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Numéro spécial de la revue Jentayu : peste, lèpre et autres épidémies en trente textes

par Brigitte Duzan, 7 juillet 2020

 

En ce mois de juillet 2020, la revue littéraire Jentayu nous offre un numéro spécial post-confinement sur le thème du coronavirus, véritable peste moderne qui, depuis le début de l’année, n’en finit pas de faire des ravages ici et là, délaissant un pays pour mieux s’attaquer à un autre.

 

Covid19, mais pas seulement

 

Pour paraphraser La Fontaine, tous ne meurent pas, mais tous en sont frappés. C’est dramatique, certes, mais cela nous vaut une riche littérature, témoin ces 212 pages à lire gratis, en PDF, sur son ordinateur dans le calme d’un confinement auquel on a pris l’habitude, voire sur son téléphone si l’on se risque à prendre le métro : c’est un cadeau.

 

Ce numéro spécial n’est d’ailleurs pas limité au thème du covid19 [1] ; il ouvre en fait l’horizon épidémique à des maladies considérées comme des fléaux tragiques,

 

Jentayu, numéro spécial covid19,

design de Noémy Zainal

la lèpre par exemple. Le sujet est illustré à deux reprises, dont une fois à travers une nouvelle traduite du japonais, « Après un Nouvel An au fond d’un puits » [p. 97], évoquant cette « littérature de la lèpre » qui a accompagné au Japon la mise en place de mesures d’isolement strict pour les malades.  

 

L’auteur de cette nouvelle, Hôjô Tamio, était d’ailleurs lui-même un lépreux et en ce sens représente une figure quasiment emblématique. Né en 1914 à Séoul, du temps de l’occupation japonaise, puis grandi au Japon, il a attrapé la lèpre en 1933 et été interné l’année suivante dans une léproserie de la zone de Tokyo. Il y est mort en 1937, des suites d’une tuberculose intestinale. L’extrait publié par Jentayu est intitulé « De l’intérieur des murs de houx », murs dont était entourée la léproserie, qui sont l’image de la politique d’isolement des lépreux pratiquée au Japon jusqu’en 1996.

 

Comme en écho lui répond trente pages plus loin cette autre nouvelle de la lèpre, « Les lépreux », traduite elle du tamoul, et racontant leur exclusion de la société en Inde. Etonnamment, c’est ainsi la lèpre qui revient comme symbole, et comme effroi fondamental, bien plus que le sida, évoqué dans « La Chambre désertée », de la Taïwanaise Lucille Han [p. 133]

 

L’isolement est finalement le trait commun à la plupart de ces nouvelles et poèmes : isolement non plus tellement des malades, pour les mettre hors d’état de contaminer le reste de la société, mais plutôt aujourd’hui isolement volontaire de ceux qui ne sont pas (encore) atteints, pour se protéger de la maladie. On en vient à dresser comme des parois de verre entre soi et autrui, comme dans la nouvelle de la romancière shanghaïenne Shen Dacheng (沈大成) « La Jeune-fille en boîte » (《盒人小姐》) [p. 145].

 

1ère partie : aux sources de l’histoire

 

Le sommaire se déroule en sept parties, comme un historique des épidémies en sept étapes, en commençant par un « retour aux sources » qui replace l’épidémie actuelle de covid19 dans l’histoire épidémiologique de la Chine, de l’antiquité au 20e siècle.

 

L’extrait des « Printemps et automnes de Lü Buwei » placé en tête du numéro montre bien le souci des Taoïstes de la période des Royaumes combattants de ne pas fausser le lien fondamental entre l’ordre cosmique et l’ordre humain, les épidémies, en particulier, résultant du non-respect de l’ordre naturel. Ce passage donne évidemment à réfléchir lorsqu’on constate, dans l’histoire chinoise mais pas seulement, une accélération du rythme d’apparition des épidémies ponctuant la croissance de l’humanité.

 

À travers l’histoire du masque depuis la peste de Harbin en 1910 [2], l’article suivant montre aussi la récurrence des épidémies graves en Chine tout au long du 20e siècle : pour la seule ville de Shanghai dans la première moitié du siècle, épidémie de méningite cérébrospinale en 1929, douze épidémies de choléra de 1912 à 1948…

 

Et six autres parties, du malade et de sa solitude aux espoirs de lendemains plus riants

 

Les six autres parties illustrent littérairement le thème du coronavirus et autres maux, à travers nouvelles et poèmes de tous horizons, comme d’habitude dans Jentayu, mais avec, dans ce numéro, une abondance de traductions de langues peu courantes : thaï, tamoul, indonésien, malais … Même pour les traductions du chinois, c’est un chinois puisé aux sources les plus diverses, Chine continentale, Taiwan, Malaisie…

 

Les Blattes (ill. Noémy Zainal)

 

Les maladies évoquées, aussi, sont des plus diverses, et parfois même imaginaires, mais non moins redoutables pour autant. Une invasion d’insectes peut aussi bien se révéler symbolique, celle des blattes de la nouvelle éponyme (《蟑螂》) du Chinois Diao Dou (刁斗) [p. 33], par exemple, qui traduit un profond dérèglement, naturel d’abord, tournant à la crise mentale avec la conscience de la catastrophe.

Nouvelle qui rappelle d’ailleurs le récit analogue de l’écrivaine (et cinéaste) Yin Lichuan (尹丽川) : « Comment m’est venu ma philosophie de la vie » (《是谁教给我生活的道理》) [3], philosophie qui consiste à apprendre à vivre avec les cafards puisqu’on ne peut s’en débarrasser. Comme il va bien falloir apprendre à vivre avec le virus.

 

Toutes les formes et tous les styles se côtoient, de l’étonnante « Invocation aux esprits » doublée d’un « Chant pour émouvoir le médium » traduits du malais - extraits d’un rituel traditionnel faisant partie d’un mode théâtral chamanique de l’archipel malais-indonésien [pp. 61 et 95], au poème ultraréaliste de l’infirmière chinoise Wei Shuiyin (弱水吟), qui a fait partie du personnel soignant affecté à l’un des hôpitaux d’urgence dits fangcang (方舱医院) construits à Wuhan au début du mois de février 2020, au pire de l’épidémie du covid19 [4].  

 

Le mode surréaliste est teinté d’angoisse à la manière du Godot de Beckett dans « Le médecin » [p. 79] traduit du tibétain, l’une des premières nouvelles de Pema Tseden.  Mais il devient ironique dans le poème qui suit, de la poétesse taïwanaise Yinni (隱匿) « Méthode de calcul du taux de survie ».  

 

Dans le mode humoristique, c’est cependant la nouvelle traduite

 

Le médecin de Pema Tseden

du tamoul « La marche sur l’eau » qui sort du lot [p. 167], avec son personnage de pater familias sans histoire qui se met un jour à marcher à reculons, histoire de se poser face à sa femme, folie ordinaire qui en fait un guru, maître révéré d’un cousin qui, lui, se met à marcher sur l’eau. La folie est aussi contagieuse que la maladie, surtout quand elle ne quitte pas le domaine du quotidien et qu’elle semble ouvrir des horizons plutôt qu’apparaître comme une menace. On n’est pas très loin ici des histoires de Feng Menglong (冯夢龙), qui a le don, dans ses récits, d’enrober l’étrange dans le quotidien apparemment le plus banal, et de les présenter contés par un narrateur comme des faits divers, rapportés de première ou seconde main. 

 

Malgré tout, l’atmosphère est souvent sombre, voire désespérée, quand la mort rôde ; une épidémie peut à jamais frapper un lieu de malédiction, comme dans « Le Lac maudit » de Chong Fah Hing, traduit du chinois de Malaisie [p. 117]. Mais la malédiction semble porter en elle celle de tous les malades qui, de par le monde, sont frappés un jour ou l’autre par un virus nouveau, ou l’un de ces mutants encore plus redoutables.

 

C’est donc bien de terminer par deux notes de beauté calme, le superbe poème de 1991 du poète chinois Meng Lang – « Traite la peur comme un fruit…dehors la lumière, dehors la peur, et dehors le démon… » - et celui du Japonais Kenji Miyazawa - « Que la pluie ne m’abatte… Un corps en bonne santé / Pas de désirs / Jamais d’emportements… » - avec un mot final sur le poète… homme du vide. « Le Vide, dit-on, c’est la totalité. »

 

On aimerait pouvoir là-dessus tourner la dernière page, mais, signe des temps, tout ceci est virtuel, de page point, juste un soupir en achevant la lecture.

 

 

Nota : je n’ai pas cité les traducteurs et traductrices pour ne pas surcharger l’article, mais on les trouvera, avec leur présentation, à la fin de chaque texte.

Le numéro entier est à télécharger sur le site de Jentayu :

http://editions-jentayu.fr/category/numero-covid-19/

 


 


[1] Que je garde résolument au masculin – n’en déplaise à l’Académie française, ou du moins à Madame Carrière d’Encausse – car il s’agit bien plus d’un Mal que d’une maladie, le féminin le rabaissant au rang de la grippe saisonnière que justement on a bien vu qu’il n’est pas.

[2] Sujet du roman de Chi Zijian (迟子建) « Neige et corbeaux » (《白雪乌鸦》).

[3] D’après la traduction d’Hélène Oskanian (Philippe Picquier, 2006).

[4] Voir Les poèmes d’une infirmière dans : http://www.chinese-shortstories.com/Actualites_188.htm

 

 

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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