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Jentayu n° 9 : sur le thème de l’exil !

par Brigitte Duzan, 12 février 2019

 

L’exil : on ne pouvait trouver sujet plus représentatif des thèmes qui parcourent notre époque, et la littérature - exil physique de réfugiés qui affluent et refluent de tous côtés, mais aussi bien exil intérieur d’une multitude de gens qui ont du mal à s’intégrer et à être en phase avec leur temps. Il est frappant de voir que tous les auteurs représentés dans ce numéro neuf de Jentayu ont eux-mêmes vécu l’exil, voire le vivent encore : on a l’impression d’une planète peuplée d’exilés.

 

1. Ce nouveau numéro de Jentayu s’ouvre, comme pour nous mettre en condition, sur deux extraits des « Enfants du docteur Béthune » (《白求恩的孩子们》) de Xue Yiwei (薛忆沩), qui écrivit le roman au Canada où il est allé s’exiler après six ans passés à Shenzhen – qui étaient déjà un exil, pour lui qui est originaire du Hunan.

 

Jentayu n° 9

 

Xue Yiwei (薛忆沩)

 

Le docteur Norman Bethune est un médecin canadien né en 1890, célèbre pour son action humanitaire autant que ses innovations médicales. Après avoir été médecin militaire pendant la Première Guerre mondiale et la Guerre civile espagnole, il est parti en Chine en mai 1937, a rejoint la Huitième armée de route à Yan’an, puis s’est illustré sur le front de la guerre contre le Japon en organisant des antennes mobiles médicales avec du matériel transporté à dos de mulet et en formant aux soins d’urgence des infirmiers et des médecins.

 

En 1939, alors qu’il opère sans gants chirurgicaux, il se coupe la main ; la blessure s’infecte et entraîne une septicémie. Il meurt le 12 novembre 1939, devenant aussitôt une légende. En effet, apprenant sa mort, Mao l’immortalise en rédigeant aussitôt un hommage :

« A la mémoire de Norman Bethune ». Xue Yiwei l’a appris à l’école et en a gardé une vénération pour le personnage. Or, il en a retrouvé les traces à Montréal quand il est arrivé là. Il a donc cherché à établir les liens entre la mémoire du Dr Béthune en Chine et celle préservée au Canada, en écrivant une fiction. Son roman est construit sous la forme d’une longue lettre fictive au docteur Béthune, rédigée par un narrateur fictif double de l’auteur. C’est un hommage à un exilé, par un autre exilé, et en même temps un tableau de la Chine.  

 

Ce sont les deux premiers textes de Xue Yiwei traduits en France ; ils sont dédiés à Sylvie Gentil qui projetait de traduire le roman et m’en a laissé le legs à sa mort, autre exil.

 

2. A ce texte chinois répond aussitôt un texte du grand romancier indonésien Pramoedya Ananta Toer (1925-2006), un temps pressenti pour le prix Nobel de littérature. Son œuvre, nous apprend Jentayu sur son site, est largement autobiographique, que ce soit sous forme de souvenirs d’enfance ou de jeunesse, ou de récits de voyages et de captivité car cet écrivain a été emprisonné à trois reprises : à l’époque coloniale pour soutenir la cause nationaliste (1947-1949), sous la présidence de Sukarno pour soutenir la communauté chinoise d’Indonésie (de 1960 à1961), mais surtout sous celle du général Soeharto qui imposa la thèse d’une tentative de coup d’Etat communiste, l’armée devenant le sauveur de la nation, et les propriétaires fonciers déclenchant des représailles dans les campagnes où le Parti communiste avait réalisé une réforme agraire. L’écrivain fut incarcéré pour avoir soutenu Sukarno.

 

Pramoedya Ananta Toer

 

Autant d’événements qui nous en rappellent d’autres, similaires, intervenus en Chine. De même que ses « Soliloques d’un muet » ou « Lettres de Buru » - île inhospitalière des Moluques où l’auteur a été déporté à la veille de l’indépendance de son pays, en août 1969 - nous en rappellent bien d’autres d’écrivains chinois ayant subi des détentions arbitraires du même ordre, que ce soit à la suite du mouvement des droitiers, ou pendant la Révolution culturelle, dont les débuts se sont d’ailleurs déroulés à peu près à la même période. Ces Pensées dérivant au fil de l’eau, traduites par Etienne Naveau, qui sont une lettre écrite à Buru à sa fille aînée mais jamais envoyée, évoquent en filigrane cet autre père écrivant à sa fille, mais lui une fois sorti de camp, Bei Dao (北島)

 

L’illustration de ce texte, enfin, est l’une des plus réussies de celles de ce numéro, que l’on doit à Olivia Tang, artiste visuelle de Singapour. Son thème de recherche est particulièrement bien adapté : les failles émotionnelles des hommes.

 

3. La revue poursuit avec un texte turc, traduit par Sylvain Cavaillès, de Bilge Karasu, « Les mûriers ». Il s’agit d’une nouvelle qui conclut un roman, Le soir d’une longue journée, dont l’histoire se passe à l’époque byzantine, et raconte l’exil d’un moine fuyant la répression contre son ordre. « Les mûriers » vient achever ce récit par le récit d’un autre exil, contemporain celui-là, ou plutôt de deux exils, l’un évoqué avec une tristesse nostalgique par une femme elle-même exilée, des exils qui se répondent, d’Italie en Turquie et en Argentine… comme si l’exil devenait une figure imposée, inéluctable, du monde moderne, comme une sorte de flux permanent détruisant et reconstruisant des destinées. 

 

4. Et comme en clin d’œil vient un récit taïwanais, avec à nouveau une très belle illustration d’Olivia Tang : « L’Asie des illusions » de Kao Yi-feng (高翊峰), traduit par Gwennaël Gaffric, déjà le traducteur de « La guerre des bulles » (《泡沫戰爭》) du même auteur [1]. On est bien dans le même univers, encore plus kafkaïen, même. On ne sait trop si le personnage principal est encore totalement ivre, ou s’il est éveillé, mais il est dans un monde qui rappelle « Cube », le film de science-fiction canadien de Vincenzo Natali où un homme s’éveille au centre d’une pièce cubique, sans savoir ce qu’il fait là, ni où il est, ce qui est le cas des personnes des pièces adjacentes… « L’Asie des illusions », c’est ça, et en plus il s’agit d’un bunker dans les égouts… on retrouve le goût de Kao Yi-feng pour les canalisations qui ne mènent à rien, celles qui fuient et celles qui sont vides, comme dans « La guerre des bulles ».  Comme exil, c’est plutôt l’exil angoissant du cauchemar dont on n’arrive pas à sortir.

 

5. Le texte qui suit, « Bon à rien », traduit de l’anglais par Brigitte Bresson, vient d’une écrivaine originaire de Malaisie : Preeta Samarasan. Elle s’y connaît en exil puisqu’elle a vécu quatorze ans aux Etats-Unis avant de s’installer en France en 2006, où elle vit aujourd’hui dans un petit village du Limousin. « Bon à rien » est un faux entretien, une façon de raconter son histoire, à la première personne, mais masculine. On a donc

 

Bilge Karasu

 

Kao Yi-feng (高翊峰)

 

Preeta Samarasan

l’impression d’un recul pris par l’auteure avec son double narrateur. Exil pacifique, au moins en surface.

 

6. Histoire beaucoup moins pacifique, celle décrite par l’auteur ouzbek Hamid Ismaïlov dans son roman « La danse des démons » - dont l’extrait choisi est traduit par Nazir Djouyandov et Filip Noubel : l’hisoire est celle de l’arrestation en 1938 d’Abdoulla Qodirly, écrivain ouzbek progressiste et anticolonialiste qui militait pour un islam éclairé. Hamid Ismaïlov lui-même, est une autre figure emblématique de l’exil moderne : né

 

Hamid Ismaïlov (photo Restless Books)

au sud du Kirghistan, à l’époque où il était soviétique, il a fait des études de journalisme, a été poursuivi pour activisme politique, et s’est réfugié en Europe dans les années 1990. Il travaille depuis à Londres comme rédacteur du service ouzbek de la BBC, mais n’est pas autorisé à se rendre en Ouzbékistan où ses œuvres sont interdites [2].  

 

On a l’impression d’histoires qui se répètent, avec des nuances, de langues, d’intonation, de teinte de peau, mais finalement la même volonté de faire entendre sa voix, contre l’autoritarisme, l’obscurantisme, religieux en particulier, mais aussi bien idéologique.

 

7. Ce numéro de Jentayu comporte aussi un texte d’un auteur tibétain, mais traduit de l’anglais, par Benoîte Dauvergne, avec pour titre un mot tibétain - phayul - signifiant patrie, nous explique une note initiale. L’auteure est une jeune tibétaine, Tsering Wangmo Dhompa, qui a été élevée par sa mère dans les communautés tibétaines en exil de Dharamsala, en Inde, et de Kathmandou, au Népal et qui réside aujourd’hui à San Francisco.  Elle parle couramment plusieurs langues et dialectes, dont le tibétain, l’hindi et le népalais, mais choisit d’écrire en anglais « pour exprimer la nostalgie des Tibétains exilés » : l’exil dans la langue, mais langue parsemée de termes tibétains comme si on ne pouvait sans eux évoquer la réalité tibétaine, celle des pâturages, des nomades et de leurs animaux : la patrie.

 

Tsering Wangmo Dhompa

 

8. Et puis voilà une « Errance dans les mers du sud », récit traduit par Pierre Mong Lim d’un auteur chinois qui a passé son adolescence aux Philippines : Bai Ren (白刃), né en 1918 dans le Fujian et rentré en Chine en 1937 pour finir ses études et s’engager comme soldat pour combattre l’armée d’occupation japonaise. Soldat peut-être, mais écrivain prolixe malgré tout, de 1936 à 1996, dans les genres et les styles les plus divers. 

 

L’extrait traduit pour Jentayu est un récit semi-autobiographique tiré du roman éponyme, racontant à la première personne les errances du jeune Ah Song, double de l’auteur, parti de sa province comme lui en 1932 à l’âge de quatorze ans. Le roman est considéré comme « le Bildungroman des Chinois d’outre-mer » [3].

 

Bai Ren (白刃)

 

9. Après les « mers du sud », le Cambodge, et une nouvelle traduite du khmer, par Christophe Maquet, « Nul ne peut faire revivre les morts », de Soth Polin, autre écrivain qui a lui-même vécu l’exil – il s’est réfugié en France en 1974, puis est parti vivre aux Etats-Unis en 1982 après avoir rompu avec sa femme : chez lui l’exil est particulièrement douloureux. Né en 1943, il a aujourd’hui soixante-quinze ans et vit seul à Long Beach ; ces « morts qu’on ne peut faire revivre », ils commencent avec lui.

 

10. Ce numéro 9 de Jentayu se termine avec un texte d’Eileen Chang/ Zhang Ailing (张爱玲) traduit par Chou Tan-ying et Emmanuelle Péchenart : « Murmure ». Texte autobiographique où l’écrivaine décrit les démêlés avec son père, opiomane, de plus en plus violent, qui finit par l’enfermer dans sa chambre… dont elle s’enfuit pour

 

Soth Polin

rejoindre sa mère. Tentatives d’exil à l’étranger, à Londres, puis à Hong Kong, qui échouent à cause de la guerre. Ne s’exile pas qui veut. On comprend au passage comment elle a pu écrire « La Cangue d’or ».

 

Le numéro est complété par le désormais habituel reportage photos, cette fois sur des camps Rohingas au Bangla Desh – des photos en noir et blanc qui ont la puissance de gravures sur bois.

 

Sans oublier les poèmes, trois par trois, du Vietnam, de Singapour, et d’Inde, ces trois derniers traduits du tamoul !

 

Notes de lecture et articles complémentaires sur le site de Jentayu : http://editions-jentayu.fr/

 


 

[1] Mirobole éditions, collection « Horizons pourpres », octobre 2017, 352 p.

[2] Le numéro 5 de Jentayu comportait une interview de Hamid Ismaïlov où il parlait des conflits de cultures en Asie centrale, et de la diversité des langues et des croyances de cette région,

[3] Voir les très intéressantes notes de lecture du traducteur sur le roman :

http://editions-jentayu.fr/numero-9/errance-dans-les-mers-du-sud/

 

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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