|
« Je suis né un 4
juin » :
évocation cathartique des fantômes d’une époque par Liu
Xinwu
par Brigitte Duzan, 11 mai 2013
Mémoires
littéraires, « Je suis né un 4 juin » est un témoignage
unique sur une époque dont l’histoire officielle ne nous
laisse entrevoir que des bribes revues et corrigées pour
se plier aux normes imposées. Les souvenirs de Liu Xinwu
émergent dans les failles du discours officiel pour en
fournir un contrepoint dont la sincérité fait toute la
valeur. On les parcourt, étonné, de chapitre en
chapitre, en découvrant les coulisses de l’histoire.
L’absurde n’est jamais loin, l’émotion non plus.
Inédit en
Chine, l’ouvrage est sorti en mars 2013 dans la
collection Bleu de Chine, aux éditions Gallimard, dans
une superbe traduction en français de Roger Darrobers
qui l’a en outre présentée et annotée.
Genèse et
construction
Liu Xinwu (刘心武)
a commencé la rédaction de ces mémoires
|
|
|
le 28
janvier 2004, « au milieu de la nuit du 28 janvier »
précise-t-il dans son avant-propos, pour en terminer une
première version le 20 juin 2010, la version définitive ayant
été achevée en octobre 2011 ; mais l’ouvrage n’est en fait pas
totalement achevé, et ne le sera peut-être jamais : douze
chapitres sont laissés inachevés ; certains autres sont à l’état
d’ébauche, Liu Xinwu en indiquant seulement la teneur.
L’ouvrage est en effet soigneusement construit, selon un plan
initial conçu avant le début de la rédaction, contrairement à
l’impression d’écriture au fil de la plume qu’il peut donner :
si Liu Xinwu laisse émerger ses souvenirs, il le fait de manière
réfléchie. Il a divisé ses mémoires en soixante-deux chapitres,
comme les soixante-deux ans qu’il avait quand il a commencé. Ce
plan préalable n’a pas changé, c’est la raison pour laquelle le
texte de certains chapitres est laissé incomplet, peut-être
parce que le souvenir était trop incertain ; c’est encore une
œuvre en devenir.
Objectif et propos
Dans son avant-propos, l’auteur souligne bien qu’il n’a pas
pour but de fournir un document étayé par des recherches sur les
événements évoqués, les lieux, les personnages ou les dates,
mais bien plutôt un témoignage personnel et un « document
sincère ».
Liu Xinwu |
|
Il ne s’agit pas du récit d’une vie, et d’une époque à travers
elle, mais plus précisément des doutes et de l’infinie
tristesse qui en restent, une fois que la plupart des
incertitudes sur le passé ont été levées.
Ce dont il est question, aussi, c’est, au soir de sa vie, de
répondre à l’impérieuse nécessité de témoigner de faits
douloureux obstinément passés sous silence, et de tenter
ainsi de mettre sa conscience en paix.
Si Liu Xinwu a placé son ouvrage sous le signe provoquant du 4
juin, ce n’est pas pour faire le procès des événements
de Tian’anmen, mais pour ériger cette date en symbole :
non pas symbole des avanies d’un régime, ou des
atrocités commises en son nom, mais emblème bien plus
profond de l’indispensable liberté d’expression face à
des événements |
tragiques et complexes que chacun interprète à sa manière, sans
en connaître la réalité exacte, savamment occultée :
« C’est seulement dans un espace d’expression ouvert que
l’on pourra déterminer, en examinant, comparant et vérifiant,
quel discours travestit et déforme les choses ; lequel se trompe
dans ses souvenirs ; lequel correspond à la réalité. Chacun doit
être libre d’exprimer sa position. Le plus difficile, bien sûr,
est d’éviter de se laisser emporter par ses émotions… »
On sent en effet l’émotion à fleur de peau, mais constamment
bridée, et c’est cette émotion, cette tension dans l’émotion,
qui donne toute sa valeur humaine à ce document. Ce sont des
souvenirs douloureux, d’une époque absurde où une plaisanterie
ne vous envoyait pas forcément aux travaux forcés, mais
oblitérait à jamais votre destin par une petite note en marge de
votre dossier scolaire, et mettait fin à tout espoir de sortir
de l’existence misérable à laquelle vous étiez ainsi condamné
sans appel.
Ce qui est le plus terrible, c’est la révélation des faits des
années plus tard, la découverte des responsabilités
personnelles, et des siennes propres, et la conscience atterrée
de tant de vies irrémédiablement gâchées. Il devient difficile
de vivre avec ces souvenirs, et l’écriture devient quête de
rédemption.
Le livre se termine par le sentiment qu’ont sans doute,
justement, apporté ces pages d’écriture à leur auteur :
« J’ai
à présent une conscience claire que la solitude de l’existence
répond à une nécessité. C’est du moins le cas en ce qui me
concerne. Je suis né tout seul, j’ai avancé en solitaire sur la
voie de mon existence, laquelle s’achèvera également dans la
solitude.
J’ai
écrit ces mémoires pour moi-même. Ils témoigneront d’une
existence solitaire. »
Pour nous, lecteurs, cependant, et pour les chercheurs aussi,
ce livre est une source d’information fascinante : information
d’abord sur les coulisses du pouvoir et la face cachée
d’événements que l’on a coutume de voir traités sous des dehors
d’objectivité qui leur enlèvent tout éclat, et surtout toute
possibilité de doute ou de contestation ; mais source
d’information, aussi, sur la littérature et le cinéma, et en
particulier sur certains personnages de l’histoire de la
littérature ou du cinéma –
Ding
Ling (丁玲),
Wang
Meng (王蒙),
Li
Jieren (李劼人),
Gao
Xingjian (高行健),
Xie Jin (谢晋)
(1) et tant d’autres apparaissent au fil des pages, sans que ce
soit une galerie de portraits, ce sont juste de petites touches
personnelles pour compléter ceux que nous connaissons déjà.
Le livre regorge aussi de détails savoureusement satiriques,
sur les mille et un ressorts de la vie dans un système
autoritaire, quand on est écrivain célèbre et que l’on a une
certaine réputation d’indépendance, ainsi que sur les mille et
un retournements vécus au fil des changements politiques et
idéologiques.
Ce n’est pas un livre à lire d’une traite, il y faut le temps,
et se munir d’un crayon : le livre ayant une liste des noms
chinois, des œuvres, organismes et revues cités, mais pas
d’index, il vaut mieux s’en fabriquer un, s’agissant d’un
ouvrage de référence.
Note sur la traduction, et le traducteur
La traduction est signée Roger Darrobers, ancien
attaché culturel en Chine et professeur de langue et
civilisation chinoise à Paris X,
grand spécialiste d’opéra chinois, entre autres choses ; vieil
ami et complice de Liu Xinwu, il en a traduit les ouvrages les
plus importants, sur la cinquantaine de volumes qu’il a
engrangés dans sa cave, faute de mieux.
C’est un véritable travail de bénédictin qu’il a fait là. Liu
Xinwu lui a remis la première version de son texte en juin 2010.
Il s’est alors enfermé pendant six mois pour en faire une
première lecture, et mesurer l’ampleur de la tache qui
l’attendait. La traduction a ensuite avancé régulièrement, avec
des pauses obligées pour aller en cours, mais guère de sorties,
sauf un film rare, de temps à autre, à la cinémathèque, pour ne
pas sombrer totalement et maintenir l’esprit à flot. Suivirent
des mois de relecture, tout aussi éprouvants, sinon plus.
La difficulté ne venait pas tant du texte lui-même que des
innombrables noms dont il est truffé, et auxquels il fallait
apporter une identité. La traduction est donc éclairée par tout
un corpus de notes explicatives en bas de pages qui témoignent,
s’il le fallait encore, de la culture encyclopédique de leur
auteur. Une culture qui n’est pas seulement livresque, mais
nourrie de souvenirs personnels. Il faudrait entendre Roger
Darrobers en raconter certains, comme ceux de ce Shi Peipu (时佩璞)
ambigu et fantastique, pour lequel ses propres souvenirs valent
bien ceux de Liu Xinwu (2).
Il est revenu aux Song du Sud et à l’étude de son cher Zhu Xi
(朱熹) ;
il lui reste à écrire ses mémoires…
Notes
(1) Pour ce qui est de la littérature et du cinéma, on lira en
particulier :
- le chapitre sur les « consoeurs et confrères en
littérature » (chapitre 31 p. 503).
- le chapitre sur
l’adaptation cinématographique de sa nouvelle Le Talisman, où
Liu Xinwu reproduit le 11ème des « Douze tableaux »
publiés dans la revue Littérature de Shanghai en 2009 (chapitre
79, p. 379).
- le chapitre sur la
petite cuisine de l’attribution du Prix Nobel 2000 (chapitre 38,
p. 554-582)
(2)
Shi Peipu était un chanteur de
l’opéra de Pékin, brillant écrivain et librettiste d’opéra. En
1986, il fut condamné pour espionnage en France, et avec lui son
complice et amant Bernard Boursicot, petit employé d’ambassade
qu’il avait ébloui et convaincu qu’il était une femme. Voir
chapitre 27, p. 472-496. C’est l’un des meilleurs
chapitres du livre : on voit comment un grand écrivain peut
sublimer une histoire rapportée en termes plus ou moins sordides
par la presse.
Je suis né un 4 juin,
mémoires littéraires, de Liu Xinwu
生于6月4日.刘心武回忆录
Traduit du chinois, présenté et annoté par
Roger
Darrobers
Gallimard Bleu de
Chine, mars 2013.
Le texte chinois
devrait être publié à Hong Kong courant 2013.
A lire en complément
Entretien avec Liu Xinwu réalisé en avril 2013 par Roger
Darrobers, à Pékin.
http://www.afec-etudeschinoises.com/Je-suis-ne-un-4-juin-Memoires
|
|