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Un nouveau recueil de nouvelles de Mo Yan traduites en français : « Chien blanc et balançoire »

par Brigitte Duzan, 18 mai 2018

 

Il s’agit d’un recueil publié aux éditions du Seuil, de sept nouvelles de Mo Yan (莫言) initialement parues dans diverses revues entre 1983 et 2004, mais qui, malgré les quelque vingt années de distance, n’en présentent pas moins une nette unité thématique et stylistique, les nouvelles plus récentes renvoyant à la même période historique que celle couverte par les premières.

 

Il faut un prix Nobel pour balayer la farouche défiance des éditeurs français à l’égard de la nouvelle, et tout particulièrement la nouvelle courte ; on a même l’agréable surprise de voir le terme – nouvelles -  affiché en noir et blanc sur la page titre (sinon sur la couverture qui reste muette à cet égard).

 

Art consommé du conteur

 

Mo Yan

 

On ne peut donc que féliciter l’éditeur, et la traductrice Chantal Chen-Andro, de cette heureuse initiative, mais aussi de la sélection, faite de main de maître, aussi bien d’ailleurs que de l’ordre de présentation : chacune de ces nouvelles est un plaisir de lecture, et elles témoignent en outre du talent de conteur de l’auteur, celui dont il se prévalait dans son fameux discours de réception du prix Nobel à Stockholm, en décembre 2012.

 

Les conteurs, en chinois, ce sont des gens qui disent des histoires (讲故事的人), tout simplement. Et c’est bien ce que fait Mo Yan, mais avec un art consommé de la construction de son récit qui coule naturellement comme si de rien n’était, art qui passe par celui de camper ses personnages, dans leur environnement, voire de les mettre en scène, avec toutes sortes de tours et de détours et de détails cocasses. Car tous ces récits sont dits avec un humour qui donne du sel au moindre de ses personnages, y compris les animaux, et ici surtout les ânes, sortis d’un bestiaire familier peuplant ses romans [1]

 

Tous ces récits sont d’autant plus vivants qu’ils sont, pourrait-on dire, en VO, avec des expressions datées qui font éclater de rire au détour de la page tellement, placées hors contexte, ou au contraire parfaitement dans le contexte, elles laissent soudain entrevoir le monde du village, à l’époque où se situent les sept nouvelles du recueil.

 

Deux périodes d’écriture, évocation de la même époque

 

Cette époque est celle des souvenirs de jeunesse de l’auteur, l’univers celui de Gaomi, mais finalement tout se fond dans un passé indistinct qui en fait véritablement un univers de conte, un univers personnel et vaguement fantasmé, aux confins du mythe. L’impression est d’autant plus forte que toutes ces nouvelles, bien qu’écrites à vingt ans de distance, relèvent malgré tout d’une même unité de thème et de ton.

 

Les sept nouvelles datent en effet de deux périodes d’écriture : le début des années 1980 pour les trois premières, le début des années 2000 pour les trois suivantes, la dernière datant de 1990 et constituant l’apothéose du recueil, en écho à la première tout aussi remarquable. Il convient ici de féliciter et remercier l’éditeur et la traductrice d’avoir indiqué en exergue les titres chinois et dates initiales de publication de chacune des nouvelles, ce qui donne un supplément de sens à l’ensemble.

 

1983-1985

 

Le recueil

 

Pour commencer, donc, deux nouvelles de 1985 et une de 1983. La première, « Chien blanc et balançoire » (《白狗秋千架》), est un conte cruel, comme le sont finalement, plus ou moins, tous les récits de Mo Yan, mais celui-ci l’est particulièrement, de par son style allusif et le ton détaché avec lequel il est écrit [2]. Pour une jolie fille, se retrouver borgne, par un stupide accident de balançoire, puis mariée à un muet et avoir trois enfants – des triplés – également muets, ce n’est pas un sort habituel, mais c’est le sort, dit la jeune femme. Le garçon responsable de l’accident aura peut-être à la fin la possibilité de racheter son acte et améliorer ainsi son karma.

 

La nouvelle, glaçante, a été écrite avant « Le clan du sorgho », et en annonce les thèmes et jusqu’à la symbolique, bien que celui du sorgho ne soit pas exactement le même. Elle a été adaptée en 2003 au cinéma, mais le film, intitulé « Nuan » (《暖》), du nom du personnage principal, a quelque

peu affadi la fable, en particulier en transformant les trois enfants en une petite fille qui n’a pas la force symbolique des trois petits muets de la nouvelle [3]. On relit celle-ci en savourant d’autant plus la finesse de la narration et des descriptions.  

 

Des deux nouvelles suivantes, de 1983 et 1985, « Musique du peuple » (《民间音乐》) conte un épisode de la vie d’un petit musicien ambulant, de ceux qui se produisaient dans les campagnes, en allant de village en village. Celui de la nouvelle est recueilli, dans un village, par une femme divorcée – divorcée par amour de la liberté et non parce que son mari la battait : elle tient une maison de thé et le musicien lui apporte la fortune, avant de repartir comme il était venu, libre comme l’air, et comme sa musique.

 

C’est l’une des premières nouvelles publiées par Mo Yan. Pas de sentiment, sauf allusion très distanciée, mais des personnages très bien campés. Elle donne le ton de celles qui vont suivre, où la musique, d’ailleurs, est toujours en contrepoint et toile de fond quelque part.

 

Le film Nuan

 

« Trois chevaux » (《三匹马》), deux ans plus tard, est marqué du sceau de la cruauté. Une cruauté née de l’impuissance, de la rage née de l’impuissance, liée à une violence qui semble inéluctable, aussi inéluctable que le destin de Nuan, et qui laisse tout le monde sidéré : « Personne ne souffle mot », dit la dernière phrase, reflétant l’atmosphère lourde qui accompagne le récit [4].

 

C’est cette violence, cette atmosphère étouffante, qui sont ensuite comme allégées par l’humour qui est l’une des caractéristiques de l’écriture de Mo Yan.

 

2000-2004

 

On est étonné de voir « Grande Bouche » (《大嘴》) dater de 2004 [5]. Un père a été accusé d’appartenir à un mouvement de propriétaires fonciers passés en zone contrôlée par le Guomingdang en 1947 et tentant de revenir sur leurs terres occupées par les troupes communistes ; ce soupçon d’appartenance à un mouvement hérétique est repris contre lui au moment d’un autre mouvement, celui du « nettoyage des classes sociales » (清理阶级队伍的运动). Du coup, l’histoire de la nouvelle est datée : c’est mai 1968, deux ans après le début de la Révolution culturelle [6].

 

Le père est accusé, toute la famille en subit les conséquences, y compris les enfants, dont la « grande gueule » du titre, qui doit se fourrer le poing dans la bouche pour éviter de dire des bêtises qui pourraient valoir des ennuis supplémentaires à la famille.

 

你也给我闭嘴!”娘说,今后无论到了哪里,大人说话,小小孩儿,带着耳朵听就行了,不要插嘴, 听到了没有?

« toi aussi tu la fermes » dit la mère, « désormais, où que tu ailles, quand les grandes personnes parlent, toi, le gamin, tu écoutes, point. Tu ne te mêles pas à la conversation, compris ? »

 

L’affaire prend des proportions telles que le grand frère paniqué finit par étouffer à moitié le gamin pour l’empêcher de parler, et rentrer en grâce auprès du responsable du comité révolutionnaire de la commune :

         哥扇了大嘴一巴掌,大喊:“不许说话!

         Son grand frère lui envoya une gifle magistrale et lui hurla : « Interdit de parler ! »

 

« Grande Bouche », c’est avant tout cette atmosphère. Une atmosphère de peur latente sur fond de spectacle d’opéra local en préparation, qui, quand on lit la nouvelle en 2018, ne laisse de susciter un léger malaise, ….

 

« Oreiller en bois de jujubier, moto » (《枣木凳子,摩托车》) semble plus amène, mais il n’en n’est rien [7]. La nouvelle commence par décrire un artisan traditionnel, un menuisier qui fabrique des oreillers en bois de jujubier – oreillers qui sont en fait des blocs de bois (littéralement « tabourets ») servant d’appui-tête depuis la nuit des temps en Chine. Un métier bien sûr menacé par les oreillers « mous » venus de la ville, du monde moderne.

 

L’homme est aussi musicien, joueur émérite et réputé de erhu, le violon à deux cordes tout aussi traditionnel que ses oreillers. Il a eu quatre fils, qui sont morts l’un après l’autre, sans que leur mort l’ait particulièrement attristé : il a pris chaque fois son erhu et a noyé son chagrin, si chagrin il y eut, dans la musique.

 

Puis, à la fin de sa vie, il s’est acheté sa moto, et a arpenté avec les rues du village, fier comme artaban. Jusqu’à oublier toute retenue et finir par se fracasser dans un mur. En éclatant en pleurs…. comme si soudain s’épanchaient d’un coup les larmes retenues toute sa vie….

 

« La femme de Commandant » (《司令的女人》), également de 2000, est une histoire de jeune instruite qui apparaît un peu comme l’alter ego de la Xiu Xiu (秀秀) de la nouvelle « Le bain céleste » (《天浴》) de Yan Geling (严歌苓). On est toujours pendant et aussitôt après la Révolution culturelle, dont les conséquences n’en finissent pas de se répercuter dans le destin des personnages [8]. L’atmosphère est moins lourde que dans la nouvelle de Yan Geling, mais la conclusion, dans toute sa terrible imprécision, laisse planer l’ombre tragique du passé.

 

1990

 

Comme pour marquer la transition entre deux époques, les années 1980 et le début de l’ère de la croissance à deux chiffres qui va transformer le pays, la société et les esprits, la nouvelle « Graine de brigand » (野种) est une sorte de réflexion désabusée et ironique sur les sacrifices de toute une génération pour fonder la Chine nouvelle, et leurs aspirations illusoires à un monde superbe, l’« avenir radieux » de Zinoviev.

 

La nouvelle est datée et localisée : début de l’hiver 1948, canton nord-est de Gaomi. La « graine de brigand » du titre est une forte tête locale nommé Yu Douguan qui est sur le point d’être exécuté pour avoir déserté – on est en pleine guerre. Il s’en sort en prétextant être somnambule, en subtilisant l’arme de l’instructeur politique de sa compagnie et en prenant sa place pour remplir la mission de la compagnie : apporter des sacs de graine à l’armée rouge qui est en train de mener l’une des campagnes décisives de l’hiver 1948-49. C’est la campagne de Huaihai (淮海战役), mentionne Mo Yan en passant, et cela aurait valu une note en bas de page : c’est la campagne qui a mené à la victoire communiste, mais aussi l’une des plus meurtrières de la guerre civile. La nouvelle y prend tout son sens.

 

Car, sous les ordres de Douguan, la malheureuse compagnie affronte les pires obstacles en souffrant de la faim pendant trois jours sans toucher à un grain des céréales qu’elle transporte pour ravitailler les soldats, mais sans se voir récompenser de ses efforts en arrivant, ne serait-ce que par une parole de remerciement… la fin est particulièrement cruelle dans sa froideur et la nette volonté de non-dramatisation qu’elle comporte.

 

Ce qui frappe, c’est l’humour avec lequel toutes ces péripéties dramatiques sont contées, y compris un épisode atroce où les soldats sont attaqués par une bande de miséreux crève-la-faim relevant de la cour des miracles, comme si tout cela ne valait pas plus, finalement, qu’un immense éclat de rire.

 

Aventure faussement épique, frôlant le grotesque par la magie de l’écriture, la nouvelle est particulièrement bienvenue pour clore ce recueil plein d’ellipses, aux conclusions souvent énigmatiques, sur une sorte de pied-de-nez, ou de clin d’œil, typique de l’auteur.

 

 

 

Chien blanc et balançoire, recueil de sept nouvelles, trad. Chantal Chen-Andro,

Editions du Seuil, février 2018.

 

 


[1] Voir « La fiction du vivant, l’homme et l’animal chez Mo Yan » de Zhang Yinde, Perspectives chinoises, 2010/112, pp. 134-141.
en ligne :
https://www.persee.fr/doc/perch_1021-9013_2010_num_112_3_4013

[3] Voir chinese movies (à venir)

[5] Texte chinois en ligne : http://m.yuedulu.com/doc/9768.html

[6] Il aurait peut-être fallu mieux expliquer le contexte de la nouvelle.

[8] Le texte, en quatre parties : http://www.shushu8.com/b_4p.htm

 

 

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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