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Chinese Arts and
Letters n° 6 : Lu Min à l’honneur, mais pas seulement…
par
Brigitte Duzan, 19 janvier 2017
Le second numéro de l’année 2016 de la revue littéraire
Chinese Arts and Letters
(CAL, vol. 3 n° 2) est aussi riche que les
précédents.
Lu Min
Ce sixième numéro met
Lu Min (魯敏)
à l’honneur. Elle apparaît aujourd’hui comme l’un des
auteurs les plus en vue de la génération dite post’70 ;
et comme elle est originaire de la région de Nankin, où
elle vit aujourd’hui, il était logique que CAL, édité
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Chinese Arts and Letters (CAL, vol. 3 n°
2) |
par l’Université normale de Nankin, lui rende hommage dans son
sixième numéro, avant d’élargir son champ de vision à d’autres
provinces.
Après la note introductive du rédacteur en chef Yang Haocheng (杨昊成),
ce numéro s’ouvre sur les traductions de trois nouvelles
récentes qui donnent une idée de la grande diversité de thèmes
et de ton de Lu Min : « Paradise Temple » (《西天寺》),
publiée en 2012, « The Past of Xu’s Duck (《徐记鸭往事》),
en 2014, et « The Banquet » (《大宴》)
,
la plus récente, datant de 2015.
Lu Min |
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La première commence par un enterrement dans ce qui est
l’un des grands cimetières de Nankin (南京西天寺陵园)
pour se concentrer sur l’un des participants, qui se
distingue des autres membres de la famille par son
attitude : il s’ennuie. Mais cet ennui est en fait la
caractéristique de toute son existence. On retrouve là
un trait essentiel de l’œuvre de
Cao Kou (曹寇),
autre natif de Nankin (de la même génération), comme si
la ville générait sui generis un ennui profond, mais
c’est aussi sans doute une question de génération. Chez
Cao Kou, cependant, l’ennui est plein d’humour, c’est un
art de vivre ; chez Lu Min il est pathologique, et
finirait presque par gagner le lecteur.
« The Banquet » est revigorant, mais désopilant. C’est
une satire de la société moderne, à Nankin ou ailleurs,
qui se cherche des divinités protectrices où elle peut,
en étant |
prête, pour s’attirer les faveurs de l’une d’elles, à lui payer
un banquet très cher, comme on offre des libations aux dieux.
Quant à l’histoire de l’aubergiste spécialiste du canard salé,
elle est menée avec une logique implacable ; elle aurait pu être
un banal fait divers de mari cocu se vengeant de celui qui l’a
cocufié, mais elle dérive en épisode de roman noir où le récit
suit sa logique propre, celle d’un esprit parfaitement sain
embarqué jusqu’au bout de son raisonnement, mais dans un
processus qu’il ne contrôle plus, jusqu’à nous faire douter que,
dans les mêmes conditions, on n’en aurait pas fait autant.
C’est que tous ces gens-là, chez Lu Min, ont un petit
grain, une faille, un léger délire monomaniaque, qui
peut se traduire par un ennui insondable, une éruption
de boutons ou la soudaine envie de vomir ou de tuer.
C’est ce qu’analyse la critique littéraire Zhang Li (张莉)
dans l’article qui suit (p. 80) : « Finding New Views on
Unmentionable Diseases : On the Fiction of Lu Min ».
Et toutes ces maladies innommables – innommables parce
que latentes, |
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Paradise Temple, le cimetière dans la
réalité |
inexpliquées, irraisonnées – sont des maladies urbaines, de
citadins venus de leur campagne dans un passé très proche, et
qui ont un mal fou à se mouler dans leur nouvel environnement.
Comme un circuit électrique surchargé, ils finissent par
disjoncter.
Si Lu Min les décrit si bien, c’est sans doute qu’elle a peu ou
prou une expérience similaire, de mutation difficile entre
campagne et ville. C’est aussi l’une des particularités de toute
sa génération, qu’elle décrit très bien dans le discours qu’elle
a prononcé au Forum de Bo’ai de novembre 2015 sur la littérature
chinoise (中国文学博鳌论坛)
,
et qui est donné dans ce numéro de CAL (p. 73) dans une
traduction de Shelly Bryant : « Neither Proud nor Prejudiced »
(ou « Sans
arrogance ni parti pris »
《并非傲慢,或有偏见》).
Lu Min remonte à la genèse de sa génération, cette « génération
intermédiaire » dont le terme même semble
avoir disparu, et à leur difficile intégration dans le noyau
urbain. Ce qui les caractérise, justement, et fait partie de
leur « esprit » au sens du thème du Forum, c’est leur impossible
rupture avec leur passé rural, qui est celui de leur enfance, et
leur « talon d’Achille », dit-elle : une faiblesse, peut-être,
mais aussi ce qui donne à leurs écrits leur coloration propre.
Autres auteurs
Parmi les autres textes au sommaire de ce numéro de CAL figurent
une nouvelle de
Liu Qingbang (刘庆邦),
écrivain que l’on retrouve toujours avec immensément de plaisir,
et deux autres d’auteurs qui sont, eux, à découvrir, et avec
autant de plaisir :
Sun
Pin (孙频)
et
Bao'erji Yuanye
(鲍尔吉・原野)
Liu Qingbang
Liu Qingbang |
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De
Liu Qingbang, CAL nous
donne une nouvelle de 1998, traduite par Mark McConaghy,
« Not Just a Little Ditty » (« Pas une simple rengaine »《不是插曲》),
qui pourrait illustrer aussi le thème des « maladies
innommables » de Lu Min. Il y a dans cette nouvelle le
même processus imparable – comme dans l’histoire du
Canard de Xu - de lente progression vers une démence que
l’on pourrait dire normale, celle qui nous accompagne à
l’état latent jusqu’à ce qu’un événement fortuit,
souvent minuscule, vienne la faire émerger au grand
jour, et qu’elle prenne alors des aspects inquiétants,
pour le personnage comme pour son entourage.
La maladie innommable de la nouvelle de Liu Qingbang est
une phobie des sifflements qui remonte à une dispute
sans importance autour du nombre de raviolis servis dans
un |
restaurant, et dégénère en obsession irraisonnée, alimentée par
la rumeur – infondée - qui en fait une réaction à l’infidélité
de sa femme. Comme chez Lu Min, le propos absurde est mené
jusqu’à sa logique ultime, avec un art consommé.
Sun Pin
Sun Pin
est un écrivain encore peu connu de la génération
post’80 qui n’a pas du tout l’image de cette
génération ; elle n’a commencé à écrire qu’en 2008, à
l’âge de 25 ans, après des études universitaires
sérieuses et avec, déjà, une grande maturité.
Son univers est celui de personnages a priori peu
attrayants du monde ordinaire, mais dont elle dresse des
portraits profonds. Son dernier recueil de nouvelles,
sorti en juin 2016 sous le double titre anglais et
chinois de « Pain »
《疼》,
semble aussi relever du |
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Sun Pin en plein travail |
thème des maladies innommables ; les souffrances dont il est
question sont le plus souvent auto-infligées voire imaginées, et
ne sont finalement, sous sa plume, qu’un aspect des complexités
de la nature humaine.
C’est le cas de la nouvelle traduite pour CAL par Luisetta
Mudie : « Shadow » (《相生》),
que l’on pourrait traduire par « Auto-génération ». Sun Pin nous
y conte l’histoired’un jeune garçon qui est le dernier né d’une
famille de six personnes, tous malades mentaux sauf lui. La vie
est dure, il travaille dès l’âge de douze ans pour pouvoir payer
des soins psychiatriques à ses sœurs et ses parents, jusqu’au
jour où, à l’âge de 25 ans, il décide de vivre un peu pour lui :
il s’achète un appareil photo, et, convaincu par ses lectures et
les statistiques que ses gènes de fou le prédisposent à devenir
un génie, il entreprend d’en devenir un, un génie de la photo…
mais, n’arrivant pas à devenir un génie, dans une parfaite
logique, il devient vraiment fou.
Comme chez Lu Min et comme chez Liu Qingbang, le plus inquiétant
est que la fable est des plus réalistes.
Bao'erji Yuanye
Bao'erji Yuanye |
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Bao'erji Yuanye
est un écrivain d’origine mongole qui est reconnu comme
l’un des meilleurs essayistes chinois, « l’un des dix
grands maîtres du
sanwen
des années 1990 » (“90年代中国十大散文家”).
Le
sanwen
n’étant pas un genre qui se traduit aisément, et la
décennie 1990 étant plutôt marquée par l’essor du roman,
bien plus « vendable », le nom de
Bao'erji Yuanye
reste peu connu.
Mais il a écrit de superbes petits textes pleins de
l’amour de l’humanité que lui ont inculqués ses
ancêtres, dont son grand-oncle qui lui a inspiré le très
beau texte, de 1993, dont CAL nous offre une traduction,
par Natascha Bruce (p. 161) : « My Great-Uncle » (《大姑姥爷》).
Ce numéro 6 de CAL est complété par un hommage au
lexicographe et traducteur Lu Gusun (陆谷孙),
professeur |
d’anglais à l’université Fudan, décédé en juillet 2016. Hommage
qui commence par un vers de Su Dongpo (苏东坡)
cité par Yang Haocheng en une sorte d’épitaphe :
老来无病亦支离
quelle misère est la vieillesse même en bonne santé
Disparu avant d’avoir terminé le Dictionnaire chinois-anglais
sur lequel il travaillait, Lu Gusun nous laisse un dictionnaire
anglais-chinois dont CAL nous donne la traduction de la préface,
ou en lieu de préface : What Is Out of Sightis Lost
Forever ? » outre trois autres textes in memoriam.
Et l’on referme la revue après neuf poèmes de Zhang
Yangyang (张羊羊)
et trois articles sur la peinture, en l’occurrence l’art
de Fan Yang (笵扬),
avec une sorte de vertige qui est peut-être une autre
maladie innommable. |
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Fan Yang, extrait de la série des Luohan |
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