et poétique.
Le centenaire de sa mort, en particulier, a été l’occasion d’une
avalanche de publications, en grande partie sous l’égide de
l’Association Victor Segalen. Ce qui suit n’est donc qu’une
sélection très partielle, que nous ferons commencer par
l’hommage rendu par François Cheng à son « frère spirituel ».
L’un vers l’autre : en voyage avec Victor Segalen,
par François Cheng, Albin Michel, 2008, 196 p.- éd poche mai
2019, 192 p.
Toute sa vie, François Cheng a été habité par l'errance
orientale de Victor Segalen ; symétrique de son propre exil
occidental. C'est même le cycle chinois de l'œuvre de Segalen
qui lui a d'abord permis de revisiter de façon imaginaire une
Chine trop tôt quittée…
En trois textes et un poème, augmentés dans cette édition de
poche d'un texte écrit pour le centenaire de la mort de Segalen,
François Cheng exprime l'intime proximité qui le lie à ce frère
spirituel. Le grand tournant de cette amitié tout intérieure se
situe au début des années 1970 lorsque François Cheng accepte de
donner des cours particuliers de chinois à une jeune fille qui
s’avère être Laure Segalen, la petite-fille du poète ; elle lui
offre l’édition des œuvres « chinoises » de son grand-père
préfacées par Pierre Jean Jouve. En 1978, François Cheng
participe à un colloque au musée Guimet, aux côtés, entre
autres, de Pierre Emmanuel, Diane de Margerie, Gérard Macé… Cet
événement sera déterminant pour François Cheng qui, en parlant
de Segalen, s’est senti assumer sa propre vocation de poète et
d’homme de lettres.
Archives de l’association Victor Segalen :
https://www.victorsegalen.org/index.php/archives-des-cahiers-segalen
L’association a été présidée de 2010 à 2017 par Philippe Postel
dont la thèse de doctorat de littérature comparée, à Paris 1 en
1997 avait pour sujet « L’œuvre de Victor Segalen et le monument
chinois. Étude de Chine. La Grande Statuaire. »
Publications :
- Segalen et la statuaire de Chine : archéologie et poétique,
Honoré Champion 2001, 330 p.
- Chine, la Grande Statuaire, Honoré Champion, 2011, 754 p.
(édition critique)
Les Cahiers Victor Segalen et les éditions Honoré Champion ont
entrepris une édition critique complète de l’œuvre de Segalen
dont trois numéros sont déjà parus :
- Le Mythe de la Chine impériale (Cahiers 1), textes réunis et
édités par Colette Camelin et Philippe Postel, Honoré Champion,
août 2013, 352 p.
https://www.honorechampion.com/fr/champion/8280-book-08532715-9782745327154.html
- Exotisme et altérité. Segalen et la Polynésie (Cahiers 2),
textes réunis et édités par Colette Camelin, Honoré Champion,
janvier 2015, 264 p.
- Lectures chinoises de Victor Segalen (Cahiers 3), textes
réunis par Huang Bei et Philippe Postel, Honoré Champion,
novembre 2017, 354 p. [réception critique de l’œuvre de Segalen
en Chine]
https://www.honorechampion.com/fr/champion/10873-book-08534895-9782745348951.html
Depuis 2018, l’association Victor Segalen est présidée par
Colette Camelin. C’est sous sa présidence qu’ont eu lieu les
diverses manifestations organisées pour le centenaire de la
disparition de Victor Segalen, en 2019, ainsi que les
publications parues à cette occasion :
https://www.victorsegalen.org/
Préfigurant ces commémorations, du 4 au 11 juillet 2018 : le
Colloque de Cerisy, sous la direction de Colette Camelin,
Muriel Détrie, Mathilde Poizat-Amar et Philippe Postel.
http://www.ccic-cerisy.asso.fr/segalen18.html
Actes du Colloque :
- Victor Segalen « Attentif à ce qui n’a pas été dit », sous la
direction de Colette Camelin, avec la collaboration de Muriel
Détrie, Hermann éditeur, coll. Les colloques de Cerisy, avril
2019, 470 p.
Autres textes, en ligne
Victor Segalen, introduction biographique, par le Dr. Michel
Valentin
http://ecole.nav.traditions.free.fr/pdf/segalen_medecin.pdf
Parcours en images
http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_segalen_victor.htm
Essai sur le mystérieux
(12 novembre 1909) Le Monde, 6 septembre 1967
Nous habitons un monde singulièrement naturel. Tout à fait
régulier, sans grand imprévu que ceux du hasard dont les jeux
sont tellement imprévisibles que nous en avons fait l'essence
même des choses, et qu'un enchaînement logique nous étonne plus
que des bonds capricieux. Nous avons l'habitude de vivre... et
d'abord, nous sommes extrêmement quotidiens. Bornés par des
jours réguliers, des années mensurables et des phénomènes
cosmiques dont l'apparence humaine est celle d'une stabilité
éternelle, nous ignorons, par habitude, par essence, par goût,
tout ce qui n'est pas convenable et prévu... L'insolite vrai
nous prend rarement à la gorge. S'il nous assaille nous nous en
défendons. Nous nous complaisons d'ordinaire en ce confort de la
pensée claire, rassise ; nous appelons cela vivre sainement,
faire fond sur le réel, toucher du pied le bon sol solide,
posséder la santé morale... Nous nous en félicitons entre nous.
Cela nous repose, nous dilate, nous nourrit... et parfois nous
fait largement bâiller d'ennui : tout est si naturel !
Alors nous regardons un peu de côté, ailleurs, vers des hommes
plus rares - et douteusement élus - dont la vie est faite
d'autant de trouble que la nôtre de clarté, et pour lesquels la
simplicité de tous nos bons phénomènes familiers se transforme
en angoisse, en questions irrésolues - nos visions nettes en
regards équivoques qui en font des visionnaires... ce sont les
poètes, les savants et les fous. S'ils se doutent de leur folie,
nous ne le savons pas encore : mais pour eux tout est obscurité
pénétrable, et qu'ils s'efforcent de violer... S'ils se doutent
de leur étrangeté ? qu'importe si elle nous reste toujours
close, et si, renfermés sur eux-mêmes, ils ne nous communiquent
qu'une apparence et qu'un écho sans forme du monde particulier
où ils se complaisent...
Et ceci resterait indifférent - et ces deux modes d'exister très
antipodiques et sans intérêt l'un et l'autre - si par humanité
commune ils ne se rejoignaient au profond de nos êtres communs.
Ces deux mondes - le banal et l'étonnant, le clair et l'obscur,
le connu et l'inconnaissable, ne sont que l'avers et le revers
frappés en même temps aux deux faces de l'existence, et qui,
partout unis sur le pourtour de la médaille, enchaînés par la
circonférence indéfinie qui les unit et les limite, entrent
incessamment en conflit. Et ce conflit fait tout l'objet de
cette étude : on le nommera le Moment mystérieux.
Qui l'a senti ne l'oubliera jamais. Il est d'une humanité
poignante ; et parmi les sensations que la vie étale à notre
goût de vivre, il est d'une haute et noble saveur. Le définir
serait illusoire : ceux qui le savent le ressentent dès qu'on
l'évoque ; les autres ne l'apprendront jamais. Il faut
cependant, pour en obtenir l'intensité la plus grande, le
posséder à l'état de pureté, le dépouiller de toutes les scories
dont parfois le hasard l'affuble, dire tout ce qu'il n'est pas,
et toutes les régions où il n'habite pas.
Qu'il n'existe pas sur l'avers de la vie courante, c'est ce que
le début même a posé... Mais on peut affirmer avec la même
hardiesse qu'il n'existe pas plus sur le revers où baigne le
monde irréel.
À vivre dans une existence ou tout obscure, ou pleine de
merveilles, ou bien miraculeuse à souhait, ou toute
inconnaissable, ou toute poétique, riche en un mot de toutes les
sortes du Mystère, on se condamnerait à l'ignorer toujours. Les
dieux entre eux parlent un langage plein d'entente, et si
naturellement divin... Le miracle n'étonne pas le miracle... et
cette effrayante et douce sensation physique qui, du haut d'un
mur, vous fait désirer l'abîme et parfois y tomber, le vertige,
on ne l'a même plus en ballon. Or, le moment mystérieux
participe au vertige en ce qu'il réclame des points de
comparaison. La hauteur et la chute, ou bien, le sol, et la
montée rapide. Mais que, soudain, ce monde de Mystère vienne au
contact de notre vie courante, alors éclate le Moment
mystérieux.
Le Moment mystérieux, bien loin d'être le Mystère, est
donc tué par le plein Mystère (il n'y a pas de Mystère dans un
monde homogène). Suppose-t-il l'existence séparée du Mystère ?
Même pas ; et de même qu'il ne peut être question de définir le
Mystère, de même on ne pourra poser ni son existence, ni sa
non-existence. On se résignera à n'employer ce mot qu'en
fonction du " Moment mystérieux " qu'il semble susciter et qui,
lui, plein de puissance et de beauté, reste indéniable...
On a choisi comme première sorte d'exemple la genèse du Moment
mystérieux par le conflit du monde irréel au réel - comme
possédant la généralisation la plus grande et comme étant
l'exemple le plus fort. Mais le Moment mystérieux existe partout
où il y a conflit de deux mondes différents, donc partout où il
y a sens d'exotisme dont il n'est qu'un cas particulier et d'une
intensité poussée à la limite. (Reprendre la préface dans ce
sens.)
T'An-chang, 12 novembre 1909.
Thèse publiée sous le titre :
L'Observation médicale chez les écrivains naturalistes,
Bordeaux, Y. Cadoret, coll. Les Cliniciens ès Lettres,
1902.
Cette vision de l’artiste répond à ce qu’il dit de
Gauguin dans une lettre, de Polynésie, datée d’août
1903, à Louise Ponty, sœur de Jules Merleau-Ponty,
ancien médecin du bagne de Nouméa, et tante du
philosophe Maurice Merleau-Ponty :
« Gauguin
fut de ces « indépendants » superbes qui osèrent
s’affirmer comme au-delà de toute règle, de tout poncif,
et marcher droit vers leur vision, et crier leur haine
de l’ignoble foule. » (Lettres, p. 101)
Voir la
genèse du poème :
https://journals.openedition.org/genesis/1317
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